Hier après-midi Sidney Lumet est mort. Ce sont des choses qui arrivent, surtout quand on a 86 ans et un cancer. Mais c'est tout de même rudement pénible. J'espérais que les hommages pleuvraient, pour faire revenir un temps sur le devant de la scène un cinéaste qui n'avait en vérité jamais cherché à être sur le devant de la scène. La réaction que j'espérais, c’était que quelqu'un dise « Sidney Lumet n'aimait pas se mettre en avant, alors pour ne pas le gêner on ne parlait pas trop de lui, mais maintenant qu'il ne nous entends plus on peut le dire: c'était un sacré réalisateur! » Mais non. Quelques mots dans les J.T., quelques articles plus conséquents dans la presse, sans doute divers hommages à venir, et un très beau raté d'un journaliste radio qui disait retenir de sa filmographie « Serpico et les Trois jours du condor », ce dernier étant un film de Sidney... Pollack. Il n'était pas tombé loin. Cette anecdote n'a pas pour but de se moquer ou de critiquer, mais elle est édifiante: elle en dit beaucoup sur la discrétion d'un réalisateur qui s'efforçait de ne jamais passer au premier plan. Ce qui comptait pour Sidney Lumet, c'étaient ses films. En revanche, on peut être sûr que quand le nouvel Hollywood commencera à casser sa pipe, on en aura plein les oreilles et les yeux d'hommages multiples, de rediffusions, etc. Alors que Sidney Lumet incarnait la réussite d'un courant indépendant que ceux du nouvel Hollywood prétendent avoir défendu toute leur vie, eux qui ont eu tôt fait de rentrer dans le rang comme des petites putes, pour reprendre l’expression consacrée[1].
Alors voilà, Sidney Lumet n'est plus, et il est trop tôt pour réfléchir à tout ça de manière calme et nuancée, mais il est difficile de trouver quelqu'un pour reprendre le flambeau. Le flambeau d'un cinéma fuyant l'effet pour mieux toucher le cœur de la chose, un cinéma qui travaille le fond plutôt que de chercher à en mettre plein les yeux. Un film[2] de Sidney Lumet c'est un scénario solide, des comédiens impeccables, une mise en scène absolument tenue et très réfléchie, mais rien d'extraordinaire en soi. Il se passe des choses qui ne retournent pas le cerveau du spectateur, elles sont filmées comme il faut, vraiment, mais rien de sublime. Seulement voilà, ces scènes anodines restent profondément gravées dans la mémoire. Et parfois il y a deux personnages qui parlent, filmés en champ-contrechamp, et on a soudain les larmes aux yeux, sans bien comprendre pourquoi. Le grand talent de Sidney Lumet, c'est de mettre absolument tous les moyens dont il dispose au service de son film. Forcément, les guerres d'ego hollywoodiennes n'ont jamais eu leur place dans une telle conception de la chose. Et il en résulte des chefs-d'œuvre (même si le terme "chef-d'œuvre" est trop pompeux et remâché pour rendre justice à ces films), de 12 hommes en colère à Serpico, des chefs-d'œuvre reconnus. Et puis des chefs-d'œuvre méconnus aussi, comme À bout de course (Running on empty en V.O., sorti en 1988).
À bout de course raconte l'histoire d'une famille, les Pope. Les parents, Arthur et Annie, sont d'anciens activistes politiques. Ils ont un jour de 1971 fait exploser un laboratoire dans lequel était fabriqué du napalm, et un gardien qui n'était pas censé être là a été blessé et rendu aveugle par cette explosion. Depuis, Arthur, Annie et leurs fils Danny et Harry sont en cavale. Ils doivent fréquemment changer de ville et d'identité, pour ne pas finir en prison. Seulement voilà, Danny a 17 ans, et arrive le moment où il va devoir choisir entre rester fidèle à ses parents et à leurs idéaux, et mener sa vie.
Le scénario de ce film, écrit par Naomi Foner, est à l'image du cinéma de Lumet. À la lecture on se dit à la rigueur "Ah oui tiens, ça peut être intéressant.", mais le résultat dépasse de loin le postulat de départ. Naomi Foner a réussi à en tirer toute la sève dramatique et intellectuelle pour en faire un grand récit réfléchi et émouvant. Car ce qui est raconté, c'est la fin d'une époque, celle où des gens avaient des idéaux et se battaient pour eux, essayant de changer le monde à leur mesure, refusant de participer à un jeu auquel ils n'avaient pas envie de jouer. À la fin des années 80, le triomphe du marché-roi ne laisse d'autres choix à ces activistes que la fuite ou l'abandon. Mais cette fin d'époque coïncide avec une autre transition, celle du passage à l'état de jeune adulte de Danny (interprété à la perfection par River Phoenix, dont la mort prématurée rajoutera de l'épaisseur à cette impression de fermeture de parenthèse). À son tour, il se retrouve confronté à l'autorité que ses parents lui ont appris à remettre en cause, mais qu'ils sont naturellement devenus en lui imposant bon an mal an un mode de vie qui ne lui convient peut-être plus. De cette famille précise ressortent donc des enjeux qui concerne l'ensemble du monde occidental de la fin du vingtième siècle, mais tout cela est présenté de manière très discrète, en filigrane.
