lundi 18 avril 2011

Jonathan Richman

« - Qu'est-ce que tu fais?
                                     - J'étale mon jeu.
- Il est pas bon.
                                     - C'est le seul que j'ai... »[1]

Car oui, pour parler honnêtement de Jonathan Richman se pose un problème: les mots pèsent le plomb, et ils n'évoquent qu'une partie des vérités, rarement la meilleure. Les plus belles choses échappent à l'évocation verbale, on peut à la limite remplacer les mots par des "T'aurais du voir ça!" ou "C'est pas racontable", mais la frustration demeure. Que faire alors? Tenter le coup quand même, parce que ça le vaut.


Pour donner une idée précise de la joie que nous inspire l'existence de Jonathan Richman, il faudrait peindre une toile avec des couleurs qui donneraient une impression de printemps permanent. La musique de Jonathan Richman a ce pouvoir de nous cueillir et de nous emmener à sa suite, en voyage. Un voyage vers un été idéal, souvent, ou bien vers un automne rêvé, parfois, ou vers un hiver glacial, à quelques marquantes occasions. Mais toujours dans un pays autre. Quand Jonathan Richman chante Naples, Paris, Boston, New-York... il ne chante pas de vraies villes, il en invente de nouvelles, les siennes. Au fond Jonathan Richman a gardé de l'enfance la capacité de dire "Dans le pays de Jonathan, il y a ci ou ça", à la différence près qu'il fait exister ce pays, qu'il lui donne de nouveaux contours chanson après chanson. Il chante en quatre langues (anglais, espagnol, français et italien), mais au fond en une seule: la sienne propre.


Pour évoquer Jonathan Richman il faudrait trouver une fleur à la fois très belle et très fragile, mais  vaillante en même temps, une forme de coquelicot idéal qui susciterait l'admiration de qui le verrait, mais ne pourrait être arraché ou récupéré d'aucune manière. De la liberté sur tige, désintéressée, simplement belle et qui serait une sorte d'ouverture sur l'univers environnant: un point de fixation d'abord, qui nous inviterait ensuite à regarder autour. Quand on écoute un chanson de Jonathan Richman et qu'elle nous parle, on pense d'abord que cette chanson est drôle, ou émouvante; puis on s'aperçoit que ce qu'elle raconte est drôle ou émouvant; puis on s'aperçoit que le monde est drôle ou émouvant.


Jonathan Richman est l'antidote absolu à l'indifférence. Il doit être doté d'une âme qui lui permettra de se réincarner en licorne. Jamais il n'apparaît blasé. Il laisse les choses le toucher, il ne cherche pas à se protéger. Et puis il raconte tout ça, sans chercher à se cacher derrière du second degré. Il fait son auto-critique parfois, ou bien il chante ses joies les plus simples: des choses qui ne nous tiendraient pas dix secondes dans une conversation deviennent chez lui une chanson qui leur donne une dimension supérieure. C'est un révélateur, un vulgarisateur qui nous montre l'importance des choses légères et la légèreté de choses qu'on aime considérer avec gravité, histoire de se donner contenance. Il s'adresse à qui l'écoute en pleine confiance, comme s'il était convaincu que son auditeur était bienveillant. Et ça marche, parce qu'il parvient à raviver ce qu'il y a d'humain chez quiconque l'écoute.


Il y a des artistes qui cherchent avant tout à recevoir de l'admiration et de l'amour; Jonathan Richman en a été parfois, puis il a connu une prise de conscience suivie d'une remise en cause (matérialisée par l'album de mise à nue I'm so confused) avant de devenir une sorte de sage capable de réconcilier son auditeur avec lui-même en l'enjoignant à aimer par principe (l'album Not so much to be loved as to love). Aussi simple que ça.


Parfois au milieu d'un débat où des personnalités médiatiques viennent poser les crottes fatiguées de leurs cerveaux en rade, il faudrait qu’arrivent Jonathan Richman  et sa guitare (et aussi son batteur, Tommy Larkins: le flegme incarné, mais qui sait jouer de la batterie en plus) ; il chanterait et toute imposture s'écroulerait. Les guignols partiraient la tête basse, on danserait. Car derrière ses apparences artisanales (musique simple, pochettes d'albums flirtant souvent avec l'amateurisme), le travail de Jonathan Richman en dit autant, sinon plus, que bien des livres. Il y a là-dedans une véritable philosophie que ce chanteur affine progressivement, retravaillant parfois d'album en album des idées dont il n'a pas le sentiment d'avoir tout tiré[2]. Depuis près de 40 ans qu'il fait de la musique, tout cela forme un ensemble des plus cohérents. Une Œuvre, une vraie, pas une accumulation de trucs.

Je me souviens d'un concert de Jonathan Richman, c'était beau de voir ce presque sexagénaire danser le limbo, divaguer dans un français mâtiné d'espagnol ou d'italien, se perdre dans des récits puis retrouver son chemin, on ne voulait pas que ça s'arrête. Il revenait chanter "Es como el pan" et aussitôt le public repartait à sa suite. Comme le disait cette chanson, on vivait quelque chose de l'ordre du moment, débarrassé de tout regret ou de toute appréhension, on était profondément ici et maintenant et on s'y sentait bien. Mais les concerts ont une fin, et après plusieurs rappels les lumières se sont rallumées. Rien à faire, on continuait à le rappeler, on voulait le voir encore une fois, juste une toute petite fois. Il est revenu, sans guitare ni batteur, et il a commencé à chanter "Coin de rue", de Charles Trenet (un de ses chanteurs préférés), de sa voix de vieil adolescent, avec son accent de lycéen. "Je m'souviens d'un coin de rrroue, aujôrrd'houi disparrou." Il a déroulé la chanson, avec dans les yeux tout un mélange de bonté, de tristesse, de mélancolie et de joie. Et puis la chanson s'est terminée et il était là, sa petite silhouette sur scène, son regard, le silence encore rempli de sa voix. On a mis longtemps avant d'applaudir, à écouter ce silence plein d'émotions impalpables. On aurait voulu que ça ne s'arrête jamais.


[1] Voir Extérieur nuit, de Jacques Bral
[2] Voir à ce propos la grande intensité qu'il est parvenu à donner à "(I had a dream that) The sea was calling me home", d'abord simple évocation d'un rêve étrange sur Not so much to be loved as to love, puis récit poignant et hanté d'un choix vital sur son plus récent O moon, queen of night on earth.

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