jeudi 17 juillet 2014

Vince Staples - « Nate »

D'abord,
Fin 2012 Earl Sweatshirt sort « Chum », un morceau sombre et classieux dans lequel il évoque la fuite de son père et les sentiments complexes qu'il nourrit à son égard: quand il affirme le détester il ne fait que ravaler sa tristesse et l'amour déçu qu'il lui porte. Sweatshirt n'a alors que 18 ans et c'est une grande claque qui met tout le monde d'accord, même si certains de ses proches trouvent qu'il y a là un risque de s'éloigner du hip hop pour entrer dans trop d'introspection (voir, dans l'excellentissime Doris, l'intro de « Whoa » par Tyler, the Creator et les interventions de Vince Staples sur « Burgundy »).
On se dit en tout cas qu'on tient là le morceau le plus fort et le plus poignant sur la relation au père depuis... « Mon vieux », de Daniel Guichard. Au moins. Surtout on pense qu'il sera difficile de faire mieux.

Mais voilà,
En mars dernier le même Vince Staples que celui mentionné plus haut, un proche proche de Sweatshirt donc, publie sur le net (même qu'on peut télécharger ça pas plus loin qu'ici) sa deuxième mixtape, Shyne Coldchain, Vol.2. La première écoute se révèle bien enthousiasmante quand explose soudain un morceau dont on sait, au bout de même pas 15 secondes, qu'on aura beaucoup de mal à s'en défaire: grosse rythmique en avant, sample de soul lumineux, et les premiers mots qui tombent, « As a kid all I wanted was to kill a man », nous voilà d'ores et déjà au tapis.
Ça s'appelle « Nate », ça reste pour l'instant le truc le plus puissant qu'on aie entendu cette année, et pour dépasser ça il va falloir se lever de bonne heure.


Le flow de Staples, construit sur de longs souffles et très peu de respirations, apporte avec lui un sentiment d'urgence, d'un flot de choses à dire et d'absence de temps pour les mettre en forme (alors que c'est très bien écrit comme on le verra plus tard). Ton égal, voix nasillarde, on n'est pas dans la représentation egotripesque mais dans une sorte d'expression à chaud d'un ressenti, de délivrance d'une histoire qui ne peut plus rester tue.


Dans « Nate » Vince Staples parle de son père, héroïnomane et dealer. Il emprunte à cet effet un regard double,
celui de l'enfant qu'il était alors (grande idée que d'évoquer l'addiction et la criminalité de son père en utilisant l'enfantin "daddy"), qui ne comprenait pas tout ce qui se passait parce qu'à huit ans on ne sait pas ce que c'est qu'un trip ou pourquoi sa maman refuse d'aider son papa quand les policiers viennent cogner à la porte,
et celui de l'adulte qui est conscient du côté malsain de ce mode de vie mais qui sait aussi que c'était le seul moyen que voyait son père pour aider son fils à s'en sortir. Un amour inconditionnel qui prend la forme d'un mode de vie dangereux et intrinsèquement néfaste, quelque chose qui ne peut être rangé dans une case. De là jaillissent des pépites comme « Knew he was a villain never been a fan of Superman » ou « Always told me that he loved me, fuck his foolish pride, as a kid all I wanted was to kill a man cause my daddy did it ».

En somme il y a là-dedans
une puissance documentaire certaine (voir l'évocation des matchs de football où son père n'est jamais venu car se déplacer dans le quartier où jouait son fils aurait été un suicide pur et simple dans un contexte de conflit entre gangs),
une présentation presque sociologique de la situation (comment grandir "normalement" quand on a pour modèle quelqu'un qui vend de la drogue et tue des gens, et jusqu'à quand une part entière de la population africaine-américaine devra-t-elle vivre dans un état post-esclavagiste où le recours forcé, ou du moins ressenti comme tel, à l'illégalité et la prison ont remplacé les chaînes d'hier)
et une puissance narrative phénoménale dans l'évocation et la confrontation du ressenti enfantin et des sentiments adultes de Staples (maintenant que se sont levées les ambiguïtés qui le rendaient perplexe quand il était petit) quant à la manière qu'avait au fond son père de lui montrer qu'il l'aimait et qu'il voulait lui préparer un avenir meilleur que le sien.

En trois minutes trente toutes les facettes d'une même réalité sont convoquées, aussi bien à l'échelle d'une société qu'à celle d'une sensibilité individuelle. Quand un morceau réunit à la fois un travail musical dévastateur, une approche intellectuelle profonde et une évocation subtile des sentiments, alors c'est quelque chose de grand et l'on ne peut que tirer son chapeau bas en espérant que les prochaines nouvelles que donnera Vince Staples seront du même acabit.

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