C'est un classique des brocantes et des
bacs à un euro. On a plus de chance de se le faire offrir pour la
blague que de l'acheter soi-même. Au dos de la pochette une écriture
qui sent l'école de la IIIème République a écrit "Pour
Jean-Luc, joyeux anniversaire mon grand." Le vinyle est à peine
rayé, Jean-Luc devait être soigneux, à moins qu'il n'ait toujours
préféré le cyber-punk japonais aux séries pour enfants. Mais
voilà que quelque chose étonne: la lettre d'intention de Bernard
Minet, que l'on trouve imprimée au dos de la feuille où sont
inscrites les paroles.
Cette lettre, la voici:
« Dis-moi, Bioman
Il y a quelque soir je marchais dans la
rue. Je rentrais d'un concert en compagnie de Sylvia. Des blousons
noirs nous ont attaqués et détroussés. Je n'ai rien dit.
Portefeuille, clés de voiture, blouson, ils m'ont tout pris et ils
sont partis. Sylvia m'a regardé froidement et avec son accent
brésilien elle m'a dit "Tu n'as rien d'héroïque, pas vrai?"
Et j'ai répondu "Non..."
Je l'ai raccompagnée chez elle. Je
sais que je ne la reverrai jamais, ou alors dans les bras d'amis plus
forts que je ne sais l'être.
Je suis rentré chez moi et j'ai écrit
sans cesse, Jean-François m'avait commandé depuis longtemps déjà
cet album sur Bioman et je ne savais pas par quel bout le prendre et
soudain tout s'éclairait, les titres sont tombés les uns après les
autres et je travaillais comme sous hypnose, quelque chose que je
n'avais jamais connu auparavant: "La chanson des héros",
"Dors en paix la terre", "A l'assaut", et puis
comme d'un seul mouvement "Bioman", "Bioman - Bioman",
"Dis-moi Bioman", "C'est Bioman", "Hey
Bioman go", "Bioman danse", "Embrasse-moi Bioman" (celle-là Jean-François n'en a pas voulu) et quand j'ai mis le point
final à "Je voudrais être Bioman" j'étais en larmes.
J'avais mis le doigt sur ma douleur, je ne pouvais plus aligner trois
mots.
Heureusement il restait la musique.
J'ai repensé aux leçons que m'a données László
Frachberger, auxquelles j'avais tourné le dos depuis si longtemps,
et je me suis replongé dans son enseignement. C'était comme un
voyage intérieur quand j'ai fait resurgir du fond de ma
mémoire les notions de base. D'abord j'ai essayé de retrouver ce
qui sépare le son et le son musical. J'ai compris que le second se
distinguait du pur phénomène physique par l'existence d'une
certaine symétrie entre ses harmoniques. Alors j'ai retrouvé ces ondes
périodiques qui s'expriment dans un rapport de petits nombres
entiers et qui constituent un son unique et j'ai compris enfin
comment la perception musicale de la concordance entre ce son unique
et ces nombres multiples apparaît quand les deux sons en question
contiennent un maximum d'harmoniques concordantes, je veux dire
quand un minimum d'entre elles se trouvent dans une dangereuse
proximité les unes des autres. Je dois bien admettre que là encore
j'ai pleuré, secoué de sanglots comme lors de la révélation
mystique que j'ai vécue une nuit d'orage à la Baule-les-Pins. Mais
à cet éblouissement ont succédé les ombres, et ce sont elles qui
me rongent à présent. Je ne sais plus où j'en suis.
Chopin est un grand mélodiste. Et moi,
où est ma force? Beethoven est vindicatif et rentre-dedans. Et moi,
que suis-je? Bach est obsédé par les formes anciennes et le
contrepoint. Et moi, qu'est-ce qui m'habite?
Bioman tire sa force d'être moitié
homme et moitié robot, il combat les méchants qui veulent empêcher
les oiseaux de chanter et le ciel bleu de se refléter dans les yeux
des enfants. Moi je me sens moitié-homme, moitié-homme. Pas fini,
même pas commencé. J'ai essayé d'en parler à Framboisier il y a
peu, il m'a dit "Tu fais chier avec tes états d'âme de
gonzesses. Un homme ça fume, ça boit, ça fait le mur et ça
baise." Ce jour-là j'ai su que j'avais perdu un ami. Et surtout
j'ai su que je n'avais pas les épaules pour rentrer dans le costume.
Un homme ça fume, ça boit, ça fait
le mur et ça baise, et moi, qu'est-ce que je fais sur cette terre?
Je me fais détrousser devant une Brésilienne et je ne dis rien. Je
tremble de sentir Dieu soudain en moi quand je chante "Merguez
party".
Il faut m'excuser, auditeur, mon vrai
copain, je ne suis pas très en forme en ce moment, je ne sais plus
du tout où j'en suis. J'ai enregistré ces chansons dans un état
second mais je veux que tu n'aies aucun doute: chaque mot que je
chante ici, il m'habite au plus profond. C'est ce vers quoi je
voudrais aller. Mais en ce moment je me sens comme vide.
Dieu sait à quel point j'aime la vie.
Je me sens parfois comme arrivé sur terre pas plus tard qu'hier, je
découvre le monde, les humains, avec des yeux neufs. Je vois la
beauté de chaque chose et je fais corps avec tout ce qui existe.
Mais bientôt je sens mes failles revenir, je les sens me miner et je
ne sais plus quoi faire.
Auditeur, mon vrai copain, je voudrais
juste que tu sois sûr d'une chose. Quand je chante "Je
voudrais être un Bioman, avoir cette force primordiale pour défendre
tout l'univers contre les méchants de l'enfer et toutes leurs forces
immorales"
Je ne mens pas. »
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