lundi 27 septembre 2010

Aventuras de Kirlian

C'est pendant l'été 1985 que tout commence. Il y a un garçon, Ibon Errazkin, et une fille, Teresa Iturrioz. Ce garçon et cette fille sont dans une ville, San Sebastián. Cette ville est dans un pays, l'Espagne. Ce pays est dans un état d'esprit particulier, une envie de profiter de la liberté retrouvée. Dès lors il y a des jeunes gens et des jeunes filles qui ont envie de faire ce qui les rend heureux, sans se poser plus de questions. La Movida est là, qui n'a pour lors pas encore le souffle court. C'est une belle invention que cet été 1985.

Ibon joue de la basse, Teresa aussi, et ils décident de faire de la musique ensemble, en copains, alors Ibon se met à la guitare. Rien que de très habituel. Et puis en février 1986, peut-être parce qu'il fait un peu froid à deux, ils proposent à leur copain Peru Izeta, qui a une batterie et une guitare, et à leur copine Jone Gabarain, qui a une jolie voix, de venir les rejoindre. Ils forment alors un groupe, qu'ils nomment Aventuras de Kirlian. Ce sont quatre personnes tout juste sorties de l'adolescence, qui en matière de musique ne possèdent pas de connaissances techniques particulières. Seulement quand ils trouvent une sonorité, un tempo ou des accords qui sonnent bien, ils en font des chansons, parce que c'est agréable de faire des chansons avec des copains. Entre 1986 et 1988 ils font quelques maquettes et une quinzaine de concerts ici ou là en Guipuscoa; c'est géographiquement restreint, mais les membres d'Aventuras de Kirlian ne pensent pas à ce qui viendra après. Ils font ce qui leur plaît sans se douter qu'ils sont en train d'ouvrir une voie, et qu'ils vont être la pierre fondatrice de la pop indépendante espagnole des décennies à venir.
 

Pendant l'été 1988, un dénommé Alejo Alberdi, lui-même musicien, assiste à un concert d'Aventuras de Kirlian. Il aime ce son sobre et direct, ces chansons courtes qui disent tout ce qu'elles ont à dire sans esbroufe, cette mélancolie qui point parfois à travers l'attachement à la banalité et à l'évocation de ce qu'elle a coutume de taire. Il va donc discuter avec le groupe, et peu de temps après, un contrat est signé avec DRO, un label madrilène. De cet accord naît en 1989 un mini-album composé de neuf chansons, sorte de concentré de jeunesse gravé sur vinyle, qui s'appelle Aventuras de Kirlian. La critique est plutôt emballée, mais l'album ne trouve pas à proprement parler son public. Les invendus sont détruits au bout de quelques mois et le contrat avec DRO est résilié. Tout ça a l'air très triste. Seulement, si l'album est peu écouté, il l'est par des oreilles attentives et enthousiastes qui appartiennent à ceux qui feront la musique indépendante espagnole des années suivantes, et quelque part un journaliste écrit sur un coin de page "Sonido Donosti". Nous y reviendrons.


L'album d'Aventuras de Kirlian dure une grosse vingtaine de minutes, et c'est peu dire qu'il sent l'épure. Ibon Errazkin n'ajoute presque aucun effet à sa guitare, Peru Izeta joue sur un set de batterie sans cymbales ni toms basse, la basse de Teresa Iturrioz pose un rythme qui ne varie que rarement au cours d'une chanson, et la voix de Jone Gabarain refuse tout affect. Elle se pose simplement sur la musique sans chercher à faire dire aux paroles autre chose que ce qu'elles disent déjà. 

Pour autant, leurs chansons ne sont pas ternes, elles brillent d'un éclat particulier qui ne cherche pas à tout prix à se faire voir, mais dont on ne peut plus se passer dès lors qu'on l'a découvert et aimé. Et puis derrière l'apparente simplicité, il y a tout de même une intelligence créative en mouvement, une force qui fait qu'on attend le refrain d'« Un día gris » pour pouvoir y aller de notre "Pa pa ra pa". Ou comment la simplicité des compositions a pour avantage de donner à l'auditeur l'impression qu'il peut s'immiscer dans la chanson, qu'on l'y invite. C'est l'avantage du minimalisme, il rend la musique accessible, proche, il donne le sentiment que le groupe est là, dans la même pièce que celui ou celle qui l'écoute, et qu'il joue seulement pour lui ou elle. Le génie du minimalisme, c'est de cacher derrière un dépouillement de façade une véritable chaleur humaine, une volonté de tisser des liens à travers l'objet neutre et impersonnel qu'est le disque. Aventuras de Kirlian y parvient, on a le sentiment que c'est un groupe formé de quatre membres, plus celui qui les écoute. Si vous n'avez pas envie de faire "Pa pa ra pa" , je suis un peu triste pour vous. 