Le talent de Lumet à la réalisation s'accorde parfaitement à la dentelle scénaristique: avec presque rien, beaucoup de choses sont dites. Le générique de début par exemple: un air de piano doucement mélancolique en fond sonore, à l'image les lignes blanches d'une route qui se succèdent, et voilà le fond du film exposé: l'histoire d'une errance et d'une tristesse. Tout le film est émaillé de scène dans lesquelles le style de Lumet fait mouche, prouvant que quand un réalisateur est doué et a le sens de l'effort, il tire énormément d'émotion de la plus simple des manières. Un personnage apprend la mort de sa mère: pas de musique, pas de travelling avant vers son visage, simplement le personnage qui accuse le coup et que la caméra observe, à une distance respectueuse, avant de le laisser se soustraire au regard des autres pour laisser libre cours à sa douleur. La caméra considérée comme l'égal des personnages, le spectateur comme un frère des personnages, pas comme un juge. Lumet, en tant que point de vue, se place très souvent en retrait; il laisse ainsi aux acteurs l'espace suffisant pour s'exprimer, et offre aux personnages une sorte de marque de respect. On s'aperçoit alors que beaucoup de réalisateurs sont des équivalents de forains, qui jettent leurs personnages/créatures en pâture à un public qui se trouve dès lors habitué à ne plus voir l'humanité contenue dans ceux qu'il regarde.
Lumet, au contraire, cherche à créer des liens véritables entre le spectateur et les personnages: il ne cherche pas à être aimé ou admiré personnellement, il veut que son film soit éloquent, que l'on ait de l'empathie pour ses personnages, quels qu'ils soient. Lors d'une scène, Danny assiste à son premier cours de musique dans le lycée où il vient d'arriver. Le professeur lance sans prévenir une chanson pop et des élèves se lèvent et commencent à danser. On se sent alors gêné, avec l'impression que Lumet a raté son coup, que cette scène pourrait passer dans un mauvais téléfilm mais que non, vraiment, ça ne colle pas avec la tonalité d'ensemble. Puis la caméra revient vers Danny, qui assiste au spectacle sans savoir quoi faire, gêné qu'il est par sa méconnaissance des codes adolescents. On comprend alors que ce sentiment de malaise face à la scène est recherché par Lumet, pour mettre Danny et le public à un même niveau. Voilà comment on crée un lien entre un personnage et un spectateur. C'est un des multiples exemples de l'intelligence de la mise en scène selon Lumet: elle ne saute pas aux yeux, précisément parce qu'elle est intelligente, et elle respecte le public parce qu'elle a envie non pas de l'écraser sous sa virtuosité pour susciter une admiration débordante, mais d'en faire un compagnon de route, et d'instaurer une sorte d'échange avec lui, d’égal à égal.
Pour autant, Lumet n'est pas un théoricien pur et dur. Il est entre la théorie et le divertissement, dans le meilleur espace au fond: là où repose la véritable émotion. Et bon sang, il y en a dans ce film. Lors d'une scène dans laquelle Annie revoit son père, avec qui elle a coupé les ponts après l'avoir traité de "porc impérialiste" quinze ans plus tôt, il y a une sorte d'effort à sens unique: Annie tente de faire comprendre à son père qu'elle s'en veut de lui avoir fait subir la douleur d'être séparé de sa fille, tandis que lui semble camper sur ses positions. Et puis une faille apparaît soudain, laissant deviner l'humanité du père. Un personnage qu'on ne voit que cinq minutes à l'écran devient alors inoubliable, et une scène des plus simple devient un sommet d'émotion. La magie se reproduit à plusieurs reprises dans le film, c'est comme si le regard presque neutre de Lumet faisait naître à nos consciences l'intensité et l'aspect profondément émouvant de choses anodines.
Et donc voilà, À bout de course est un film magnifique, l'essence du cinéma selon Lumet, un cinéma engagé dans une voie profondément humaniste qui ne cherche pas à regarder ses spectateurs de haut, mais au contraire à les réconcilier avec eux-mêmes et à leur donner le courage de ne pas accepter ce qui ne doit pas l'être. Lumet s'est ainsi attaqué à la corruption, à la peine de mort, au système judiciaire américain, à la télévision... Son cinéma était un cinéma de lutte, mais une lutte qui ne se soumettait à aucune idéologie. Son combat était celui de l'humanité, et il le menait à ses côtés, en la respectant. Lumet, en se tenant à l'écart d'Hollywood, a vécu en accord avec son cinéma: pas d'esbroufe, pas d'éclats spectaculaires, mais un travail rigoureux et constant dans le respect de certains principes. Pas étonnant dès lors qu'Hollywood lui ait tourné le dos, et avec lui une industrie et ses médias. Mais peu importe au fond, ce qui comptait pour Lumet c'était sans doute bien davantage le spectateur. Son cinéma est emprunt d'un profond respect pour les individus qui vont voir ses films, et d'une volonté d'engendrer un mouvement vers le haut, contrebalançant notre habitude à être traînés dans la boue par la culture de masse. Ce faisant, Sidney Lumet a créé un cinéma profondément émouvant, car sincère. L'on est alors tenté de paraphraser Desproges parlant de Paolo Conte: « Esthétiquement, c'est beau. Moralement, comme toute insulte à la médiocrité, c'est une bonne action. »
À un moment, Arthur dit à Danny "Ta mère et moi avons essayé de changer le monde. Ne laisse jamais personne dire le contraire!" Ces mots pourraient être ceux de Sidney Lumet. À sa mesure, il y est parvenu. Et la lutte continue.
[1] Cette formule uniquement pour me dédouaner d'une attaque si agressive et grossière, ça va de soi.
[2] Un film réussi, devrait-on préciser, car il ne faut pas non plus jouer l'angélisme: Lumet a aussi connu des bas, parmi lesquels une version du Magicien d'Oz avec Michael Jackson et un remake du (déjà très mineur au départ) Gloria de John Cassavetes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire