The Wicker man est un film culte par excellence. Il se compose comme suit :
- le sergent Howie, policier écossais raide comme la justice et pieux comme un piquet, reçoit un courrier anonyme lui annonçant la disparition d’une jeune fille. Il monte aussitôt dans son petit avion pour aller mener l’enquête sur l’île de
- Summerisle, sorte de Toscane andalouse au large des côtes écossaises bénéficiant d’un climat pour le moins clément. Cette île est réputée pour sa luxuriance et pour son rapport particulier à la loi, toute séparée qu’elle est du continent et de ses us et coutumes, ne reconnaissant comme unique gouverneur que
- Lord Summerisle, un homme plein de charisme (d’ailleurs il est interprété par Christopher Lee, c’est tout dire) qui mène ce petit monde, invitant ses concitoyens à vivre selon une religion mélangeant paganisme, animisme et religion celtique. Lorsque le sergent Howie prend la pleine mesure de la déréliction morale de cette île sur laquelle « on chante et danse même le dimanche », un combat intellectuel et métaphysique prend forme entre lui et lord Summerisle. En plus de quoi Howie a une enquête à mener. En plus de quoi on sent bien que quelque chose se trame. Mais quoi donc ?
Le film est avant tout le travail d’un binôme, Anthony Shaffer au scénario, aidé par le réalisateur Robin Hardy. Leur ambition de départ était simple : faire un film s’apparentant à l’horreur, mais intelligent. Ils décident alors de se plonger dans des tonnes d’écrits sur les religions païennes disparues. L’élaboration du film avançant, son côté cinématographique est à son tour pris en considération, et de vague film d’horreur le film devient une semi-comédie musicale mâtinée d’une réflexion sur le confit des croyances, le tout construit sur une structure d’enquête à suspense.
Le résultat peut-être défini d’une simple formule : jamais vu, et jamais reproduit. Le film baigne dans un univers étrange, le décor paradisiaque abrite une communauté qui semble coupée de toute modernité, et ce sans regrets. L’intelligence des auteurs a été de placer d’entrée de jeu le spectateur du côté d’un personnage qui ne possède pas les clés nécessaires à la compréhension des lieux et de ce qui se passe. On est donc à la traîne, et dès lors amené à être attentif à chaque chose, et à progressivement se laisser envahir par cette atmosphère particulière. L’esthétique de départ semble vieillotte, mais c’est un trompe-l’œil : Hardy s’appuie sur ce côté derrickien pour mieux dérouter le spectateur en le faisant entrer dans un univers inconnu. Et en choisissant de refuser tout esprit de connivence entre le spectateur et les personnages (soit excessivement bigots, soit trop éloignés de nos codes), Shaffer et Hardy prennent un grand risque sur la réception de leur œuvre. Ce qui se vérifie d’ailleurs immanquablement : quand la révélation finale a lieu, le public se sépare entre ceux qui sont abasourdis par l'aspect formidable (au sens premier du mot) de ce qui se passe, et ceux qui ne peuvent pas supporter que la résolution ne corresponde pas davantage aux (fausses) pistes lancées par le film. En fait, The Wicker man est une sorte de pari d'ensemble, reposant sur la certitude sereine de ses créateurs qu'un autre type de cinéma et possible, et sur leur confiance humaniste qu'il y un public pour ça. Pari gagné.
Partis comme ils l’étaient, Shaffer et Hardy ont également vu là l’occasion de mettre en scène une confrontation/réflexion entre deux philosophies, qu’on pourrait schématiser en la présentant comme un conflit entre modernes et anciens. D’un côté un rigorisme absolu obsédé par la loi comme maintien de l’ordre établi aussi bien que comme respect de la parole divine, de l’autre une sorte de laisser-aller élégant consistant à ne pas prendre les choses de haut, mais à se placer en toute humilité à échelle humaine, voire animale. Dans cette confrontation, Howie apparaît comme l’homme des choses apprises puis répétées, furieusement moderne. Il a du falloir aux auteurs et à l’acteur Edward Woodward bien du travail pour ne pas le transformer en cliché. Howie est le rigorisme sûr de lui, incapable de remettre en cause quoi que ce soit, et surtout pas lorsque ses certitudes se cognent contre des choses autres. Au fond, Howie partage un défaut avec bien des spectateurs de cinéma : sorti des sentiers battus, il cherche des points de repère à quoi se raccrocher plutôt que de profiter de l’espace de liberté qui s’offre à lui. Howie, en combattant tout bouillonnement intérieur, toute pulsion de vie en lui, a fini par se dénaturer. Il apparaît alors comme le contraire de lord Summerisle, qui voit quant à lui la perfection en l’animal qui ne s’encombre pas d’obsessions culpabilisantes : « aucun d’eux n’est respectable, ni malheureux. » Le rigorisme religieux est alors présenté comme un profond manque de confiance en soi, en les autres, et en tout ce qui nous entoure. Et c’est plutôt finement observé.
