Le bonheur a encore frappé
(sélectionné au festival de Cannes 1986, excusez du peu) est le
seul film réalisé par Jean-Luc Trotignon pour le cinéma. On ne
sait pas trop par où commencer pour en parler, il s'agit quand même
d'un film où on peut entendre des dialogues comme:
« - Ginette, j'ai la merguez qui
me démange...
- Laisse tomber Achille, y a du ketchup
dans le cornet de frites. »
Bon.
Commençons par là.
Le bonheur a encore frappé est
une jouissance de chaque instant, grasse comme c'est pas pensable et
délectable au-delà de ce qu'on pourrait rêver. On suit dans ce
film les minables aventures de la famille Pinglard, sorte de tribu
white trash transposée dans une banlieue pavillonaro-ouvrière
française, avec à sa tête Achille, patriarche veule et dépourvu
de toute humanité. L'accompagnent Ginette, sa seconde femme d'une
vulgarité stratosphérique, son fils Adolphe, qui vient de rentrer
du service militaire et "fait ses couilles", et sa fille
Josette, engoncée de manière permanente dans un corset en plâtre
depuis une malheureuse chute dans les escaliers qui coûta la vie à
sa mère. Voilà le point de départ. Dire qu'il y a ensuite une
progression dramatique serait un peu exagéré, on est davantage dans
une forme de chronique du quotidien (on y découvre par exemple le
casse-croûte idéal: une tartine huile d'arachide-camembert trempée
dans un bol de bière).
Surtout, il est important de souligner
que lorsqu'on se trouve devant ce film, on se contrebranle éperdument
qu'il n'y ait pas de progression dramatique, on savoure simplement
chaque minute, pensant toujours avoir perçu la profondeur abyssale
de la médiocrité des personnages, et se trouvant constamment
surpris de voir ces limites repoussées avec joie l'instant d'après.
Trotignon fait preuve d'une grande inventivité en terme de bêtise
merdeuse, et on ne l'en remerciera jamais assez.
Pour ce faire, il a la chance de
pouvoir s'appuyer sur des acteurs prodigieux, qui ont pour point
commun d'être, dans la majorité des cas, d'éternels seconds
couteaux sous-employés. A leur tête, Jean-Luc Bideau rappelle à
ceux qui l'auraient oublié qu'il est un acteur de génie (si vous en
doutez après ça, revoyez donc L'invitation). On notera aussi
la présence d'une drôlerie et d'une subtilité renversantes de
Raymond Aquilon (meilleur intercaleur de "Voilà..." du
monde), et les débuts de Jean-Noël Brouté, qui s'épanouit ici dans
l'outrage crasse avec autant de réussite qu'il le fera plus tard dans le
décalage poétique avec Bruno Podalydès. Ces acteurs sont
les voix parfaites pour les dialogues d'une inventivité et d'une
verdeur épiques, voire panthéonisables, qu'a écrits Trotignon. On
pourrait passer le reste de ce billet à les citer mais ça serait
vous gâcher le plaisir de la (re)découverte, ce qu'à Dieu ne
plaise.
Le bonheur a encore frappé est
ce qu'on est tenté de considérer comme un chef-d’œuvre de
grotesque au sens premier du terme. Le salingue est poussé à une
telle mesure qu'il finit par en devenir sublime. Atteindre ces
hauteurs doit représenter un travail monstrueux, qui a l'élégance
de ne pas chercher à se faire voir (ainsi certains gags visuels
n'apparaissent pas de prime abord car rien dans le déroulement de la
scène ne vient les souligner; ça s'appelle le respect du public, et c'est rare).
Ce film n'a pas d'équivalent dans le
cinéma français (ailleurs oui, peut-être, une sorte d'Affreux,
sales et méchants plus subtil et moins distancié dans son
approche). En revanche il fait écho à tout un pan de la bédé
française des années 70/80, Lauzier, Reiser et Binet en tête. Et
s'il fallait trouver une filiation c'est bien du côté d'Hara Kiri
qu'il faudrait aller la chercher. Ce film incarne un mauvais esprit
bête et méchant, et une tendance prononcée pour le mauvais goût
qui le fait immédiatement entrer dans cette famille à la fois
hénaurme et fragile (fragile car la frontière entre le très et le
trop est ténue; Trotignon danse dessus avec une grâce de
ballerine). Et mine de rien il y a là un geste artistique courageux,
car très risqué: on ne pardonne jamais à qui joue avec le feu de
la satire sociale (c'est peut-être tant mieux, le genre ne doit pas
se prêter à la médiocrité), notamment quand elle s'en prend aux pauvres (question de culpabilité), et encore moins quand c'est sans distanciation aucune. Car c'est là un autre point fort du
film: Trotignon ne se place jamais en juge de ses personnages, au
risque sans doute d'être considéré comme un des leurs ("Gooble
Gobble Gooble
Gobble, one of them, one of them"; peut-être bien que Trotignon
a été le Tod Browning des beaufs, au fond), et c'est au prix de cet
effort que s'épanouit en feux d'artifice couleur morve le mauvais
goût qui donne son âme au film. Parce que c'est bien joli de
défendre la liberté d'expression (notion beaucoup trop fourre-tout
pour être honnête), mais défendre le mauvais goût et la beauté
du laid, voilà un vrai combat d'esthète.
"Esthète de tchul, ouais",
dirait Ginette Pinglard. Et elle aurait raison.
Le bonheur a encore frappé est
donc un film doigt-dans-le-cul jusqu'à l'ivresse, un rot sonore
plein de superbe qui fait trembler le sol sous les pas du spectateur,
qui n'avait pas été habitué à un esprit des couilles si
affûté. C'est sans doute pour cette raison que le film est
absolument introuvable autrement qu'en téléchargement illégal.
Mais si toutes les envolées lyriques que l'on a récemment entendues
sur la caricature sont sincères, alors aucun doute qu'on le verra
bientôt fleurir dans les rayons DVD.