vendredi 9 septembre 2011

La Signora di Tutti

Au début du film, une vedette de cinéma fait une tentative de suicide. Le spectateur est entraîné dans ses souvenirs et finit par comprendre le pourquoi du comment. Gloire, trépas entouré de mystère, construction en flash-back, qui a dit « Citizen Kane[1] » ?


C’est filmé par Max Ophuls, dont la caméra semble être faite de nuages. Elle capte les allées et venues, suit les mouvements et les élans, et sait comme personne faire exister le quatrième mur qui sépare le public de l’action. Kubrick est doué pour ça aussi, notamment dans l’Ultime Razzia.

Ophuls filme une actrice, Isa Miranda, dont il est de toute évidence amoureux. Elle le lui rend sans doute bien et cette alchimie crée des moments qui donnent des frissons. En la voyant un instant marcher comme une poupée cassée, on pense à Laura Elena Harring après l’accident de voiture qui ouvre Mulholland Drive, de David Lynch.


De fait, en voyant la Signora di Tutti, beaucoup de films et de cinéastes majeurs nous viennent à l’esprit. Et comme Ophuls l’a réalisé en 1934, l’esprit avisé en déduit que ce film et ce réalisateur ont influencé un paquet de beau monde. On peut donc voir la Signora di Tutti[2] si on aime le cinéma, ne serait-ce que pour jouer à l’historien à veste en velours côtelé.


Mais il y a mille autres raisons de le faire encore, au sommet desquelles Max Ophuls. Il y a longtemps que nous avons envie de parler de lui ici, mais par quel bout le prendre ? Presque chacun de ses films mériterait un panthéon. Alors parlons de son seul film italien, car tel est notre bon plaisir. Le cinéma d’Ophuls tire toujours vers le spectacle vivant, mais plus que le théâtre, c’est l’opéra son véritable point de mire. Opéra classique, opéra-bouffe, Ophuls aime les sentiments mis en scène avec ce mélange d’emphase et de sensibilité profonde, il aime quand ça gueule par peur de murmurer. Dans ses films les gens malheureux ne regardent pas la pluie tomber : ils se balancent par la fenêtre. Et la caméra les suit.


Mais il ne faut pas croire pour autant que le cinéma de Max Ophuls joue la poudre aux yeux, au contraire. C’est un cinéma de l’émotion, du drame, de l’emphase, mais qui colle de près aux élans intérieurs. En somme, c’est un cinéma de l’âme. Sa caméra sait se faire suffisamment aimante et bienveillante pour que les acteurs, et subséquemment les personnages, n’aient plus peur de s’exprimer véritablement. Car si Ophuls n’aime rien tant que les mouvements amples et les plans séquences savamment construits, il ne perd jamais de vue l’essentiel de la chose : le personnage. C’est pour mettre en lumière ce que ce dernier vit et ressent que la technique se plie en quatre, et c’est une belle chose que cela.


C’est ainsi que la Signora di Tutti est constellé de moments de bravoure, tout en étant avant toute chose un mélo absolu racontant l’histoire d’une femme qui se fait déposséder d’elle-même, qui voudrait exister mais ne parvient pas à être considérée autrement que comme une image. Ophuls se sert du cinéma en posant la question de l’actrice quand elle n’est plus à l’écran. Une pièce de théâtre se conclut par le salut des comédiens, le geste est symbolique : il y a eu les personnages, il reste les acteurs. Mais au cinéma cette différenciation n’existe pas, et des tonnes de sentiments sont projetés sur l’entité aux contours flous de l’acteur/personnage. Une actrice peut alors devenir « la femme de tous », titre de ce film, bien sûr, mais aussi titre du film qui fait la gloire du personnage principal.


Un film dans le film qui fait du film un miroir de la réalité, et qui fait d’Isa Miranda[3] une sorte de double de Gaby Doriot. On a alors le sentiment d’assister à une déclaration d’amour doublée d’une mise en garde où Ophuls prie Isa Miranda de ne jamais se perdre dans les méandres d’un système qui la ferait devenir femme de tous, inexistante en somme. Ophuls fait de ce film un écrin pour celle qu’il aime, sachant aussi qu’en la poussant ainsi sous la lumière il risque de la perdre. C’est bigrement complexe, et drôlement beau.


Il y aurait bien d’autres choses encore : ces moments où Ophuls fond plusieurs images en une, comme pour pouvoir embrasser le monde dans sa totalité en un seul plan ; cette scène assez banale où l’on devine en fond sonore les pleurs d’un personnage absent à l’image, comme pour mieux faire transparaître ce qui est au cœur des choses sans être visible pour autant ; ou encore cette scène qui touche au sublime, accompagnée d’un air d’opéra (tiens donc), où la maestria de la mise en scène transcende un récit sombre pour en faire une véritable tragédie. Ophuls est un grand technicien, mais il met cette virtuosité au service de l’âme de ses personnages et de leur histoire. En d’autres mots, c’est la perfection cinématographique.


[1] Loin de nous l’idée d’accuser Orson Welles de plagiat, d’autant que chacun sait (grâce à La Classe Américaine) qu’Orson Welles "n'aime pas  trop les voleurs et les fils de pute."
[2] Et tous  les autres films de Max Ophuls, à part si on aime le cinéma terne
[3] qui était vendeuse de gants avant que de devenir une star internationale grâce à ce film.

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