Quoi de plus excitant,
intrigant, effrayant et tout ce genre de chose que ce qui ne dit pas
vraiment son nom, et reste en partie inconnu? Peut-on vraiment désirer autre chose que ce qui nous échappe au moins en partie? Vous avez trois heures; indice: non,
c'est même la condition nécessaire au bordel que de ne pas pouvoir
entièrement embrasser l'objet du désir sous peine de mourir un peu,
ou entièrement (exemple: la mère de Dionysos, qui n'avait rien
compris au film et qui mourut d'avoir vu Zeus dans son entière
majesté).
Cet état de fait
laborieusement posé, il nous faut bien admettre que dans ce qui nous
a d'abord attiré dans les filets (de voix, hu hu hu) de Lewis,
c'était le mystère presque entier qui l'entoure. Jugez plutôt: on
ignore son vrai nom, on n'a conservé de lui que quelques chansons
ainsi que le produit d'une séance de photos qu'il a payée d'un
chèque en bois. Ce que l'on sait, c'est qu'il conduisait une
décapotable blanche, qu'il était toujours accompagné de belles
femmes, qu'il habitait essentiellement au Beverly Hills Hotel, et
qu'il a roulé son monde dans la farine plus souvent qu'à son tour.
Impossible de savoir s'il est vivant ou non, et sous quelle latitude.
Ça vous rappelle
peut-être quelque chose et ça n'est pas étonnant. Light in the
Attic, le label qui ressort l'Amour, a également été à
l'origine de la sortie de l'ombre de Rodriguez, il y a quelques
années de ça, dans des modalités à peu près similaires. On peut
alors s'interroger un brin et se dire qu'il y a quelque chose d'un
peu louche dans cette manière assez roublarde de jouer au pisteur1;
surtout on peut commencer par douter de ce que la valeur musicale de
ces découvertes à répétition sera présente à chaque fois.
Peut-être bien, pensions-nous in petto en apprenant la parution de
ce nouvel album mystérieux, qu'il n'y aura rien derrière l'image
fantôme. Heureusement ça n'est pas le cas.
Le dispositif des dix
chansons qui constituent cet album est pour le moins simple: un
piano, une guitare sèche, un synthétiseur et une voix qui va assez
aisément d'un aigu relatif à un grave relatif pour marmonner des
paroles, mais les marmonner avec une certaine élégance de héros
fatigué. Et comme sujet, l'amour. Ce qui tombe bien puisque c'est le
titre de l'album. Mais pas n'importe quel amour; même si les paroles
sont difficiles à comprendre, on saisit que le sentiment dont il est ici
question est plus souvent nostalgique et/ou idéalisé car non
assouvi que pleinement épanoui. Des idées noires mues dans la
décapotable blanche d'une musique vaporeuse comme un rêve de nuage,
portées par une voix au charme imprécis.
Comme les éditeurs de
disque et les critiques sont parfois un peu patauds, tous se sont
précipités à l'écoute de ce disque porté par des nappes de
synthétiseur pour dire que ça évoquait les musiques d'Angelo
Badalamenti, pas faux, et donc l'atmosphère des films de Lynch,
grossière grossière erreur. A aucun moment les chansons de Lewis ne
nous transportent dans les forêts brumeuses de Twin Peaks ou dans la
nuit noire des collines environnant Los Angeles. Non, si l'Amour
construisait un monde à son image, ce serait un monde qui
s'accorderait mieux aux films de Michael Mann première époque, tendance
le Solitaire et Deux flics à Miami (la série surtout,
mais un peu le long-métrage aussi).
Si l'Amour était
un décor ce serait un coucher de soleil permanent sur un bord
d'océan de carte postale, mais animé par un sens complètement
assumé du kitsch. Ce qu'évoque la musique de Lewis, c'est Lewis
lui-même qui roule sans but dans sa Mercedes blanche, exposant son
mal de vivre d'amoureux solitaire aux rayons chauds oranges et roses
du couchant. Oui, on imagine Lewis doté de ce sens du mauvais goût
classe qu'on trouve parfois chez Michael Mann. On l'imagine, à
l'écoute de « Summer's moon » par exemple, en train
d'errer sans but, porté par son dépit sentimental, maintenu en vie
parce qu'habité par la force des sentiments qu'il n'a pas pu assouvir (pour ainsi dire) sur l'objet de son désir. Mais le tout
avec flegme, et nonchalance. Un homme négligemment hanté et
mélancolique, mais aussi qui se sait beau dans son contre-jour
flatteur de cœur éconduit.
C'est dans ce flirt
permanent entre la classe et le kitsch que les chansons de Lewis
prennent leur entière mesure, et ce slow dangereux avec la mélasse
dont il sort toujours vêtu de superbe est ce qui rend l'Amour si
plaisant. On tient donc là la bande originale idéale des errances
nocturnes estivales où, en l'absence de douces mains amies qui
voudraient bien nous les enlever, les vêtements collent un peu trop
à la peau .
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1 D'autant
plus que la même maison de disque vient tout juste (quelle
surprise, comme ça, par hasard) de découvrir et de sortir des
limbes un autre ensemble de chansons de Lewis, que si c'était une
méthode commerçante un peu éhontée jouant le motif de la
découverte inattendue puis exploitée jusqu'à l'os ça serait
moyennement étonnant.