mercredi 19 juin 2013

Le Graphique de Boscop

«La scène est à Saint-Rupert, Basse-Lozère.»

Le Graphique de Boscop, autoproclamé "drrrâme social", n'est pas un film absolument révolutionnaire qui nous fait toucher les limites de l'expression cinématographique. Et on s'en fout. Parce que le Graphique de Boscop a l'élégance négligée de se situer précisément à la frontière entre le sublime et le pourri, et que tout est question de point de vue. Pour nous pas d'ambiguïté: c'est un film majeur aussi bien pour ce qu'il est que pour ce qu'il représente.


Commençons par la légende: ce film ne serait sans doute pas devenu culte s'il n'avait pas été projeté tous les samedis soirs à minuit de 1976 à cette date maudite des dieux du 20 février 2010 où, pour une dernière fois, le public s'alla abreuver des aventures de Roger et Pissenlit. Ça se passait au CNP Terreaux à Lyon et c'était une sorte de rite initiatique. On en parlait à mots couverts ("Il paraît qu'ils décapitent des poulets pendant la séance pour mimer la scène de la marelle"), des rumeurs de spectateurs déguisés en personnages du film et reprenant en chœur les chansons se propageaient sous le manteau, c'était du mystère en barre. Impossible de savoir ce que le film racontait, il fallait y aller. Alors on y allait et on s'apercevait que si la légende d'une projection-expérience avec participation du public était usurpée (on était hélas loin du Rocky Horror Picture Show), les hautes qualités foutraques du film étaient quant à elles bien réelles.


Le Graphique de Boscop s'intéresse à la famille de Roger Dendron, boueux philosophe inventeur d'un ordinateur lui permettant d'écrire à coup sûr des chansons à succès, et de son fils Pissenlit, idiot du village qui découvre la solution d'un problème mathématique inextricable, le fameux graphique de Boscop. Et alors c'est extraordinaire, et ce pour plusieurs raisons:

- déjà Roger Dendron est joué par Romain Bouteille, sans doute l'humoriste le plus sous-estimé de France, notamment parce que Coluche lui a tout piqué (c'est lui-même qui l'admettait), mais surtout parce que l'homme n'a pas l'air prompt à se compromettre avec les lois du marché. Si les représentants du café théâtre des années 70 sont aujourd'hui tous morts ou rangés des voitures, Romain Bouteille apparaît, avec sa voix et sa diction à la fois comiques en soi et chargées de colère, comme le dernier des Mohicans. Et peut-être le seul véritable. 

- si le film ne peut décemment pas s'appuyer sur quelque qualité technique que ce soit (ce qui s'explique par sa production absolument indépendante et sans doute très minimaliste), il jouit en revanche d'une qualité d'écriture assez phénoménale, d'un ton non-sensique très rare dans la comédie française mélangé avec un langage réjouissant qui réunit formules ampoulées et vulgarité. C'est ainsi que des répliques comme « Non, c'est pas obscène. Léger... et salingue, au maximum. » ou « Joue-nous le machin en ré mineur qu'est pas chiant de Bach. » font entrer le cinéma dans une dimension supérieure.

- il faut bien admettre que le film, directement adapté de la pièce de théâtre du même nom au point que certaines scènes ont été tournées pendant des représentations publiques, connaît de légers problèmes de rythme. Mais toujours, à un ventre mou succède une scène rendue inoubliable par une réplique qui fait mouche ou une idée plus ou moins foutraque mais toujours menée à bon port. Il en va ainsi de ces chansons qui parsèment le film et constituent une des meilleures bande-sons qui soient. Exemple: le mythique "Pas cette nuit":


Mais au fond ce qui nous rend ce film si attachant, au-delà de tous ses aspects les plus immédiats, c'est une question qui nous hante et qui nous donne envie de refaire l'Histoire, alors en avant l'uchronie. A peu près à la même époque (deux ans plus tard en vérité), l'équipe du Splendid suit la voie ouverte par celle du Café de la Gare et adapte (via un montage économique beaucoup plus conventionnel) un de ses spectacles pour le cinéma, donnant naissance aux Bronzés et au succès que l'on connaît. Bien.
Les Bronzés est une comédie d'une cruauté rare, presque sordide, mais pour une raison inexplicable il semblerait que cet aspect du film ait échappé au public, qui rit sans malaise en voyant se dérouler sous ses yeux les aventures pathétiques de représentants minables de la société française chiatique des années 70. Ce malentendu a influencé considérablement le ton de la comédie française à venir; déjà parce que les membres du Splendid, ses tenants, ont progressivement perdu ce mauvais esprit, ensuite parce que ce ton sociologico-franchouillard est devenu une sorte de figure imposée. Certains en sortent de très bons films (les Trois frères par exemple, qui reste un fleuron), mais globalement c'est à chier parce que porte ouverte à toutes sortes de facilités putassières.
Imaginons alors que Sotha et Georges Dumoulin, au moment de réaliser le Graphique de Boscop, aient eu un tantinet d'ambition en terme de distribution du film en salles. À n'en pas douter le Graphique de Boscop aurait trouvé son public, puisqu'il l'avait séduit (et le séduit encore) au théâtre. On aurait alors eu pour référence comique, au mitan des années 70, un OVNI foutraque, artistiquement parlant complètement anarchique, et nourrie par cette influence l'identité de la comédie française aurait sans doute été différente. Ces considérations ne servent à rien, c'est vrai, les choses sont ce qu'elles sont ma bonne dame. N'empêche que le Graphique de Boscop est une baleine blanche et qu'on eût aimé lui compter, en terme de démarche artistique (pour faire bref), plus de descendants1
Depuis sa dernière séance il n'est possible de voir ce film que grâce à une version visuellement exécrable qui circule sur internet. Reste à savoir qui serait aujourd'hui assez audacieux pour sortir ce film de l'ornière bâtarde dans laquelle il se trouve, quelque part entre méconnaissance totale et culte absolu. Il faut espérer qu'un éditeur fou décide de donner une seconde vie au Graphique de Boscop : il en va de la redéfinition d'une contre-culture à la française. 

Et ça c'est sûr et ça c'est sûr et ça c'est sûr.

1 Mais tout n'est pas foutu et d'ailleurs il est plus que conseillé d'aller voir là maintenant tout de suite sans plus attendre la Fille du 14 juillet d'Antonin Peretjatko.

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