La dénaturation du rigoriste apparaît même comme la négation même de sa liberté. On pense à ce qu’écrit Henri Laborit dans l’avant-propos de son (ô combien recommandable) Éloge de la fuite : « Quand il ne peut plus lutter contre le vent et la mer pour poursuivre sa route, il y a deux allures que peut encore prendre un voilier : la cape (le foc bordé à contre et la barre dessous) le soumet à la dérive du vent et de la mer, et la fuite devant la tempête en épaulant la lame sur l’arrière avec un minimum de toile. La fuite reste souvent, loin des côtes, la seule façon de sauver le bateau et son équipage. Elle permet aussi de découvrir des rivages inconnus qui surgiront à l’horizon des calmes retrouvés. Rivages inconnus qu’ignoreront toujours ceux qui ont la chance apparente de pouvoir suivre la route des cargos et des tankers, la route sans imprévu imposée par les compagnies de transport maritime. » Ici, lord Summerisle se présente comme une personne sans réponse définitive, qui admet qu’il peut se tromper (ce qui ne l’empêche pas pour autant de se livrer à des actes extrêmes, puisque les auteurs ont cherché à fuir toute caricature), qui s’accorde le droit à la dérive. Howie, à l’inverse, a une carte gravée dans le cerveau, et il lui sera constamment impossible de se débarrasser de ces schémas, aveuglé qu’il est par ses certitudes.
Mais bon, The Wicker man c’est avant tout du cinéma, et qui dit cinéma dit souvent musique, et ici nous sommes bigrement gâtés, attention les oreilles. Composée par l’alors jeune Paul Giovanni, qui s'inspire fortement de thèmes presque antiques[1], la bande originale du film est interprétée par un groupe monté pour l'occasion, Magnet, et parfois par la prodigieuse voix de couilles (c’est le seul terme parfaitement adéquat) de Christopher Lee, ce qui fait de ce film un cadeau, dès le départ. Les paroles des chants anciens revisités sont parfois tirées d’écrits de Robert Burns, poète écossais légendaire considéré comme un des pionniers du romantisme. On assiste donc à ce qui est l'essence même du miracle de la folk anglaise: ce refus de choisir entre l’inventivité des courants modernes et le souffle des chants qui ont traversé les âges ; cette certitude que les deux peuvent être abordés dans un même mouvement puisque la musique c’est de l’émotion, et l’émotion est universelle et intemporelle.
Paul Giovanni & Magnet - Gently Johnny
Qui plus est, au-delà de la réussite purement musicale de l'entreprise, il y a un travail d'édification dans ces chansons. Si l'on prend "Maypole", par exemple, il s'agit d'une sorte de revisite d'une chanson pour enfants dont on a oublié l'origine, "The green grass grew all around", construite sur une description progressive (il y avait un arbre, et sur cet arbre il y avait une branche, et sur cette branche il y avait un nid, etc.). Mais ici, le propos de la chanson s'éloigne de la simple description pour proposer une sorte de philosophie joyeuse et apaisée sur le cycle engendrant la vie et la mort: sur l’arbre il y a un nid, dans le nid il y a un oiseau, sur cet oiseau il y a une plume, de cette plume on fait un lit sur lequel il y a une fille sur laquelle il y a un garçon, dans le garçon il y a une graine, de cette graine vient un garçon, qui devient un homme, puis une tombe sur laquelle pousse un arbre, etc. Si un tel soin est apporté aux chansons, c'est qu'Anthony Shaffer et Robin Hardy sont convaincus que la chanson et la musique sont des éléments primordiaux d'une croyance religieuse. La musique aura donc pour but dans The Wicker man de caractériser la religion païenne des habitants de Summerisle autant que de plonger progressivement le spectateur dans une sorte de bain intellectuel et émotif propre à l'ambiance du film. Le résultat ne peut que leur donner raison, cette bande originale vaut le détour à la fois pour son côté folk absolue et pour l'étrangeté de la fièvre qui la parcourt parfois, cette fièvre atteignant des sommets lors d'une sorte de chant de sirène chargée d'une tension érotique impressionnante.
Il y aurait encore bien des choses à dire sur ce film, des anecdotes prouvant que Rod Stewart est un con ou racontant comment les bobines originales du film dorment sous une autoroute anglaise, bizarrement confondues qu'elles ont été avec du tout-venant dont on se sert dans le BTP pour remplir des fondations. The Wicker man a connu un tournage éprouvant, une sortie sabotée par une guéguerre de patrons de studios qui aboutit à un montage s’apparentant à un massacre pur et simple du film, mais voilà : Shaffer et Robin définissent ce film comme un acte de foi. Et c’est ce qu’il est. The Wicker man a traversé toutes les tempêtes grâce au soutien indéfectible[2] de ceux qui ont contribué (gratuitement pour Hardy, Shaffer et Lee) au film, et au culte que lui ont voué ses spectateurs successifs. Un acte de foi cinématographique et poétique… C’est une rudement chic de chose.
P.S. : ce film est trouvable en DVD, mais la version présentée est celle, désastreuse, des studios. En attendant une hypothétique réparation de cette injustice, il faut voir The Wicker man tel que l’a voulu Robin Hardy ; cette version « director’s cut » est aisément trouvable sur internet.
[1] Tels "Willie O'Winsbury", réemployé ici de la plus belle des manières lors d'une scène de procession, ou "Sumer is icumen in", l'une des plus vieilles chansons du monde présentée ici dans un contexte particulier mais respectueux de son origine, à savoir la célébration du retour de l'été.
[2] Soutien et enthousiasme inentamés, puisque Christopher Lee continue, pas loin de 40 ans après, à clamer sur tous les tons que c'est le film auquel il a participé qu'il préfère, le meilleur rôle de sa carrière, et tout simplement l'un des meilleurs films anglais de l'Histoire. Ce en quoi on a envie de lui donner raison.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire