vendredi 13 juillet 2012

Un pied dans la culture de masse: the Dark Knight


Il y a un phénomène étrange qui se produit depuis un certain soir d'août 2008: à chaque fois que quelqu'un dénigre the Dark Knight, notre cœur saigne ; avec toute la mauvaise foi du monde, nous ajouterions d'ailleurs que ces dénigrements sont rarement construits sur des arguments valables. Alors, pour patienter en attendant la sortie de the Dark Knight Rises, quelques éléments épars pour tenter de rendre compte de la beauté complexe de ce qu'on a bien envie d'appeler un bordel de chef-d'œuvre.


- Pour commencer, c'est une grande joie que de voir les toutes premières images d'un film faire passer en contrebande quelques uns de ses principes artistiques et thématiques; c'est le signe d'une maîtrise totale, et ici alors pardon mais on est servi:


















La première image est une explosion silencieuse filmée à travers un filtre bleu, et dont s’extrait progressivement le symbole de Batman. Autrement dit, une forme de furie destructrice observée de manière détachée, presque clinique (travail des couleurs et du son) présentée comme la matrice du personnage. Nolan semble alors assumer d'entrée de jeu le fait que son film ne cherchera pas à modifier le regard du spectateur sur son héros en jouant sur l'émotion. Si spectaculaires qu'ils soient, il s'attachera à retranscrire les événements auquel son (super) héros est confronté de manière distanciée, avec une certaine froideur[1], là où tant d’autres cherchent à créer l’adhésion et l’identification en tirant sur de grosses ficelles sentimentales (un méchant vraiment super méchant, un héros vraiment super gentil, des innocents trop rien innocents, etc.). Ce principe se vérifiera par exemple quand des adieux qui s'annoncent larmoyants seront brusquement avortés par une mort soudaine, ou quand le discours supposément humaniste tenu par Batman lors de sa confrontation finale avec le Joker tombera à plat, parfaitement contredit par la scène qui le précède.


















Vient ensuite un plan où la caméra progresse vers un immeuble vu de l'extérieur, soit un des plans de début les plus banals du monde: la caméra s'approche d'un édifice, on coupe, au plan suivant on est dans la bâtiment et on prend connaissance de ce qui s'y produit. À part que non: sans qu'on puisse le prévoir (en même temps si on pouvait prévoir quelque chose au bout de dix secondes de film ça serait dommage mais justement en terme d'installation de rythme c'est pas mal du tout) une fenêtre de cet immeuble explose, et le plan suivant nous fait comprendre qu'elle n'a pas éclaté sous l'effet d'une attaque extérieure, mais à cause d'un acte venant de l'intérieur. Dès lors on se détache de la logique habituelle des films d'action hollywoodiens où la menace est le fait de l'Autre, de l'extérieur: ici le ver est dans le fruit, l'adversaire s'annonce comme un cancer logé à l’intérieur d'un corps.


















Deux ou trois plans plus tard, un personnage filmé de dos attend à un coin de rue. Il tient un masque de clown à la main. Nous voyons bien le masque, mais nous ignorons tout de celui à qui il appartient. Ça n'a alors l'air de rien, mais Nolan vient en fait d'annoncer un des enjeux principaux du film qui va suivre.

- D'une manière générale dans ce film Christopher Nolan fait montre d'une certaine confiance en sa réalisation, et il a bien raison. Il semble que chaque plan est rigoureusement pesé dans le but d'atteindre un effet précis. Mais surtout, le spectaculaire est réfléchi, de sorte à ne jamais tomber dans la surenchère. Un exemple flagrant de cette discipline apparaît lors de la grande scène d'action qu'est l'attaque du convoi transportant Harvey Dent par le Joker et ses sbires. Au-delà de la maîtrise technique et de la science du rythme dont fait preuve Nolan, une chose rend cette scène supérieurement admirable: elle n'est pas accompagnée de musique. Un film hollywoodien qui fait suffisamment confiance à son public pour ne pas en rajouter des caisses (même si bon, certes, c'est quand même une scène où un camion fait un soleil), c'est bien.


