Alors que nous nous préparions il y a
quelques semaines à revoir Requiem pour un massacre (grâce
au super chouette festival Hallucinations Collectives), nous songions
que ce film aurait pu être parfait n'eût été sa fin maladroite.
Or, la revoyure nous a fait prendre conscience que notre mémoire
était bonne à foutre aux orties et qu'un malencontreux malentendu
nous avait fourvoyé dans notre jugement.
Dès lors, force est de reconnaître que Requiem pour un massacre
est le meilleur film de guerre de l'histoire cinématographique
(aussi fou que ça puisse paraître, même un Kubrick est balayé en
deux secondes), et même que c'est un film parfait. Ça arrive. Il
faut donc chanter ses louanges sur la terre comme au ciel, même si
la tâche est ardue car il faut bien admettre que ce film ne se plie
guère à l'exercice puisqu'il ne se plie guère à quoi que ce soit.
S'il faut commencer par le début, il
faut parler d'Elem Klimov, réalisateur. Enfant, il a vécu la
bataille de Stalingrad, ce qui doit un peu marquer une mémoire. Le
plus simple est de lire ce qu'il a à en dire: « Le gosse que
j'étais, naturellement, avait vécu les bombardements. Et la
traversée de la Volga, l'exode vers l'Oural. Maman, le frérot tout
juste né... Dans la nuit, cette traversée de la Volga à
Stalingrad, au mois d'octobre 1942, sur le bac, dans la cabine.
Stalingrad est, entièrement sur la rive droite, une ville
interminable, déjà 60 km de long à l'époque. Et après, les
collines, la steppe. (...) D'un mot, une ville comme un boyau. Eh
bien, la ville entière brûlait. Et le fleuve brûlait, de l'eau qui
brûle sur une largeur d'un kilomètre et demi. Des réservoirs
avaient été bombardés, le pétrole s'en était échappé, tout
s'était déversé dans le fleuve. Il brûlait. Sans compter qu'on
nous bombardait aussi. Autrement dit, les explosions faisaient de
surcroît bouillonner le fleuve. Nos mamans nous faisaient un écran
de leurs corps, elles jetaient sur nous des couvertures, des
oreillers, et se couchaient par-dessus. Moi bien sûr je sortais le
nez dehors pour bien voir tout. » Cette expérience fondatrice
fait que Klimov, sa vie de réalisateur durant, sait qu'il doit
réaliser un film sur la guerre, que c'est un devoir. Ce sera
d'ailleurs son dernier film, comme si sa carrière entière tendait
en réalité vers cet aboutissement.
Presque naturellement il choisit
d'adapter une nouvelle du romancier Ales Adamovitch dans laquelle est
raconté le parcours d'un adolescent biélorusse dans la guerre. Il
doit pour cela trouver un interprète, un acteur débutant qu'il va
plonger neuf mois durant dans le chaos d'un tournage qui ressemblera
à l'apocalypse (les tirs de mitrailleuse filmés sont des tirs à
balles réelles par exemple, tout comme sont réelles les explosions
d'obus, et le jeune acteur a manqué de se noyer à plusieurs
reprises lors de l'incroyable scène du marécage). Plonger dans
cette expérience un adolescent qui n'a pas "le métier pour le
protéger" comme le dit Klimov, c'est presque à coup sûr lui
ouvrir grand les portes de l'asile psychiatrique. C'est Alexeï
Kravtchenko qui sera Fiora, et voyant que le jeune homme est prêt à
tous les excès pour fournir le meilleur travail possible (il jeûnera
pendant huit jours, passés à courir et à faire du vélo, afin de
maigrir autant que possible pour mieux incarner son personnage),
Klimov le soumet à des séances d'hypnose afin qu'il puisse se
construire des défenses psychologiques, et tout simplement qu'il
survive au tournage. À
l'écran, l'effort de Kravtchenko est saisissant: on a l'impression
de voir l'adolescent naïf du début du film se transformer en
vieillard à mesure que son expérience de la guerre avance. Quant au
titre d'origine, Va et regarde (autrement plus beau que
l'assez putassier Requiem pour un massacre qui sera imposé au
film lors de sa sortie française), il est issu de l'Apocalypse de
Saint Jean. La préparation du film est extrêmement chaotique,
traîne pendant des années, les producteurs essayent d'écarter
Klimov du projet mais Adamovitch n'en démord pas: ce film doit être
réalisé par lui, ou ne pas être. Finalement la détermination paye
et le réalisateur peut faire le film comme il l'entend. Il décide
de ne pas tout montrer, car il y a des choses que le spectateur ne
pourrait pas voir, mais il fait ce film avec un respect primordial
pour son sujet, « un sujet trop sacré pour mentir, pour "faire
du cinéma" ».
