vendredi 30 janvier 2015

Le bonheur a encore frappé

Le bonheur a encore frappé (sélectionné au festival de Cannes 1986, excusez du peu) est le seul film réalisé par Jean-Luc Trotignon pour le cinéma. On ne sait pas trop par où commencer pour en parler, il s'agit quand même d'un film où on peut entendre des dialogues comme:
« - Ginette, j'ai la merguez qui me démange...
- Laisse tomber Achille, y a du ketchup dans le cornet de frites. »
Bon.
Commençons par là.


Le bonheur a encore frappé est une jouissance de chaque instant, grasse comme c'est pas pensable et délectable au-delà de ce qu'on pourrait rêver. On suit dans ce film les minables aventures de la famille Pinglard, sorte de tribu white trash transposée dans une banlieue pavillonaro-ouvrière française, avec à sa tête Achille, patriarche veule et dépourvu de toute humanité. L'accompagnent Ginette, sa seconde femme d'une vulgarité stratosphérique, son fils Adolphe, qui vient de rentrer du service militaire et "fait ses couilles", et sa fille Josette, engoncée de manière permanente dans un corset en plâtre depuis une malheureuse chute dans les escaliers qui coûta la vie à sa mère. Voilà le point de départ. Dire qu'il y a ensuite une progression dramatique serait un peu exagéré, on est davantage dans une forme de chronique du quotidien (on y découvre par exemple le casse-croûte idéal: une tartine huile d'arachide-camembert trempée dans un bol de bière).
Surtout, il est important de souligner que lorsqu'on se trouve devant ce film, on se contrebranle éperdument qu'il n'y ait pas de progression dramatique, on savoure simplement chaque minute, pensant toujours avoir perçu la profondeur abyssale de la médiocrité des personnages, et se trouvant constamment surpris de voir ces limites repoussées avec joie l'instant d'après. Trotignon fait preuve d'une grande inventivité en terme de bêtise merdeuse, et on ne l'en remerciera jamais assez.


Pour ce faire, il a la chance de pouvoir s'appuyer sur des acteurs prodigieux, qui ont pour point commun d'être, dans la majorité des cas, d'éternels seconds couteaux sous-employés. A leur tête, Jean-Luc Bideau rappelle à ceux qui l'auraient oublié qu'il est un acteur de génie (si vous en doutez après ça, revoyez donc L'invitation). On notera aussi la présence d'une drôlerie et d'une subtilité renversantes de Raymond Aquilon (meilleur intercaleur de "Voilà..." du monde), et les débuts de Jean-Noël Brouté, qui s'épanouit ici dans l'outrage crasse avec autant de réussite qu'il le fera plus tard dans le décalage poétique avec Bruno Podalydès. Ces acteurs sont les voix parfaites pour les dialogues d'une inventivité et d'une verdeur épiques, voire panthéonisables, qu'a écrits Trotignon. On pourrait passer le reste de ce billet à les citer mais ça serait vous gâcher le plaisir de la (re)découverte, ce qu'à Dieu ne plaise.


Le bonheur a encore frappé est ce qu'on est tenté de considérer comme un chef-d’œuvre de grotesque au sens premier du terme. Le salingue est poussé à une telle mesure qu'il finit par en devenir sublime. Atteindre ces hauteurs doit représenter un travail monstrueux, qui a l'élégance de ne pas chercher à se faire voir (ainsi certains gags visuels n'apparaissent pas de prime abord car rien dans le déroulement de la scène ne vient les souligner; ça s'appelle le respect du public, et c'est rare).
Ce film n'a pas d'équivalent dans le cinéma français (ailleurs oui, peut-être, une sorte d'Affreux, sales et méchants plus subtil et moins distancié dans son approche). En revanche il fait écho à tout un pan de la bédé française des années 70/80, Lauzier, Reiser et Binet en tête. Et s'il fallait trouver une filiation c'est bien du côté d'Hara Kiri qu'il faudrait aller la chercher. Ce film incarne un mauvais esprit bête et méchant, et une tendance prononcée pour le mauvais goût qui le fait immédiatement entrer dans cette famille à la fois hénaurme et fragile (fragile car la frontière entre le très et le trop est ténue; Trotignon danse dessus avec une grâce de ballerine). Et mine de rien il y a là un geste artistique courageux, car très risqué: on ne pardonne jamais à qui joue avec le feu de la satire sociale (c'est peut-être tant mieux, le genre ne doit pas se prêter à la médiocrité), notamment quand elle s'en prend aux pauvres (question de culpabilité), et encore moins quand c'est sans distanciation aucune. Car c'est là un autre point fort du film: Trotignon ne se place jamais en juge de ses personnages, au risque sans doute d'être considéré comme un des leurs ("Gooble Gobble Gooble Gobble, one of them, one of them"; peut-être bien que Trotignon a été le Tod Browning des beaufs, au fond), et c'est au prix de cet effort que s'épanouit en feux d'artifice couleur morve le mauvais goût qui donne son âme au film. Parce que c'est bien joli de défendre la liberté d'expression (notion beaucoup trop fourre-tout pour être honnête), mais défendre le mauvais goût et la beauté du laid, voilà un vrai combat d'esthète.
"Esthète de tchul, ouais", dirait Ginette Pinglard. Et elle aurait raison.


Le bonheur a encore frappé est donc un film doigt-dans-le-cul jusqu'à l'ivresse, un rot sonore plein de superbe qui fait trembler le sol sous les pas du spectateur, qui n'avait pas été habitué à un esprit des couilles si affûté. C'est sans doute pour cette raison que le film est absolument introuvable autrement qu'en téléchargement illégal. Mais si toutes les envolées lyriques que l'on a récemment entendues sur la caricature sont sincères, alors aucun doute qu'on le verra bientôt fleurir dans les rayons DVD.

1 commentaire:

  1. ...et 8 ans plus tard, toujours rien de chez rien...
    Comme quoi toutes les prix, éloges et distinctions ne forgent pas l'assurance d'une marge de profits chez les distributeurs.

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