vendredi 19 octobre 2012

Philippe Jaccottet



« Il paraît qu’on n’a plus le droit d’employer le mot beauté. C’est vrai qu’il est terriblement usé. Je connais bien la chose, pourtant. »


La poésie contemporaine est un vaste sujet (et elle remonte à la plus haute antiquité, dirait Vialatte). Et, il faut bien l’admettre, souvent nous nous laissons aller à une bonne vieille sentence tranchée épais, du style : « De toute façon, la poésie, aujourd’hui… »
(Ah oui, c’est du jugement qui va loin.)
Et puis on se met à lire Philippe Jaccottet, qui n’est certes pas un lapin de six semaines, et l’on s’aperçoit qu’avant de dire que l’eau est trop froide, la moindre des choses c’est quand même d’y tremper le pied.

« En cette nuit,
en cet instant de cette nuit,
je crois que même si les dieux incendiaient le monde,
il en resterait toujours une braise
pour refleurir en rose
dans l’inconnu.

Ce n’est pas moi qui l’ai pensé, ni qui l’ai dit,
mais cette nuit d’hiver,
mais un instant, passé déjà, de cette nuit d’hiver. »


Rongés par l'acidité de l'air, on est toujours tentés d’affirmer que la poésie sur la nature, c’est bon quoi, on en a peut-être fait le tour. Et puis on se met à lire Philippe Jaccottet et on a le sentiment qu’il nous dit « Tu es sûr que tu as déjà vraiment regardé une fleur ? » On est bien obligé d’admettre que non.

« Avant que n’approche la pluie, je vais à la rencontre des pivoines.


Elles n’auront pas duré.


Approchées, même pas dans la réalité de telle journée de mars, rien que dans la rêverie, elles vous précèdent, elles poussent des portes de feuilles, de presque invisibles barrières. On va les suivre, sous des arceaux verts ; et que l’on se retourne, peut-être s’apercevra-t-on que l’on ne fait plus d’ombre, que vos pas ne laissent plus de traces  dans la boue »


« ARBRES III

Arbres, travailleurs tenaces
ajourant peu à peu la terre


Ainsi, le cœur endurant
peut-être, purifie »



«      Une part invisible de nous-mêmes se serait ouverte en ces fleurs. Ou c’est un vol de mésanges qui nous enlève ailleurs, on ne sait comment. Trouble, désir et crainte sont effacés, un instant ; mort est effacée, le temps d’avoir longé un pré. »
 


Dans une époque de suffisance et de sacro-saint second degré[1], à quoi bon lutter ? C’est beaucoup plus simple de baisser sa garde, de toute façon qu’est-ce qui pourrait bien mériter qu’on tombe le masque ? Et puis on se met à lire Philippe Jaccottet et on reçoit de plein fouet un état d’esprit presque extra-terrestre : celui d’un homme qui semble ne pas encore s’être habitué au fait d’être en vie, d’être au monde. Il s’émerveille humblement, de manière mesurée mais entière pourtant, du fait d’exister et de côtoyer tout ce que le monde porte de vie.


« Tout cela n’est que trop visible, criant. Tellement exhibé, d’ailleurs, crié si haut que beaucoup s’y habituent, que chacun risque de s’en accommoder. Toutefois, avec ce qui peut vous rester, miraculeusement ou niaisement, de l’autre regard, on voit, on aura vu inopinément, à la dérobée, autre chose. On a commencé à la voir, adolescent ; si, après tant d’années - qui font, vécues, cette durée infime -, on le voit encore, est-ce pour n’avoir pas assez mûri, ou au contraire parce qu’on aurait tout de suite vu juste, de sorte qu’il faudrait inlassablement, jusqu’au bout, y revenir ? »



« Pour qui n’aime plus personne,
La vie est toujours plus loin. »



Même quand la douleur s’invite, plutôt que d’essayer de la chasser, il semble l’accueillir comme une sœur. Non pas chercher à l’étouffer ou à l’abrutir, mais au contraire, décider de la prendre à bras-le-corps et faire la route avec elle jusqu’à tant qu’elle se soit plié à son pas et qu’elle n’entrave plus sa marche. Au fond, accorder la même considération et le même soin à la jouissance qu’au tourment, être à ce que la vie de l’instant impose pour être au cœur du ressenti.



« Plus aucun souffle.

Comme quand le vent du matin
a eu raison
de la dernière bougie.

Il y a en nous un si profond silence
qu’une comète
en route vers la nuit des filles de nos filles,
nous l’entendrions. »




« Déjà ce n’est plus lui.
Souffle arraché : méconnaissable.

Cadavre. Un météore nous est moins lointain.

Qu’on emporte cela.

Un homme (ce hasard aérien,
plus grêle sous la foudre qu’insecte de verre et de
     tulle,
ce rocher de bonté grondeuse et de sourire,
ce vase plus lourd à mesure de travaux, de souvenirs),
arrachez-lui le souffle : pourriture.

Qui se venge, et de quoi, par ce crachat ?

Ah, qu’on nettoie ce lieu. »


Inutile d’en dire plus ; à part qu’on aimerait bien que Philippe Jaccottet soit déclaré père universel.

« (Si les visages de ces ombres qui passent ici sont pareillement tristes,
serait-ce d’être devenus aveugles à ce qui ne peut se voir ?) »


N.B.: les citations reproduites ici sont extraites des recueils Cahier de verdure, Après beaucoup d'années et Poésie (1946-1967).


[1] qui continuera à nous dissocier du langage et à faire parler d’autres à travers nous-mêmes jusqu’à tant que l’on s’aperçoive qu’on risque d’y laisser nos Os.

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