Et alors le film. Déjà, sa force
première apparaît dès l'ouverture: on ne sait jamais ce qui va se
passer, voire ce qui se passe sous nos yeux. Ainsi, la première
scène montre un vieux fou qui semble embêter des enfants qui
jouent, mais on comprendra plus tard qu'en vérité il cherche à les
protéger de leur naïveté et de ce vers quoi elle les mène. Le
film va constamment reposer sur ce sentiment d'incertitude, très
rare au cinéma finalement. Le spectateur ne sait jamais ce qui va se
passer dans les dix secondes suivantes, ce qui contribue à faire
d'un visionnage de Requiem pour un massacre une expérience
éprouvante (mais ô combien salutaire et bouleversante): on en sort
complètement lessivé, épuisé comme jamais. Et sans doute
faudrait-il qu'il en soit ainsi avec tous les films de guerre, si
seulement ils étaient faits avec honnêteté et discernement.
Le principe du récit ensuite, celui de
faire parvenir au spectateur une vision de la guerre à travers le
regard d'un enfant naïf, est d'une puissance folle. C'est une
histoire de perte d'innocence, d'entrée dans l'âge adulte, mais ça
va bien au-delà. La seule autre œuvre de laquelle on pourrait
rapprocher ce film, c'est Voyage au bout de la nuit. Comme
Bardamu, Fiora part se battre par bravade et s'aperçoit bien vite
que la guerre n'a rien à voir avec ce à quoi il s'attendait. Mais
c'est déjà trop tard, non seulement elle détruit tout sur son
passage, à commencer par les êtres humains, mais elle détruit
aussi leur passé et s'attaque à l'humanité de chacun, laissant les
survivants dans une sorte de vide métaphysique absolu. Cela dit,
l'expérience de Klimov enfant se perçoit également à travers le
travail visuel phénoménal dont bénéficie le film (on devrait dresser
immédiatement devant chaque salle de cinéma une statue à la gloire
d'Alexeï Rodionov, son chef opérateur), et notamment à travers la
beauté terrible mais fascinante de ce qu'est concrètement un
combat. Là encore on pense à Céline: les traits de lumière que
font les balles de mitrailleuse qui sifflent dans l'air, le bruit
formidable des explosions, c'est terrifiant et beau à la fois. A
cela s'ajoute une virtuosité de la caméra (qui fait beaucoup penser au style d'un autre grand Russe, Mikhaïl Kalatozov) qui fait que bien souvent,
quand on essaye de comprendre comment un plan séquence a été
tourné, on finit par baisser les bras. De toute façon, le côté
sublime de la chose nous empêche d'y réfléchir posément, on
s'ébaubit plutôt bien vite devant la force de ces images.
Qui plus est, un travail d'une
grande subtilité est fait lorsqu'il s'agit de représenter
les personnages. Klimov travaille sur deux régimes:
pour filmer l'ennemi, il s'attache
d'abord à filmer le vide. Pendant plus d'une heure et demi (à une
rapide exception près) on ne voit pas d'où viennent les balles,
qui commet les crimes, et ça n'est que très progressivement que
des silhouettes se détachent dans la brume et prennent un visage.
Auparavant, il n'y a qu'une menace imprécise, diffuse, mais
omniprésente et mortelle.
pour représenter les civils,
Klimov s'attache régulièrement à filmer ses personnages de face.
Dans un premier temps, l'incroyable expressivité des visages de ses
acteurs a pour effet de donner une charge dramatique rare à ce que
vivent ces personnages (y compris ceux incarnés par les figurants,
qui font preuve d'un engagement total d'autant plus troublant que
l'on sait que beaucoup des vieilles personnes filmées ont vécu
elles-mêmes ces combats). Qui plus est, cette manière d'adresse à
la caméra finit par impliquer véritablement le spectateur qui
devient témoin. Il n'est alors plus dégagé de toute
responsabilité, mais entièrement impliqué. Les personnages
deviennent donc des icônes qui nous interrogent, qui nous poussent
à aller et à regarder (d'où la subtilité du titre d'origine) et
qui nous donnent une responsabilité en tant qu'êtres humains.
L'expérience est totale.
D'autant plus totale qu'à la maîtrise
absolue de la mise en scène s'ajoute progressivement un travail
subtil et formidable (au sens premier du mot) de la bande sonore.
Savant mélange de bruits de fond exacerbés, de musiques
extra-diégétiques, de nappes sourdes et oppressantes, le fond
sonore finit par s'affirmer comme l'expression de la vie intérieure
des personnages, et notamment du héros. Comme eux, travaillé par
cet accompagnement permanent, assourdi par les explosions, le
spectateur finit par être débordé et perdu face à
l'inconcevabilité de ce qu'il voit et le bruit du monde, les voix,
les paroles, tout disparaît derrière la clameur chaotique de l'âme
qui se tord et lutte pour survivre face à la cacophonie inhumaine à
laquelle elle ne peut pas échapper.
Ce dont prend acte le travail sonore de Requiem pour un massacre
c'est purement et simplement la mort du discours, rendu inopérant
par ce à quoi il est confronté. À
l'égal des personnages, le spectateur est plongé dans le chaos, les
explosions, l'incompréhension, l'ébahissement, jamais la guerre n'a
été filmée comme ça, jamais on ne l'a ressentie si précisément
par le biais d'un écran, et comme ceux qui courent à l'écran pour
essayer de s'extirper du chaos on finit par perdre la parole.
Par n'être plus capable de rien
analyser.
On fait corps.
On perd le langage.
A la fin on reste seul dans la forêt.
La lumière se rallume. On sort de la salle. Personne ne parle.
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