vendredi 16 janvier 2015

The Brown bunny

« Tu vois, j'aime bien les mecs qui souffrent. Parce que sur le coup ils sont sensibles, ils comprennent tout. » Maurice Dugowson, Lily aime-moi

The Brown bunny est le deuxième long-métrage en tant que réalisateur de Vincent Gallo. Résumé contextuel: Cannes 2003, huées, scandale du pauvre pour cause de fellation soi-disant non simulée à l'écran. Pour ces raisons le film est un peu passé à l'as, et c'est injuste.


Sans doute que ce qui avait surtout rebuté une partie de la critique c'était sa forme, et notamment dans sa première heure ces passages où l'on suit Bud Clay, le personnage interprété par Gallo, au volant de son van. Parce que oui, the Brown bunny est réalisé, interprété, écrit, monté, produit, photographié, décoré et costumé par Vincent Gallo. Il fait les gros bras en mettant son nom partout dans le générique et ça peut irriter, mais ça ne suffit pas à diminuer la sensibilité du film, qui est comme un miracle malade.

« - Vous venez de la course?
- Oui.
- Vous avez gagné?
- Non. »

The Brown bunny c'est l'histoire de Bud Clay, un coureur moto qui, après une compétition dans le New-Hampshire, traverse les États-Unis de part en part pour participer à une course en Californie, là où il vit avec Daisy. Il n'a pas l'air d'aller très bien. Ce malaise d'abord entraperçu finit par devenir une souffrance irradiante dans laquelle on accompagne le personnage, et ce grâce à la manière tranchée avec laquelle Gallo choisit de mener son récit: il fait monter le spectateur dans son van pour en faire le passager du film. Lui conduit.

Au long cours, the Brown bunny est un voyage, aussi bien concrètement que cinématographiquement.
Quand on fait de la route avec quelqu'un on n'est sensible au paysage que si l'on fait confiance au conducteur. Il en va de même avec the Brown bunny : que l'on se braque, on passera probablement une très longue heure trente. Que l'on se laisse happer par l'invitation à l'errance (Bonnie Beecher vient d'ailleurs nous chantonner « Come wander with me » avec sa voix de fantôme) et on finit par avoir le sentiment d'être emmené après la destination, au-delà de la fin de l'espoir.


D'un point de vue technique c'est du 16mm gonflé en 35, si ça peut répondre à vos questions. La lumière n'est pas domptée, elle fait ce qu'elle veut et ça transforme certains plans en inventions de paysages.
D'un point de vue analytique essayons de tirer ça au clair : le genre cinématographique américain par excellence c'est le western, le mouvement civilisateur à la conquête du territoire. Après le western arrive le road-movie ; là aussi il est question de mouvement, mais le doute quant à la civilisation s'est installé.


La destination d'un road-movie met le genre face à sa contradiction. Souvenez-vous de la dernière scène de Macadam à deux voies: elle incarne l'idée qu'un road-movie lucide ne peut au fond nous emmener nulle part, alors même que le voyage naît du désir d'aller vers une destination.
La déception est sans doute inhérente au road-movie parce que c'est le mouvement qui l'habite qui lui donne son unique valeur; arrêter de bouger c'est mourir, mais errer sans but c'est admettre que la vie est régie par l'absurde et qu'il n'y a rien au bout du voyage. Se mettre en mouvement c'est alors s'exposer au néant, mais c'est aussi la seule manière supportable d'habiter le monde. Un bon road-movie ça n'est donc pas aller d'un point A à un point B; c'est par essence être perdu et espérer peut-être que la route et le paysage alentour finiront par apporter une réponse. Quand la route suit un tracé qui ne s'étonne jamais et que tout a été cartographié, c'est triste à en vomir.


Chez Hellman la pellicule elle-même finissait par abdiquer et refuser d'aller plus loin. Chez Gallo il y a autre chose, un attachement au mouvement qui se révèle progressivement comme une nécessité vitale de fuir1. En tout cas, l'idée qu'avoir une destination c'est peut-être illusoire, mais que tout le reste est insoutenable. On peut alors prendre sa tête entre ses mains, ou choisir de sublimer l'errance et d'aller chercher dans le paysage un écho à ce qui se trame en-dedans. C'est ce que fait Bud.
Le supposé vide de the Brown bunny qui a rebuté tant de spectateurs n'est pas vide, c'est un torrent déchaîné et muet qui charrie toutes les colères, les angoisses et les tristesses d'une vie. C'est impalpable, ça n'a ni visage ni voix, mais rien d'autre n'existe et c'est peut-être là-dedans que se cache l'âme. De là viennent la peur, vulgaire mais humaine, du vide et du silence, et le besoin bestial d'étouffer jusqu' à la gueule cette béance qui pourrait nous renvoyer l'écho de la vérité de l'existence.
Quand Bud rencontre des fleurs sur le bord de la route ça le fait pleurer. Il semble hésiter à franchir le pas, à accepter d'aller se perdre pour de bon dans le désert. Ce balancement entre la mort dans la vie et la vie dans la mort, c'est peut-être le véritable voyage de Bud.


Il y a cette phrase définitive dans Deux cavaliers de l'orage, de Jean Giono (lui aussi auteur de road-movies, mais c'est une autre histoire): « Il est mort de la vie qui a refusé d'aller plus loin. » The Brown bunny c'est un peu l'inverse, c'est l'histoire d'un homme qui a perdu dans les grandes largeurs, et la vie continue et c'est une souffrance. Si on se laisse embarquer alors on partage cette souffrance, et on devient sensible, et on comprend tout.




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1Note pour le week-end: relire Éloge de la fuite d'Henri Laborit et voir enfin si c'est une lecture adolescente ou la vérité nue et malingre.

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