L'album est très bref, mais il parvient tout de même à proposer plusieurs paysages musicaux, plusieurs ambiances, du côté psychédélique de « Víctor », où la guitare semble suivre les mouvements de l'avion en papier du personnage, à l'atmosphère presque enfantine de « Pez luna », sorte de comptine sur un animal et ses couleurs. Le rythme est souvent soutenu, ce qui colle bien avec la structure brève des chansons. On a le sentiment de se faire tirer par le bras et d'être emmené dans un bel endroit où il faut jouir de tout, et vite: on n'a plus de temps à perdre. Comme si derrière l'enthousiasme et la simplicité juvéniles des compositions il y avait déjà bien présente la conscience que tout cela n'aura qu'un temps; de là aussi, peut-être, cette mélancolie qui se cache entre les accords et entre les mots. 

Pour ce qui est du texte, c'est Teresa Iturrioz qui s'en charge, en s'inspirant de tout et de rien. Plus de rien que de tout, en fait. Sans jamais l'évoquer de front, les chansons tournent souvent autour du spleen, ce dont il ne faut pas s'étonner avec un album qui s'ouvre sur une chanson intitulée « Un día gris ». Mais cet attrait pour la banalité (la fuite de l'affect, toujours) n'est pas triste pour autant. Il est aussi la recherche de l'émotion à portée de main, des « Maravillas » qui ne payent pas de mine. L'écriture de Teresa Iturrioz fouille la simplicité pour mettre au jour le nerf des expériences ordinaires, celles situées entre l'ennui profond et l'exaltation, dans un entre deux où se cache une forme de poésie floue qui, pour être touchante, n'a besoin ni d'être déclamée à toute gorge, ni de l'accompagnement d'un orchestre symphonique. « Vider l'étang pour avoir les poissons. », professait Robert Bresson.

Ce mini-album, comme expliqué plus haut, n'a pas eu de retentissement particulier d'un point de vue commercial. Ça tombe bien, ça n'a jamais été l'ambition du groupe. Mais, à l'égal du Velvet Underground en son temps, Aventuras de Kirlian a suscité de nombreuses vocations, au point d'être à l'origine du fameux "Sonido Donosti" évoqué plus haut, une sorte de courant musical ayant pour point de départ la ville de San Sebastián1. De ce courant naîtront des groupes espagnols majeurs, comme La Buena Vida, ou encore Family (dont nous finirons d'ailleurs bien par parler ici un de ces jours). Ce Sonido Donosti a exercé une influence fondamentale sur tout ce qui s'est fait de bonne musique dans l'Espagne de fin du millénaire, même si le mouvement en lui-même n'a existé musicalement parlant que pendant une poignée d'années, avant que ses piliers ne suivent des chemins artistiquement différents.

Aventuras de Kirlian n'a pas survécu à son premier album. Ce dernier, réédité en CD en 1996, est aujourd'hui à nouveau introuvable, ce qui est assez chiatique2. Cependant, le sublissimement très chouette label espagnol Elefant Records (déjà responsable de la réédition de l'album susmentionnée) a eu la très riche idée d'éditer en 2001 différentes maquettes enregistrées par le groupe entre 1986 et 1988, dans un disque subséquemment intitulé 1986-1988. Ces chansons, plus épurées encore que celles parues sur Aventuras de Kirlian, montrent les intuitions, les envies en train de se former, et il donne un avant-goût de ce dont ces quatre personnes étaient capables, à savoir de jolies choses.

Mais, me demanderez-vous, après cette triste fin, que sont devenus nos quatre héros? Eh bien séchez vos larmes. Car si Aventuras de Kirlian a été dissolu, c'est uniquement parce que les quatre membres du groupe ont décidé de demander à un brave homme nommé Gorka Ochoa de venir s'occuper un peu de la batterie, histoire de laisser à Peru Izeta tout le loisir de prendre sa guitare et de donner un peu plus de carrure au son.
« Quel son? », serait-il légitime de demander.
On en reparle la prochaine fois.


1 Parce qu'en basque, « San Sebastián » se dit « Donostia »; je vous demande un peu!
2 Mais bon, vous connaissez la musique: sur internet, en cherchant un peu...

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