Puisque ce film est trop
méconnu, de brèves présentations s'imposent: le Sucre,
film de Jacques Rouffio réalisé en 1978, est une grande
comédie et un grand film copain. Au départ c'est un livre écrit
par Georges Conchon, homme assez fascinant, sans doute le seul
secrétaire des débats au Sénat ayant en des vies parallèles
multiples reçu le prix Goncourt, écrit pour le cinéma et
interviewé Serge Gainsbourg. Ce livre, intitulé le Sucre
donc, s'appuie sur un véritable scandale financier ayant eu lieu en
1974. Il raconte comment des magnats de la finance ont organisé une fausse pénurie de sucre afin de faire grimper le cours
de cette denrée et de gagner encore un petit sou. Cette manœuvre a
entraîné la ruine de nombreux petits spéculateurs et une crise
financière et bancaire dont l'issue a été un sauvetage par l’État
(et donc les citoyens/contribuables). Pour la rédaction de cet ouvrage Conchon a
effectué un véritable travail d'investigation, et lorsqu'il s'est
agi de l'adapter pour en faire un film avec Jacques Rouffio de
nouveaux entretiens préparatoires à l'écriture du scénario ont
été menés avec des spécialistes de la question. Autant dire que
le résultat est documenté, au bas mot. Mais pas que.
Déjà les choses sont intéressantes
dès le début : le film commence par un des prégénériques les plus réussis du cinéma français. Les noms des acteurs
principaux, le titre, des photogrammes animés et des écrans noirs
se succèdent très rapidement tandis qu'en fond sonore une rumeur se
précise, mélange de bruits de croquement de sucre et de voix qui
disent "Le sucre le sucre le sucre hmmmm c'est bon très bon
c'est bon". Cette petite séquence assez déroutante est
immédiatement suivie par quelques plans montrant la mâchoire d'une
machine se saisir de betteraves et les projeter en tas dans un
mouvement si peu mécanique qu'il fait penser à celui d'un fauve
s'assurant que sa proie est morte aussi bien qu'à la voracité d'une bouche humaine qui essaye d'en avaler toujours plus. Une sorte d'absurdité et de
violence sont alors posées comme contexte de départ et donnent le
ton de la comédie à venir: ancrée dans le réel, mais tirant vers
une forme d'excès.
Pour atteindre ce ton il faut des
dialogues, et ceux de Georges Conchon sont d'une finesse, d'une
inventivité et d'un mordant parfaitement jouissifs. Ils naviguent
avec aisance d'un langage cru à une langue beaucoup plus formelle et
bureaucratique, jouant constamment de ce déséquilibre pour
caractériser les relations entretenues entre les différents
personnages et leurs milieux sociaux respectifs. Au milieu de ce
travail, Conchon s'amuse à fleurir son vocabulaire, à parsemer les
répliques de rimes internes, à donner du goût à ses dialogues. Et
ça marche, ô combien. Mais les dialogues c'est bien beau, si les
acteurs ne sont pas à la hauteur ça ne sert pas à grand chose. Et
on a ici affaire à une distribution en état de grâce. Piccoli est
parfait dans son interprétation au bord de la folie d'un
industriel qui parle de lui à la troisième personne, Carmet joue le
naïf floué comme personne, Depardieu incarne avec la grâce qui est
la sienne la noblesse déchue et dévoyée, Piéplu est réjouissant en
haut-fonctionnaire désenchanté, et on pourrait s'amuser à prendre
chaque acteur et chaque personnage, la conclusion serait la même:
c'est de la dentelle.
Tout ça aboutit à un film passionnant
car scénarisé avec soin par Conchon et Rouffio, de sorte que le
spectateur le moins calé en économie aussi bien que le spécialiste
de la question pourront jouir de ce récit où les détails les plus
techniques passent en douceur. Au plaisir premier de voir un bon film s'ajoute alors celui d'apprendre le
fonctionnement d'une machine financière obscure bien
qu'omniprésente dans nos vies. Mais si le film fascine le spectateur contemporain,
c'est surtout parce que ce qu'il raconte ne diffère en rien de la
situation économique actuelle, et qu'il devient du même coup
absolument prophétique. Voir des banques et des industriels trop
gros pour tomber être sauvés des conséquences de leurs appétits
morbides par un État complètement dépassé par le monde de la
finance résonne notamment d'une manière bien particulière auprès
du spectateur d'aujourd'hui, et laisse comprendre que le marasme
contemporain n'est pas une affaire de circonstances, mais bien le
résultat d'un système établi depuis belle lurette.
Finalement on est bien tenté de dire
que le Sucre est une des meilleurs comédies que le cinéma
français ait jamais produites, un film qui résiste au temps et qui
devient même de plus en plus juste à mesure que la situation
financière s'enlise. Cela étant le film a l'élégance
de présenter cette histoire édifiante où le sucre mène au lucre sans jamais se prendre au
sérieux ni se transformer en film à charge ou en grand discours
moralisateur. C'est drôle, élégant, juste, bien écrit, bien
interprété... Et pourtant bien trop méconnu, ce que nous ne
parvenons pas à nous expliquer. Une édition DVD de haute tenue
existe, il est donc urgent de se ruer sur le Sucre,
film qui rend moins bête et plus joyeux.
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