Il y
a d'abord le bruit d'un train, l'annonce de l'arrivée du Sud-Express
en gare d'Austerlitz, et puis les voix de voyageurs venus d'Espagne,
du Portugal. C'est 1971, c'est les dictatures, et ces voix sont comme
les échos des pays et des passés dont il a fallu, pour bon nombre,
s'exiler. Jusqu'à quand... C'est incertain, et la mélancolie de
cette « Abertura » le raconte bien.
C'est
1971 et José Mário Branco a quitté le Portugal pour Paris depuis
huit ans déjà quand il enregistre son premier véritable album,
"Mudam-se os tempos, mudam-se as vontades" (grosso
modo "Changent les temps, changent les désirs"), vers extrait d'un
sonnet du poète national portugais, Luís de Camões. La mise en
musique de ce poème conclut l'album, comme un ancrage final dans
l'imaginaire portugais éternel alors que le disque commence par son
contraire, l'entrée en exil.
Mais
il faudrait voir à ne pas se fourvoyer quant à la valeur de la
chose, qui dépasse de loin le simple témoignage d'un homme loin de
chez lui. Si "Mudam-se os tempos, mudam-se as vontades"
marque durablement, c'est parce que ses dix chansons sont façonnées
par la colère et par un désir de libération par le changement. Ces
sentiments s'expriment par une sorte de poussée ascendante vers une
musique qui dépasse toute question de tradition ou de folklore, tout
en embrassant ces styles. Oui bon c'est un peu le bordel mais
attendez vous allez voir.
Après
l' « Abertura » toute en mélancolie surgit
« Cantiga pada pedir dois tostões » avec sa ligne de
basse nerveuse et son désir de faire soudain entrer la chanson dans
un tempo et des sonorités qui lui sont étrangers, voire
potentiellement dangereux. On sent l'effort qu'il y a à se plier à
ce rythme, une volonté de se faire violence et de faire violence à
son art. Les voix visent l'aigu alors qu'elles ne sont pas taillées
pour, on sent que ça tire sur les cordes vocales mais ça prend, ça
sonne étrangement mais ça prend, et l'effet est saisissant. Ça se
bat contre soi jusque dans cette mesure où le tambourin qui marque
un rythme soutenu s'arrête comme pour reprendre son souffle, puis
repartir à l'assaut de ce bizarre édifice de chanson. Il y a
là-dedans une tension, une détermination de dompteur contraire qui
chercherait à ranimer la flamme sauvage chez un animal domestiqué.
Si
certains actes d'allégeances sont faits à des courants musicaux
classiques (la folk d'inspiration médiévale dans « Cantiga de
fogo e da guerra » par exemple), l'album est en même temps
construit sur un souci constant d'évolution. A l'écoute de cette
chanson on s'aperçoit par exemple qu'elle convoque des tournures et des
sonorités anciennes mais est toute entière tournée vers ce qui
vient, de la même manière que cet album qui, via son titre, s'ancre
dans une poésie médiévale pour mieux en appeler au changement.
Chaque détail compte et José Mário Branco cherche à lancer des
ponts entre ce que l'on ne songerait pas à rapprocher .
Musicalement
il fait la même chose; ainsi dans « O charlatão »
voit-on une pompe de guitare très classique se faire soudain
bousculer par l'irruption d'un piano électrique assez agressif et
d'un violon désaccordé. On pensait entrer en terrain connu, et
voilà qu'on ne sait plus très bien où on met les pieds. C'est
globalement cette tension entre la chanson populaire et la volonté
d'inscrire cette dernière dans l'époque d'expérimentation à laquelle elle naît qui donne sa couleur si particulière à cet album. Branco
s'inscrit à la fois dans une tradition et dans une volonté de la
dépasser, c'est un chanteur populaire qui se saisit de son art pour
le faire sortir de son trou et l'exposer au risque.
On
entre là dans quelque chose d'assez fascinant: même s'il ne date
"que" de 1971, "Mudam-se os tempos, mudam-se as
vontades" prend pleinement acte de l'importance à venir des
musiques répétitives
et électroniques. Branco mêle à ces styles un fond traditionnel,
ou habituel, et s'efforce de faire marcher ensemble ces courants que
tout est censé séparer. Il y a presque du politique là-dedans :
renvoyer dos-à-dos l'ancien et le contemporain (voire ce qui se
profile au loin), c'est s'assurer la désunion du peuple et un climat
conflictuel dans lequel aucun mouvement contestataire d'envergure ne
pourra se construire. Chercher au contraire à les unir dans un même
mouvement créatif comme Branco le fait, c'est se préparer des
matins glorieux.
L'album
est parcouru de moments de grâce bourrue, qu'il s'agisse de gestes
parfaitement exécutés, y compris dans leur fragilité et leur
maladresse, ou de sortes d'élans massifs et lyriques vers une forme
d'inconnu. A ce rayon on retiendra « Perfilados de Medo »,
qui part d'un pas pesant et solidement ancré dans la terre avant de
se laisser peu à peu parasiter puis détourner de son cours par d'étranges éléments sonores ayant trait, une fois encore, à la
musique électronique, voire carrément expérimentale. Le pas de
deux initial devient une sorte d'errance intérieure et l'imaginaire
de l'auditeur est amené à se perdre dans la musique comme Branco
lui-même, dont la voix s'efface progressivement tandis que se
poursuit ce nœud de sonorités. C'est une démarche audacieuse et
rare que de pousser une chanson sur ce terrain incertain, de chercher
à l'y perdre et, peut-être, à s'y perdre aussi. Branco, derrière
ses moustaches, sa guitare en bois et sa voix de papa, se révèle
progressivement être un flibustier en quête de tempêtes.
"Mudam-se
os tempos, mudam-se as vontades" est donc un album d'une
beauté brute, un peu sauvage. Il est profondément ancré dans un
contexte, une époque et un combat, mais comme il est réussi il en
devient intemporel et universel. Il évolue au hasard des courants,
de la tristesse, de la colère, mais aussi de l'espoir qu'incarnent
les audaces musicales de Branco et le changement qu'elles annoncent.
"Le
temps couvre le sol d’un vert manteau
Après
l’avoir couvert de neige froide,
Et
change en pleurs la douceur de mon chant.
Et non
content de changer chaque jour,
Changeant
ainsi il nous surprend encore,
Car il
ne change plus comme il faisait jadis."
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