jeudi 18 avril 2013

Requiem pour un massacre ("Va et Regarde")

Alors que nous nous préparions il y a quelques semaines à revoir Requiem pour un massacre (grâce au super chouette festival Hallucinations Collectives), nous songions que ce film aurait pu être parfait n'eût été sa fin maladroite. Or, la revoyure nous a fait prendre conscience que notre mémoire était bonne à foutre aux orties et qu'un malencontreux malentendu nous avait fourvoyé dans notre jugement1. Dès lors, force est de reconnaître que Requiem pour un massacre est le meilleur film de guerre de l'histoire cinématographique (aussi fou que ça puisse paraître, même un Kubrick est balayé en deux secondes), et même que c'est un film parfait. Ça arrive. Il faut donc chanter ses louanges sur la terre comme au ciel, même si la tâche est ardue car il faut bien admettre que ce film ne se plie guère à l'exercice puisqu'il ne se plie guère à quoi que ce soit.


S'il faut commencer par le début, il faut parler d'Elem Klimov, réalisateur. Enfant, il a vécu la bataille de Stalingrad, ce qui doit un peu marquer une mémoire. Le plus simple est de lire ce qu'il a à en dire: « Le gosse que j'étais, naturellement, avait vécu les bombardements. Et la traversée de la Volga, l'exode vers l'Oural. Maman, le frérot tout juste né... Dans la nuit, cette traversée de la Volga à Stalingrad, au mois d'octobre 1942, sur le bac, dans la cabine. Stalingrad est, entièrement sur la rive droite, une ville interminable, déjà 60 km de long à l'époque. Et après, les collines, la steppe. (...) D'un mot, une ville comme un boyau. Eh bien, la ville entière brûlait. Et le fleuve brûlait, de l'eau qui brûle sur une largeur d'un kilomètre et demi. Des réservoirs avaient été bombardés, le pétrole s'en était échappé, tout s'était déversé dans le fleuve. Il brûlait. Sans compter qu'on nous bombardait aussi. Autrement dit, les explosions faisaient de surcroît bouillonner le fleuve. Nos mamans nous faisaient un écran de leurs corps, elles jetaient sur nous des couvertures, des oreillers, et se couchaient par-dessus. Moi bien sûr je sortais le nez dehors pour bien voir tout. » Cette expérience fondatrice fait que Klimov, sa vie de réalisateur durant, sait qu'il doit réaliser un film sur la guerre, que c'est un devoir. Ce sera d'ailleurs son dernier film, comme si sa carrière entière tendait en réalité vers cet aboutissement.


Presque naturellement il choisit d'adapter une nouvelle du romancier Ales Adamovitch dans laquelle est raconté le parcours d'un adolescent biélorusse dans la guerre. Il doit pour cela trouver un interprète, un acteur débutant qu'il va plonger neuf mois durant dans le chaos d'un tournage qui ressemblera à l'apocalypse (les tirs de mitrailleuse filmés sont des tirs à balles réelles par exemple, tout comme sont réelles les explosions d'obus, et le jeune acteur a manqué de se noyer à plusieurs reprises lors de l'incroyable scène du marécage). Plonger dans cette expérience un adolescent qui n'a pas "le métier pour le protéger" comme le dit Klimov, c'est presque à coup sûr lui ouvrir grand les portes de l'asile psychiatrique. C'est Alexeï Kravtchenko qui sera Fiora, et voyant que le jeune homme est prêt à tous les excès pour fournir le meilleur travail possible (il jeûnera pendant huit jours, passés à courir et à faire du vélo, afin de maigrir autant que possible pour mieux incarner son personnage), Klimov le soumet à des séances d'hypnose afin qu'il puisse se construire des défenses psychologiques, et tout simplement qu'il survive au tournage. À l'écran, l'effort de Kravtchenko est saisissant: on a l'impression de voir l'adolescent naïf du début du film se transformer en vieillard à mesure que son expérience de la guerre avance. Quant au titre d'origine, Va et regarde (autrement plus beau que l'assez putassier Requiem pour un massacre qui sera imposé au film lors de sa sortie française), il est issu de l'Apocalypse de Saint Jean. La préparation du film est extrêmement chaotique, traîne pendant des années, les producteurs essayent d'écarter Klimov du projet mais Adamovitch n'en démord pas: ce film doit être réalisé par lui, ou ne pas être. Finalement la détermination paye et le réalisateur peut faire le film comme il l'entend. Il décide de ne pas tout montrer, car il y a des choses que le spectateur ne pourrait pas voir, mais il fait ce film avec un respect primordial pour son sujet, « un sujet trop sacré pour mentir, pour "faire du cinéma" ».


