D'abord,
Fin 2012 Earl Sweatshirt
sort « Chum », un morceau sombre et classieux dans lequel
il évoque la fuite de son père et les sentiments complexes qu'il
nourrit à son égard: quand il affirme le détester il ne fait que
ravaler sa tristesse et l'amour déçu qu'il lui porte. Sweatshirt
n'a alors que 18 ans et c'est une grande claque qui met tout le monde
d'accord, même si certains de ses proches trouvent qu'il y a là un
risque de s'éloigner du hip hop pour entrer dans trop
d'introspection (voir, dans l'excellentissime Doris, l'intro
de « Whoa » par Tyler, the Creator et les interventions
de Vince Staples sur « Burgundy »).
On se dit en tout cas
qu'on tient là le morceau le plus fort et le plus poignant sur la
relation au père depuis... « Mon vieux », de Daniel
Guichard. Au moins. Surtout on pense qu'il sera difficile de faire
mieux.
Mais voilà,
En mars dernier le même
Vince Staples que celui mentionné plus haut, un proche proche de
Sweatshirt donc, publie sur le net (même qu'on peut télécharger ça
pas plus loin qu'ici) sa deuxième mixtape, Shyne Coldchain, Vol.2. La première écoute se révèle bien enthousiasmante quand
explose soudain un morceau dont on sait, au bout de même pas 15
secondes, qu'on aura beaucoup de mal à s'en défaire: grosse
rythmique en avant, sample de soul lumineux, et les premiers mots qui
tombent, « As a kid all I wanted was to kill a man »,
nous voilà d'ores et déjà au tapis.
Ça s'appelle « Nate »,
ça reste pour l'instant le truc le plus puissant qu'on aie entendu
cette année, et pour dépasser ça il va falloir se lever de bonne
heure.
Le flow de Staples,
construit sur de longs souffles et très peu de respirations, apporte
avec lui un sentiment d'urgence, d'un flot de choses à dire et
d'absence de temps pour les mettre en forme (alors que c'est très
bien écrit comme on le verra plus tard). Ton égal, voix nasillarde,
on n'est pas dans la représentation egotripesque mais dans une sorte
d'expression à chaud d'un ressenti, de délivrance d'une histoire
qui ne peut plus rester tue.
Dans « Nate »
Vince Staples parle de son père, héroïnomane et dealer. Il
emprunte à cet effet un regard double,
celui de l'enfant qu'il
était alors (grande idée que d'évoquer l'addiction et la
criminalité de son père en utilisant l'enfantin "daddy"),
qui ne comprenait pas tout ce qui se passait parce qu'à huit ans on
ne sait pas ce que c'est qu'un trip ou pourquoi sa maman refuse
d'aider son papa quand les policiers viennent cogner à la porte,
et celui de l'adulte qui
est conscient du côté malsain de ce mode de vie mais qui sait aussi
que c'était le seul moyen que voyait son père pour aider son fils à
s'en sortir. Un amour inconditionnel qui prend la forme d'un mode de
vie dangereux et intrinsèquement néfaste, quelque chose qui ne peut
être rangé dans une case. De là jaillissent des pépites comme
« Knew he was a villain never been a fan of Superman » ou
« Always told me that he loved me, fuck his foolish pride, as a
kid all I wanted was to kill a man cause my daddy did it ».
En somme il y a là-dedans
une puissance
documentaire certaine (voir l'évocation des matchs de football où
son père n'est jamais venu car se déplacer dans le quartier où
jouait son fils aurait été un suicide pur et simple dans un
contexte de conflit entre gangs),
une présentation presque
sociologique de la situation (comment grandir "normalement"
quand on a pour modèle quelqu'un qui vend de la drogue et tue des
gens, et jusqu'à quand une part entière de la population
africaine-américaine devra-t-elle vivre dans un état
post-esclavagiste où le recours forcé, ou du moins ressenti comme
tel, à l'illégalité et la prison ont remplacé les chaînes
d'hier)
et une puissance
narrative phénoménale dans l'évocation et la confrontation du
ressenti enfantin et des sentiments adultes de Staples (maintenant
que se sont levées les ambiguïtés qui le rendaient perplexe quand
il était petit) quant à la manière qu'avait au fond son père de
lui montrer qu'il l'aimait et qu'il voulait lui préparer un avenir
meilleur que le sien.
En trois minutes trente
toutes les facettes d'une même réalité sont convoquées, aussi
bien à l'échelle d'une société qu'à celle d'une sensibilité
individuelle. Quand un morceau réunit à la fois un travail musical
dévastateur, une approche intellectuelle profonde et une évocation
subtile des sentiments, alors c'est quelque chose de grand et l'on ne
peut que tirer son chapeau bas en espérant que les prochaines
nouvelles que donnera Vince Staples seront du même acabit.
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