- En parlant d'action, la scène d'ouverture de the Dark Knight est particulièrement réussie en ce sens que c'est l'action elle-même qui se fait porteuse de sens et d'informations. Là encore, Nolan décide de se concentrer sur ce que lui apporte l'outil cinématographique pour révéler progressivement les grands traits du Joker: machiavélique (le coup de l'entrée du bus est quand même foutrement jubilatoire), anarchique (tenir des gens en otage en leur mettant une grenade dégoupillée dans les mains, c'est inverser le rapport de force qui s'installe normalement dans ce genre de situations), doté d'un humour pour le moins caustique (le masque de clown) et violemment individualiste (belle idée que de montrer un gangster décimer sa propre équipe au fur et à mesure que son plan s'exécute). À la redoutable efficacité de cette scène d'action s'ajoute donc une deuxième lecture purement narrative et descriptive cachée derrière une scène de braquage impeccablement réalisée.


- À un autre niveau, the Dark Knight propose un jeu permanent et finaud avec le faux-semblant. Comme pour incarner l'ambiguïté qui tord l'intérieur de chaque chose, il se produit une confusion fréquente sur la nature véritable de ce que l'on voit. Essayons pour l'amusement d'établir une sorte de liste (obligatoirement incomplète) des différentes formes que prennent ces faux-semblants:
            - dès la première scène, tout laisse penser que le "patron" évoqué entre eux par les gangsters n'apparaîtra que plus tard dans le film; pourtant il est là depuis le début mais on l’ignore car, habile subterfuge, il porte un masque
            - à la fin de cette scène, le Joker s'échappe au volant d'un bus scolaire qui se fond immédiatement dans une masse d'engins identiques, faisant rentrer le crime dans une masse de véhicules incarnant plutôt une forme d'innocence
            - dans le même ordre d'idée, la première fois qu'apparaît Batman il s'avère rapidement être plusieurs et s'y prendre comme un manche, pour la bonne raison qu'il s'agit d'un faux départ mettant en scène des aspirants justiciers amateurs, imitateurs pathétiques
            - le blanchiment d'argent auquel se livre la pègre est une autre manière de duperie, moins intéressante a priori même si le fond de l'idée est que chaque citoyen porte sur lui de l'argent sale, ce qui annonce une tendance importante du film
            - le Joker s'adonne volontiers au déguisement ironique: policier quand il s'agit de commettre un crime, infirmière lors de la destruction de l'hôpital, ce jeu est en accord avec l'idée qu'il est impossible de connaître sa véritable identité
            - lors d'une des dernières scènes les otages sont déguisés en preneurs d'otage, comme pour inviter les forces de l'ordre à punir les innocents
            - en fait Batman c'est Bruce Wayne qui porte un costume et un masque.


Le costume, élément fondateur de ce type de mythologie, n'est pas un simple élément de décor ici. Comme pour faire se rejoindre le fond et la forme, le scénario (écrit par le réalisateur et son frère, et non par quinze vagues tâcherons spécialistes du cahier des charges) fait du costume une sorte de révélateur d'un rapport entre l'extérieur et l'intérieur, rapport au cœur de la réflexion qui agite le récit. Quand le Joker joue à ressembler à un membre d'une institution officielle (police, santé), il incarne avec ironie son aversion pour l'ordre établi. De la même manière, le faux-semblant se construit souvent dans l'attribution d'une apparence rassurante à un élément menaçant, et inversement. Ainsi est marquée l'ambiguïté constante de la société et sa corruption latente, mais omniprésente.


