«La scène est à Saint-Rupert, Basse-Lozère.»
Le Graphique de Boscop, autoproclamé "drrrâme social",
n'est pas un film
absolument révolutionnaire qui nous fait toucher les limites de
l'expression cinématographique. Et on s'en fout. Parce que le Graphique de
Boscop a l'élégance négligée de se situer précisément à la frontière entre le sublime
et le pourri, et que tout est question de point de vue. Pour nous pas
d'ambiguïté: c'est un film majeur aussi bien pour ce qu'il est que
pour ce qu'il représente.
Commençons par la légende: ce film ne
serait sans doute pas devenu culte s'il n'avait pas été projeté
tous les samedis soirs à minuit de 1976 à cette date maudite des
dieux du 20 février 2010 où, pour une dernière fois, le public
s'alla abreuver des aventures de Roger et Pissenlit. Ça se passait
au CNP Terreaux à Lyon et c'était une sorte de rite initiatique. On
en parlait à mots couverts ("Il paraît qu'ils décapitent des
poulets pendant la séance pour mimer la scène de la marelle"),
des rumeurs de spectateurs déguisés en personnages du film et
reprenant en chœur les chansons se propageaient sous le manteau,
c'était du mystère en barre. Impossible de savoir ce que le film
racontait, il fallait y aller. Alors on y allait et on s'apercevait
que si la légende d'une projection-expérience avec participation du
public était usurpée (on était hélas loin du Rocky Horror
Picture Show), les hautes qualités foutraques du film étaient
quant à elles bien réelles.
Le Graphique de Boscop
s'intéresse à la famille de Roger Dendron, boueux philosophe
inventeur d'un ordinateur lui permettant d'écrire à coup sûr des
chansons à succès, et de son fils Pissenlit, idiot du village qui
découvre la solution d'un problème mathématique inextricable, le
fameux graphique de Boscop. Et alors c'est extraordinaire, et ce pour
plusieurs raisons:
- déjà Roger Dendron est joué par
Romain Bouteille, sans doute l'humoriste le plus sous-estimé de
France, notamment parce que Coluche lui a tout piqué (c'est lui-même
qui l'admettait), mais surtout parce que l'homme n'a pas l'air prompt à se compromettre avec les lois du marché. Si les représentants du café théâtre des années
70 sont aujourd'hui tous morts ou rangés des voitures, Romain
Bouteille apparaît, avec sa voix et sa diction à la fois comiques en soi et chargées de colère, comme le dernier des Mohicans. Et peut-être le
seul véritable.
- si le film ne peut décemment pas
s'appuyer sur quelque qualité technique que ce soit (ce qui
s'explique par sa production absolument indépendante et sans doute
très minimaliste), il jouit en revanche d'une qualité d'écriture assez
phénoménale, d'un ton non-sensique très rare dans la comédie
française mélangé avec un langage réjouissant qui réunit
formules ampoulées et vulgarité. C'est ainsi que des répliques
comme « Non, c'est pas obscène. Léger... et salingue, au
maximum. » ou « Joue-nous le machin en ré mineur qu'est
pas chiant de Bach. » font entrer le cinéma dans une dimension
supérieure.
- il faut bien admettre que le film,
directement adapté de la pièce de théâtre du même nom au point
que certaines scènes ont été tournées pendant des représentations
publiques, connaît de légers problèmes de rythme. Mais toujours, à
un ventre mou succède une scène rendue inoubliable par une réplique
qui fait mouche ou une idée plus ou moins foutraque mais toujours
menée à bon port. Il en va ainsi de ces chansons qui parsèment le
film et constituent une des meilleures bande-sons qui soient.
Exemple: le mythique "Pas cette nuit":
Mais au fond ce qui nous rend ce film
si attachant, au-delà de tous ses aspects les plus immédiats, c'est
une question qui nous hante et qui nous donne envie de refaire
l'Histoire, alors en avant l'uchronie. A peu près à la même époque
(deux ans plus tard en vérité), l'équipe du Splendid suit la voie
ouverte par celle du Café de la Gare et adapte (via un montage
économique beaucoup plus conventionnel) un de ses spectacles pour le
cinéma, donnant naissance aux Bronzés et au succès que l'on
connaît. Bien.
Les Bronzés est une comédie d'une
cruauté rare, presque sordide, mais pour une raison inexplicable il
semblerait que cet aspect du film ait échappé au public, qui rit
sans malaise en voyant se dérouler sous ses yeux les aventures
pathétiques de représentants minables de la société française
chiatique des années 70. Ce malentendu a influencé considérablement
le ton de la comédie française à venir; déjà parce que les
membres du Splendid, ses tenants, ont progressivement perdu ce
mauvais esprit, ensuite parce que ce ton sociologico-franchouillard
est devenu une sorte de figure imposée. Certains en sortent de très
bons films (les Trois frères par exemple, qui reste un
fleuron), mais globalement c'est à chier parce que porte ouverte à
toutes sortes de facilités putassières.
Imaginons alors que Sotha et Georges
Dumoulin, au moment de réaliser le Graphique de Boscop, aient
eu un tantinet d'ambition en terme de distribution du film en salles.
À n'en pas douter le
Graphique de Boscop aurait trouvé son public, puisqu'il l'avait
séduit (et le séduit encore) au théâtre. On aurait alors eu pour
référence comique, au mitan des années 70, un OVNI foutraque, artistiquement parlant complètement anarchique, et nourrie par cette influence l'identité de la
comédie française aurait sans doute été différente. Ces
considérations ne servent à rien, c'est vrai, les choses sont ce
qu'elles sont ma bonne dame. N'empêche que le Graphique de Boscop
est une baleine blanche et qu'on eût aimé lui compter, en terme de démarche artistique (pour faire bref), plus de descendants1.
Depuis sa dernière séance il
n'est possible de voir ce film que grâce à une version visuellement
exécrable qui circule sur internet. Reste à savoir qui serait
aujourd'hui assez audacieux pour sortir ce film de l'ornière bâtarde
dans laquelle il se trouve, quelque part entre méconnaissance totale
et culte absolu. Il faut espérer qu'un éditeur fou décide de
donner une seconde vie au Graphique de Boscop : il en va de la redéfinition
d'une contre-culture à la française.
Et ça c'est sûr et ça c'est
sûr et ça c'est sûr.
1 Mais tout n'est pas foutu et d'ailleurs il est plus que conseillé d'aller voir là maintenant tout
de suite sans plus attendre la Fille du 14 juillet
d'Antonin Peretjatko.
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