Il existe sans doute des recherches très poussées proposant
un historique et une classification de la musique folk. Mais comme lire c'est
cher trop la prise de tête, nous allons partir du principe qu'il y a deux
courants majeurs dans la folk: l'un plutôt américain, essentiellement nourri de
blues et de country (exemple ici abordé: Nick Drake), l'autre plutôt européen, partageant ces racines mais également influencé par les folklores médiévaux
(exemple: Duncan Browne). Et quand l'envie nous prend de voir si des fois ce
courant de folk-là n'aurait pas fait des petits en France, alors on s'amuse
bien. Il faut déjà passer outre tous les groupes des années 70 qui voyaient
dans le Moyen-Âge une sorte d'âge d'or où le mode de vie naturel était celui
auquel aspiraient certains baby-boomers d’après mai 68. Après quoi l'on
découvre des musiciens travaillés à la fois par un goût pour le
folklorique et par un souci des évolutions multiples de la musique à cette
époque[1].
Parmi ceux-là, Pierre Bensusan, que nous aimons bien.
Aujourd'hui Pierre Bensusan est un homme accompli qui
enchaîne les concerts tout autour du monde et est considéré comme un des
meilleurs guitaristes de notre époque. Mais si on repense à ses débuts, il y a quelque chose de
touchant à imaginer un gamin de tout juste 17 ans né à Oran venir proposer des
chansons d'amour courtois au langage médiéval complètement assumé, accompagnées
à la guitare avec une maîtrise technique impressionnante, et chantées avec en
plus ce schlintement qui lui fait chuinter certaines consonnes et attrape
aussitôt l'oreille (à notre connaissance à part Daniel Johnston il y a peu
d'autres chanteurs qui assument ce type de problème d'élocution). Il y a donc
dans Près de Paris, le premier album
de Pierre Bensusan, un mélange d'enfance de l'art et de confiance en soi, on
sent le jeune homme devant qui aucune
voie n'est ouverte mais qui est prêt à tailler la sienne propre à coup de
virtuosité.
Arrive ensuite son deuxième album, intitulé fort logiquement
2 et enregistré en 1977. Et c'est là
que vraiment Pierre Bensusan commence à nous intéresser. En à peine trois ans
il semble avoir gagné en assurance et en maîtrise, et s'être débarrassé des
petites maladresses qui se présentaient parfois dans Près de Paris. Si le goût pour une certaine imagerie médiévale est
toujours présent, il rencontre cette fois un panel d'influences musicales plus
large: la folk américaine, la musique celtique, le jazz, la musique orientale... Le mélange peut sembler audacieux, mais finalement l'on
s'aperçoit qu'une certaine logique est à l’œuvre derrière ces rencontres. Par
exemple, le storytelling qui est
l'apanage de la folk américaine, de Woody Guthrie racontant la grande tempête
de poussière de 1935 à Bob Dylan dénonçant l'emprisonnement de Rubin
"Hurricane" Carter, n'est finalement pas éloigné de ce que faisaient
les troubadours à l'époque où les médias n'existaient pas: se saisir de faits
présentant un quelconque intérêt dans la connaissance et la lecture que l'on
peut avoir de l'époque qui est la nôtre, et le retranscrire par le biais d'une
chanson qui s'adresse au plus grand nombre et finit par transcender l'événement
en lui-même pour en faire une sorte de récit éloquent. C'est à cet exercice que
se livre ici Pierre Bensusan, en utilisant des chants traditionnels auxquels il
donne une sorte de double-fond: si le lexique et la formulation restent
profondément médiévaux, l'accompagnement musical contemporain fait ressortir
leur intemporalité (à moins de penser que des thèmes comme l’amour ou la mort
ne sont évocateurs qu’à certaines époques).
Car c'est bien la musique qui impressionne ici, que ce soit
en accompagnement où dans les morceaux instrumentaux (dont certains font
fortement penser aux premiers travaux de Yann Tiersen par exemple). Bensusan
navigue entre les contraires, parfois au sein d'un même morceau: ainsi « Belle
je m'en vais en Allemagne » débute accompagné d'une seule note tant que le
chant est là pour nous raconter une histoire avant de glisser vers un mélange
de guitare folk aux accords ronds évoquant la musique arabo-andalouse et de
cornemuses purement celtiques. De la même manière se rencontrent dans plusieurs
morceaux des éléments a priori disparates qui semblent d'un coup avoir été
conçus les uns pour les autres au cours de l'Histoire. Ainsi « Le conseil
de guerre » commence-t-il comme une pure folk-song avant que ne surgissent
des instruments à vent qui portent soudain la chanson sur un terrain de
free-jazz, « La danse du capricorne 2 » débute comme une ballade au
piano avant de devenir une sorte de traversée épique portée par des violons
scandant le rythme ou encore « Jardin d'amour », d'abord sobrement
accompagnée d'une guitare sèche donne petit à petit lieu à un pas de deux
aérien entre guitare et contrebasse. Tout ça est fait avec beaucoup de tact et
de soin et le résultat est bien joli, pour le moins.
On se dit alors que si tout ce qui s'est fait de chanteur de
variétés dans les années 60/70 a tâté de la folk américaine à un moment ou à un
autre (avec plus ou moins de bonheur), peu ont été ceux qui ont osé tenter
l'aventure consistant à lancer des ponts
entre des territoires musicaux a priori trop éloignés les uns des autres.
Pierre Bensusan l'a fait, et il a ainsi rendu caduques bien des cartes aux
frontières trop précisément dessinées. Poétiquement c'est un bel
accomplissement, tirons-lui donc notre chapeau.
[1] Voir le récemment revenu
des morts Maison Rose, d'Emmanuelle
Parrenin, où entre deux ballades de très belle facture elle crée une forme de
musique qui fait beaucoup penser au trip-hop.
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