- Dans la continuité de cette différenciation entre l'apparence des choses et leur nature profonde, l'un des points forts sur lequel est construit le personnage du Joker (outre bien sûr l'interprétation phénoménale et très tom waitsienne qu'en fait Heath Ledger) est sa tendance à inverser les codes en faisant naître ses actions les plus ouvertement spectaculaires de petits événements qui partent de l'intérieur pour se révéler progressivement à l'extérieur, dans un mouvement de contamination. Il ne s'agit pas pour lui de bêtement détruire, non: il faut faire imploser, si possible en se trouvant au sein de cette implosion (parce qu'on dira ce qu'on voudra, n'empêche que le Joker cherche toujours à être en plein dans le schproum, ce rapport à sa propre mort ne le rendant bien sûr que plus fascinant). C'est le cas avec la vitre cassée évoquée de la scène d'ouverture, avec l'hôpital dont il fait en priorité exploser le couloir dans lequel il avance ("Fire, walk with me"), mais surtout c'est ainsi qu'il conçoit son évasion: il rejoint le monde extérieur grâce à un homme qui se fait arrêter et incarcérer, et qui porte une bombe à l’intérieur de son ventre. Ainsi, le Joker et sa science de l'implosion traduisent (par l'action, une fois de plus) l'idée qu'on ne détruit pas un ordre établi en l'attaquant de l'extérieur, mais en se nourrissant de ses contradictions, de ses failles, en exacerbant  ses tensions internes pour les mener à un point de rupture. Si la création de l'univers est partie d'un micro-phénomène, alors sa destruction doit pouvoir suivre le même processus. Pour le Joker, la création et la destruction semblent ne faire qu'un, son but est de faire naître le chaos du cosmos.


- Car c'est là le véritable cœur de the Dark Knight: la question de l'ordre et du désordre, et de la complexité de leur relation. Le génie machiavélique du Joker consiste à appuyer là où la mythologie des super-héros fait mal: un citoyen lambda qui se fait justicier anonyme en se substituant à l'exécutif de la loi contredit cette dernière tout en l'appliquant. On peut alors se demander s'il agit dans le respect de la justice mais, du même coup, on peut aussi se demander si l'ordre établi est véritablement du côté de la justice, lui qui laisse prospérer le crime à coups de compromis et de corruption. En mettant à nu ces paradoxes dérangeants, c'est finalement le bien fondé des républiques démocratiques que le Joker remet en question, et au-delà d'eux la validité de l'idée selon laquelle le peuple souverain est digne de ce pouvoir qui lui est accordé par elles.  En d'autres termes: l'Homme est-il à la hauteur de la démocratie? Cette interrogation vénéneuse s'incarne magistralement dans la scène des ferries, lorsqu'il devient évident que le système démocratique, si impartial qu'il soit dans son principe, n'est en aucun cas garant de la justice et de l'ordre moral. Qui plus est l'incapacité des bonnes gens à agir concrètement en accord avec le résultat de leur vote (à la différence des prisonniers qui, dans leur passé, ont pris la mesure de la loi officielle et l'ont outrepassée) dresse un portrait peu flatteur du citoyen, dont l'action électorale apparaît comme une forme de légitimation de la passivité propre à l'homme moderne. Ce traitement brutal réservé à l'ordre établi pose alors la question du désordre, incarné par l'agent du chaos qu'est le Joker.


La beauté du traitement de ce thème vient de ce qu'il est accompli avec un jusqu’au-boutisme et un souci du détail qui finissent par donner un souffle épique à l'ensemble, et par faire du Joker le meilleur méchant cinématographique depuis... longtemps. Parce que son goût pour le chaos lui confère immédiatement (et paradoxalement) une sorte de statut moral supérieur: il est au-dessus des envies bassement matérielles, des questions d'ego ridicules ou des vagues envies de vengeance. Non, ce qu'il veut, c'est voir le monde sombrer dans la démence (d'où la riche idée de constituer son armée avec des hommes sortis d'un asile d'aliénés) et danser sur ses ruines, et ce pour la beauté du geste uniquement, un geste destructeur, formidablement terrifiant. Face à cet homme parfaitement désintéressé, les outils à la disposition de la loi et de son application s'avèrent inopérants, comme s'ils n'étaient pas conçus pour la sorte de surhomme qu'est le Joker. Dès lors, Batman est poussé à agir en hors-la-loi, à violer les libertés fondamentales des citoyens et à perdre du même coup son statut héroïque. On peut alors se demander si le film ne raconte pas en vérité la défaite morale de Batman face au Joker, défaite consommée lorsqu'il décide de falsifier l’Histoire en cachant la folie de Harvey Dent au reste du monde[2]. Le chaos pour lequel œuvre le Joker apparaît alors comme un poison qui contamine tout, mais avec l’aide de la corruption qui affaiblit les défenses de chaque chose. Au fond le Joker n'est que le révélateur de cette déchéance diffuse et omniprésente, et son jeu consiste à souffler sur les braises. Là encore on retrouve l'idée que désormais l'ennemi de nos sociétés se cache en vérité dans leur cœur même. Pas étonnant alors que le film ait parfois été qualifié de fasciste, même s'il nous semble davantage être une sorte de catharsis maladivement misanthrope et marquée par le sceau d'une colère froide.


C'est là que se trouve l'intérêt d'un personnage dont nous avons peu parlé jusqu'ici, celui de Harvey « Double face » Dent: il est l'incarnation véritable de cette société malade qui oscille entre un attachement intellectuel de principe à la notion d'ordre établi d'une part, et une forme de pulsion viscérale vers la destruction nihiliste dès lors qu'est dépassé un certain seuil de tolérance d'autre part. S'il apparaît au début du film comme le chevalier blanc, il tombe bientôt dans le piège du Joker et révèle du même coup certaines zones d'ombres pour finalement devenir proprement fascinant une fois transformé en Double face. Il devient alors un homme désireux de vivre dans un état permanent de douleur et de colère, un homme qui souhaite ne jamais trouver le réconfort. En faisant "sur toute joie pour l'étouffer (...) le bond sourd de la bête fauve", en se consacrant pleinement à sa souffrance, en se laissant contaminer par la folie ambiante par et pour laquelle œuvre le Joker, Harvey Dent devient une sorte d'incarnation du film. Un visage rendu ambigu par sa confrontation à la vérité, une absence de réponse claire.


Ainsi avance the Dark Knight, masqué, à l'image de son personnage. Comme lui toujours, derrière ses atours mythologiques et ses prouesses technologiques, il cache sa nature de film/personnage malade aux prises avec une société malade dont on en vient  à se demander si elle mérite le salut pour lequel il œuvre. Difficile de dire si the Dark Knight Rises sera à la hauteur, même si voir Bane (le grand Tom Hardy) annoncer qu'il est "l'expiation de Gotham" ouvre des perspectives franchement bandantes.

Mais voilà-t-y pas qu’on allait oublier la plus belle image du film: le Joker vient de s'évader de prison. Il s'enfuit à bord d'une voiture de police qui traverse la ville. La tête à la fenêtre, il jouit de l'accomplissement de son geste, de ce bouleversement qui fait que l'incarnation du désordre qu'il est fuit caché à l'intérieur d'un symbole de l'ordre établi. Il jouit de cette liberté contraire à la morale, de l'instant présent et du vent de chaos qu'il est en train de faire souffler sur la ville. À cet instant précis, the Dark Knight devient un de ces films dont on peut dire qu'ils sont touchés par la grâce. 




[1] Soit dit en passant, on peut aussi voir ça comme une forme d’aveu de Nolan, comme s’il assumait ainsi son incapacité à faire un cinéma d'émotions (virtuose oui, mais sans émotions), ce qui est une démarche très honnête.
[2] Même si en vérité, par la grâce des derniers instants du film, ce choix fait de Batman une sorte de figure sacrificielle, christique même puisqu'il prend sur lui les fautes d'un monde devenu fou; ce d'autant plus qu'il devient du même coup un ange déchu aux yeux de Gotham et de ses citoyens, qui en savent moins que le spectateur. Cette question laissée en suspens sera sans doute présente dans the Dark Knight Rises.

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