Et alors le film. Déjà, sa force première apparaît dès l'ouverture: on ne sait jamais ce qui va se passer, voire ce qui se passe sous nos yeux. Ainsi, la première scène montre un vieux fou qui semble embêter des enfants qui jouent, mais on comprendra plus tard qu'en vérité il cherche à les protéger de leur naïveté et de ce vers quoi elle les mène. Le film va constamment reposer sur ce sentiment d'incertitude, très rare au cinéma finalement. Le spectateur ne sait jamais ce qui va se passer dans les dix secondes suivantes, ce qui contribue à faire d'un visionnage de Requiem pour un massacre une expérience éprouvante (mais ô combien salutaire et bouleversante): on en sort complètement lessivé, épuisé comme jamais. Et sans doute faudrait-il qu'il en soit ainsi avec tous les films de guerre, si seulement ils étaient faits avec honnêteté et discernement.


Le principe du récit ensuite, celui de faire parvenir au spectateur une vision de la guerre à travers le regard d'un enfant naïf, est d'une puissance folle. C'est une histoire de perte d'innocence, d'entrée dans l'âge adulte, mais ça va bien au-delà. La seule autre œuvre de laquelle on pourrait rapprocher ce film, c'est Voyage au bout de la nuit. Comme Bardamu, Fiora part se battre par bravade et s'aperçoit bien vite que la guerre n'a rien à voir avec ce à quoi il s'attendait. Mais c'est déjà trop tard, non seulement elle détruit tout sur son passage, à commencer par les êtres humains, mais elle détruit aussi leur passé et s'attaque à l'humanité de chacun, laissant les survivants dans une sorte de vide métaphysique absolu. Cela dit, l'expérience de Klimov enfant se perçoit également à travers le travail visuel phénoménal dont bénéficie le film (on devrait dresser immédiatement devant chaque salle de cinéma une statue à la gloire d'Alexeï Rodionov, son chef opérateur), et notamment à travers la beauté terrible mais fascinante de ce qu'est concrètement un combat. Là encore on pense à Céline: les traits de lumière que font les balles de mitrailleuse qui sifflent dans l'air, le bruit formidable des explosions, c'est terrifiant et beau à la fois. A cela s'ajoute une virtuosité de la caméra (qui fait beaucoup penser au style d'un autre grand Russe, Mikhaïl Kalatozov) qui fait que bien souvent, quand on essaye de comprendre comment un plan séquence a été tourné, on finit par baisser les bras. De toute façon, le côté sublime de la chose nous empêche d'y réfléchir posément, on s'ébaubit plutôt bien vite devant la force de ces images.


Qui plus est, un travail d'une grande subtilité est fait lorsqu'il s'agit de représenter les personnages. Klimov travaille sur deux régimes:
  • pour filmer l'ennemi, il s'attache d'abord à filmer le vide. Pendant plus d'une heure et demi (à une rapide exception près) on ne voit pas d'où viennent les balles, qui commet les crimes, et ça n'est que très progressivement que des silhouettes se détachent dans la brume et prennent un visage. Auparavant, il n'y a qu'une menace imprécise, diffuse, mais omniprésente et mortelle.
  • pour représenter les civils, Klimov s'attache régulièrement à filmer ses personnages de face. Dans un premier temps, l'incroyable expressivité des visages de ses acteurs a pour effet de donner une charge dramatique rare à ce que vivent ces personnages (y compris ceux incarnés par les figurants, qui font preuve d'un engagement total d'autant plus troublant que l'on sait que beaucoup des vieilles personnes filmées ont vécu elles-mêmes ces combats). Qui plus est, cette manière d'adresse à la caméra finit par impliquer véritablement le spectateur qui devient témoin. Il n'est alors plus dégagé de toute responsabilité, mais entièrement impliqué. Les personnages deviennent donc des icônes qui nous interrogent, qui nous poussent à aller et à regarder (d'où la subtilité du titre d'origine) et qui nous donnent une responsabilité en tant qu'êtres humains. L'expérience est totale.


