jeudi 5 juillet 2012

Pierre Bensusan - 2


 

Il existe sans doute des recherches très poussées proposant un historique et une classification de la musique folk. Mais comme lire c'est cher trop la prise de tête, nous allons partir du principe qu'il y a deux courants majeurs dans la folk: l'un plutôt américain, essentiellement nourri de blues et de country (exemple ici abordé: Nick Drake), l'autre plutôt européen, partageant ces racines mais également influencé par les folklores médiévaux (exemple: Duncan Browne). Et quand l'envie nous prend de voir si des fois ce courant de folk-là n'aurait pas fait des petits en France, alors on s'amuse bien. Il faut déjà passer outre tous les groupes des années 70 qui voyaient dans le Moyen-Âge une sorte d'âge d'or où le mode de vie naturel était celui auquel aspiraient certains baby-boomers d’après mai 68. Après quoi l'on découvre des musiciens travaillés à la fois par un goût pour le folklorique et par un souci des évolutions multiples de la musique à cette époque[1]. Parmi ceux-là, Pierre Bensusan, que nous aimons bien.
Aujourd'hui Pierre Bensusan est un homme accompli qui enchaîne les concerts tout autour du monde et est considéré comme un des meilleurs guitaristes de notre époque. Mais si on repense  à ses débuts, il y a quelque chose de touchant à imaginer un gamin de tout juste 17 ans né à Oran venir proposer des chansons d'amour courtois au langage médiéval complètement assumé, accompagnées à la guitare avec une maîtrise technique impressionnante, et chantées avec en plus ce schlintement qui lui fait chuinter certaines consonnes et attrape aussitôt l'oreille (à notre connaissance à part Daniel Johnston il y a peu d'autres chanteurs qui assument ce type de problème d'élocution). Il y a donc dans Près de Paris, le premier album de Pierre Bensusan, un mélange d'enfance de l'art et de confiance en soi, on sent  le jeune homme devant qui aucune voie n'est ouverte mais qui est prêt à tailler la sienne propre à coup de virtuosité.

Arrive ensuite son deuxième album, intitulé fort logiquement 2 et enregistré en 1977. Et c'est là que vraiment Pierre Bensusan commence à nous intéresser. En à peine trois ans il semble avoir gagné en assurance et en maîtrise, et s'être débarrassé des petites maladresses qui se présentaient parfois dans Près de Paris. Si le goût pour une certaine imagerie médiévale est toujours présent, il rencontre cette fois un panel d'influences musicales plus large: la folk américaine, la musique celtique, le jazz, la musique orientale... Le mélange peut sembler audacieux, mais finalement l'on s'aperçoit qu'une certaine logique est à l’œuvre derrière ces rencontres. Par exemple, le storytelling qui est l'apanage de la folk américaine, de Woody Guthrie racontant la grande tempête de poussière de 1935 à Bob Dylan dénonçant l'emprisonnement de Rubin "Hurricane" Carter, n'est finalement pas éloigné de ce que faisaient les troubadours à l'époque où les médias n'existaient pas: se saisir de faits présentant un quelconque intérêt dans la connaissance et la lecture que l'on peut avoir de l'époque qui est la nôtre, et le retranscrire par le biais d'une chanson qui s'adresse au plus grand nombre et finit par transcender l'événement en lui-même pour en faire une sorte de récit éloquent. C'est à cet exercice que se livre ici Pierre Bensusan, en utilisant des chants traditionnels auxquels il donne une sorte de double-fond: si le lexique et la formulation restent profondément médiévaux, l'accompagnement musical contemporain fait ressortir leur intemporalité (à moins de penser que des thèmes comme l’amour ou la mort ne sont évocateurs qu’à certaines époques).


Car c'est bien la musique qui impressionne ici, que ce soit en accompagnement où dans les morceaux instrumentaux (dont certains font fortement penser aux premiers travaux de Yann Tiersen par exemple). Bensusan navigue entre les contraires, parfois au sein d'un même morceau: ainsi « Belle je m'en vais en Allemagne » débute accompagné d'une seule note tant que le chant est là pour nous raconter une histoire avant de glisser vers un mélange de guitare folk aux accords ronds évoquant la musique arabo-andalouse et de cornemuses purement celtiques. De la même manière se rencontrent dans plusieurs morceaux des éléments a priori disparates qui semblent d'un coup avoir été conçus les uns pour les autres au cours de l'Histoire. Ainsi « Le conseil de guerre » commence-t-il comme une pure folk-song avant que ne surgissent des instruments à vent qui portent soudain la chanson sur un terrain de free-jazz, « La danse du capricorne 2 » débute comme une ballade au piano avant de devenir une sorte de traversée épique portée par des violons scandant le rythme ou encore « Jardin d'amour », d'abord sobrement accompagnée d'une guitare sèche donne petit à petit lieu à un pas de deux aérien entre guitare et contrebasse. Tout ça est fait avec beaucoup de tact et de soin et le résultat est bien joli, pour le moins.

On se dit alors que si tout ce qui s'est fait de chanteur de variétés dans les années 60/70 a tâté de la folk américaine à un moment ou à un autre (avec plus ou moins de bonheur), peu ont été ceux qui ont osé tenter l'aventure consistant à  lancer des ponts entre des territoires musicaux a priori trop éloignés les uns des autres. Pierre Bensusan l'a fait, et il a ainsi rendu caduques bien des cartes aux frontières trop précisément dessinées. Poétiquement c'est un bel accomplissement, tirons-lui donc notre chapeau.


[1] Voir le récemment revenu des morts Maison Rose, d'Emmanuelle Parrenin, où entre deux ballades de très belle facture elle crée une forme de musique qui fait beaucoup penser au trip-hop.

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