mardi 9 avril 2013

Le Sucre

Puisque ce film est trop méconnu, de brèves présentations s'imposent: le Sucre, film de Jacques Rouffio réalisé en 1978, est une grande comédie et un grand film copain. Au départ c'est un livre écrit par Georges Conchon, homme assez fascinant, sans doute le seul secrétaire des débats au Sénat ayant en des vies parallèles multiples reçu le prix Goncourt, écrit pour le cinéma et interviewé Serge Gainsbourg. Ce livre, intitulé le Sucre donc, s'appuie sur un véritable scandale financier ayant eu lieu en 1974. Il raconte comment des magnats de la finance ont organisé une fausse pénurie de sucre afin de faire grimper le cours de cette denrée et de gagner encore un petit sou. Cette manœuvre a entraîné la ruine de nombreux petits spéculateurs et une crise financière et bancaire dont l'issue a été un sauvetage par l’État (et donc les citoyens/contribuables). Pour la rédaction de cet ouvrage Conchon a effectué un véritable travail d'investigation, et lorsqu'il s'est agi de l'adapter pour en faire un film avec Jacques Rouffio de nouveaux entretiens préparatoires à l'écriture du scénario ont été menés avec des spécialistes de la question. Autant dire que le résultat est documenté, au bas mot. Mais pas que.


Déjà les choses sont intéressantes dès le début : le film commence par un des prégénériques les plus réussis du cinéma français. Les noms des acteurs principaux, le titre, des photogrammes animés et des écrans noirs se succèdent très rapidement tandis qu'en fond sonore une rumeur se précise, mélange de bruits de croquement de sucre et de voix qui disent "Le sucre le sucre le sucre hmmmm c'est bon très bon c'est bon". Cette petite séquence assez déroutante est immédiatement suivie par quelques plans montrant la mâchoire d'une machine se saisir de betteraves et les projeter en tas dans un mouvement si peu mécanique qu'il fait penser à celui d'un fauve s'assurant que sa proie est morte aussi bien qu'à la voracité d'une bouche humaine qui essaye d'en avaler toujours plus. Une sorte d'absurdité et de violence sont alors posées comme contexte de départ et donnent le ton de la comédie à venir: ancrée dans le réel, mais tirant vers une forme d'excès.


Pour atteindre ce ton il faut des dialogues, et ceux de Georges Conchon sont d'une finesse, d'une inventivité et d'un mordant parfaitement jouissifs. Ils naviguent avec aisance d'un langage cru à une langue beaucoup plus formelle et bureaucratique, jouant constamment de ce déséquilibre pour caractériser les relations entretenues entre les différents personnages et leurs milieux sociaux respectifs. Au milieu de ce travail, Conchon s'amuse à fleurir son vocabulaire, à parsemer les répliques de rimes internes, à donner du goût à ses dialogues. Et ça marche, ô combien. Mais les dialogues c'est bien beau, si les acteurs ne sont pas à la hauteur ça ne sert pas à grand chose. Et on a ici affaire à une distribution en état de grâce. Piccoli est parfait dans son interprétation au bord de la folie d'un industriel qui parle de lui à la troisième personne, Carmet joue le naïf floué comme personne, Depardieu incarne avec la grâce qui est la sienne la noblesse déchue et dévoyée, Piéplu est réjouissant en haut-fonctionnaire désenchanté, et on pourrait s'amuser à prendre chaque acteur et chaque personnage, la conclusion serait la même: c'est de la dentelle.


Tout ça aboutit à un film passionnant car scénarisé avec soin par Conchon et Rouffio, de sorte que le spectateur le moins calé en économie aussi bien que le spécialiste de la question pourront jouir de ce récit où les détails les plus techniques passent en douceur. Au plaisir premier de voir un bon film s'ajoute alors celui d'apprendre le fonctionnement d'une machine financière obscure bien qu'omniprésente dans nos vies. Mais si le film fascine le spectateur contemporain, c'est surtout parce que ce qu'il raconte ne diffère en rien de la situation économique actuelle, et qu'il devient du même coup absolument prophétique. Voir des banques et des industriels trop gros pour tomber être sauvés des conséquences de leurs appétits morbides par un État complètement dépassé par le monde de la finance résonne notamment d'une manière bien particulière auprès du spectateur d'aujourd'hui, et laisse comprendre que le marasme contemporain n'est pas une affaire de circonstances, mais bien le résultat d'un système établi depuis belle lurette.


Finalement on est bien tenté de dire que le Sucre est une des meilleurs comédies que le cinéma français ait jamais produites, un film qui résiste au temps et qui devient même de plus en plus juste à mesure que la situation financière s'enlise. Cela étant le film a l'élégance de présenter cette histoire édifiante où le sucre mène au lucre sans jamais se prendre au sérieux ni se transformer en film à charge ou en grand discours moralisateur. C'est drôle, élégant, juste, bien écrit, bien interprété... Et pourtant bien trop méconnu, ce que nous ne parvenons pas à nous expliquer. Une édition DVD de haute tenue existe, il est donc urgent de se ruer sur le Sucre, film qui rend moins bête et plus joyeux.

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