D'autant plus totale qu'à la maîtrise absolue de la mise en scène s'ajoute progressivement un travail subtil et formidable (au sens premier du mot) de la bande sonore. Savant mélange de bruits de fond exacerbés, de musiques extra-diégétiques, de nappes sourdes et oppressantes, le fond sonore finit par s'affirmer comme l'expression de la vie intérieure des personnages, et notamment du héros. Comme eux, travaillé par cet accompagnement permanent, assourdi par les explosions, le spectateur finit par être débordé et perdu face à l'inconcevabilité de ce qu'il voit et le bruit du monde, les voix, les paroles, tout disparaît derrière la clameur chaotique de l'âme qui se tord et lutte pour survivre face à la cacophonie inhumaine à laquelle elle ne peut pas échapper2. Ce dont prend acte le travail sonore de Requiem pour un massacre c'est purement et simplement la mort du discours, rendu inopérant par ce à quoi il est confronté. À l'égal des personnages, le spectateur est plongé dans le chaos, les explosions, l'incompréhension, l'ébahissement, jamais la guerre n'a été filmée comme ça, jamais on ne l'a ressentie si précisément par le biais d'un écran, et comme ceux qui courent à l'écran pour essayer de s'extirper du chaos on finit par perdre la parole.
Par n'être plus capable de rien analyser.
On fait corps.
On perd le langage.
 












A la fin on reste seul dans la forêt. La lumière se rallume. On sort de la salle. Personne ne parle.

_____________________________________________________________

1 Une précision s'impose sans doute, MAIS IL EST FORTEMENT RECOMMANDÉ DE NE PAS LIRE CE QUI SUIT AVANT D'AVOIR VU LE FILM. Non pas que ça soit un film à twist final, mais tout de même. Donc, nous pensions que la fin était ratée car nous avions oublié que lorsque Fiora tire sur le portrait d'Hitler, les images d'archives qui se déclenchent alors étaient diffusées à rebours. Nous pensions qu'elles étaient montées normalement et que c'était maladroit puisque dès lors cela aurait signifié une intervention trop tirage de manche du réalisateur. Or donc il n'en est rien, les images sont diffusée à l'envers, pour remonter des crimes de guerre du nazisme jusqu'aux origines politiques de l'ascension du parti, puis jusqu'au début de la vie d'Hitler. Fiora se trouve alors face à une image d'Hitler bébé et se pose la question: doit-il tirer une dernière balle sur cette image, sur cet enfant? Et il retient son coup. Dès lors le message est clair: aussi insupportable que ce soit, tout cela est affaire d'êtres humains, l'inhumanité est affaire individuelle et chacun est maître de son navire. Tirer reviendrait à tomber à son tour dans l'inhumanité. Au fond s'ajoute la forme, parfaite, puisque Klimov retravaille ces images d'archives et fait à partir de de ce matériau historique un travail concret de remise en question personnelle. On notera au passage que c'est le genre de réflexion dont est incapable cet épais bourrin de Tarantino quand il essaye de faire la même chose (ce qui est d'ailleurs son fond de commerce) dans Inglourious Basterds.
2 On pense à ce propos à la définition magistrale de la chose que donne Nìkos Kokàntzis dans son très beau Gioconda: « en s'efforçant de croire qu'il était humainement impossible d'aller plus loin, on oubliait, tout simplement, que c'était inhumainement possible. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire