01 Ligne de fuite 02 Jim Putnam & Mickaël Mottet - Let be 03 Pipo Pegoraro - Sabão de Coco 04 Kilo Kish - IOU 05 Powerdove - Be mine 06 Ikey - Timbuktu 07 Old Mate - Something 08 Romulo Fróes & Juçara Marçal - Espera 09 Matt Berry - Lost contact 10 Noir Boy George - Enfonce-toi dans la ville 11 Halasan Bazar & Tara King th. - Ventolin 12 Catherine Hershey & Julien Gasc - Gayle (Guy Blackman cover)
Tout d'abord une explication de
classement que nous tenterons de faire aussi brève et digne que
possible mais ça va être compliqué.
Il peut sembler absurde de présenter
ici un poème de Charles Bukowski comme faisant partie de la culture
de masse. Les enfants n'apprennent pas « the Laughing heart »
au CP. Aucun chanteur de supermarché (du moins a priori, du moins
pour l'instant) n'a essayé de transformer ce poème en tube. Donc
non, « the Laughing heart » ne fait pas en soi partie de
la culture de masse.
Seulement voilà: nous venons de
découvrir par hasard (et avec du retard, mais le mal est fait) qu'un
marchand de pantalons avait édifié une sienne publicité autour de
ce poème. Nous avons alors pleuré dedans nous, de tristesse et de
dépit d'abord, et puis de colère. Comme l'enfant du poème de
Victor Hugo (qui n'a heureusement pas encore été récupéré par
une marque de lessive), nous avons voulu de la poudre et des balles.
Car dans la guerre psychologique permanente qui nous est livrée par
les Épiciers, la réponse la mieux adaptée nous semble être la
réduction à néant de leur empire en caca. Mais nous ne savons pas
construire ni déclencher une bombe, et c'est malheureux, et on se
demande ce que fout l’Éducation Nationale.
Nous aimons le bonheur et la joie, et
nous souhaitons de tout cœur la mort des pubards qui souillent les
jolies choses (des musiques souvent, parfois des extraits de film,
voire des événements historiques, et plein d'autres choses encore)
en les séparant net de leurs racines pour les associer
irrémédiablement, dans notre inconscient collectif de masse, à une voiture ou une compagnie
aérienne. Peu importent alors les circonstances, les émotions, la
sensibilité et la manière de composer avec le fait d'être au monde
qui ont inspiré ces créations. En les pervertissant, les
publicitaires les vident de leur substance (non pas dans l'absolu,
encore une fois, mais dans l'esprit du plus grand nombre) et,
contrefaisant la création, ils révèlent leur nature profondément
destructrice.
Dégageons-nous de cette crasse pour
aller un peu du côté du Beau. « the Laughing heart »,
donc. Si on retient bien trop souvent de Bukowski l'image du soûlard
c'est au détriment de ce qui fait l'âme de son œuvre: le merle
bleu qui chantait dans son cœur et lui a inspiré un autre de ses
plus beaux poèmes1.
En vérité Bukowski nous semble plein d'amour. Il emprunte bien des
chemins plus ou moins détournés pour le retenir ou l'exprimer, mais
nous croyons dur comme fer que s'il boit à outrance, peste, crache,
insulte, vomit, ricane, c'est par amour que Bukowski le fait.
(Bukowski aimait Rabelais, Rabelais
aimait l'humain jusqu'à en
souffrir, jusqu'à en être amer (voir la déception qui accable la fin
du Quart Livre, et donc de l’œuvre rabelaisienne), et l'on serait bien tenté de faire un
raccourci balourd (d'ailleurs si quelqu'un connaît des raccourcis
raffinés, qu'il nous écrive, ça nous intéresse bien) en disant
que quelqu'un qui aime Rabelais ne peut pas aimer être habité par
la rancœur.)
Sans doute, Bukowski buvait en partie
parce qu'il avait mal aux autres. Et en partie parce que le vin blanc
c'est bon et la bière ça désaltère. Il jouait son rôle d'ogre
aux yeux du grand public pour s'assurer que tout le monde soit bien
parti quand lui viendrait l'envie de laisser son merle bleu chanter.
C'est bien l'oiseau en Bukowski qui est à l'origine de « the
Laughing heart », et il nous est insupportable de le voir se
faire encager, casser les ailes et tordre le cou par un minable
fripier. Voici donc dans sa belle nudité « the Laughing
heart » :
« Tu ne peux pas vaincre la mort,
mais tu peux vaincre la mort dans la vie »; c'est une belle
devise à coudre sur un étendard.
Nous nous sommes bien emportés au
début de ce billet, mais au-delà de la colère (qui ne s'éteint
pas) la confiance demeure, inaltérée: le merle bleu de Bukowski est
irréductible, et chie dans les doigts de qui tente de l'entraver.
P.S.: ça n'est pas un hasard si Tom
Waits, autre cœur de colibri caché dans un ours, lit si bien ce poème:
Julien Gasc a une carrière longue
comme deux bras, il a travaillé avec beaucoup de monde, il fait
partie d'Aquaserge, il porte une barbe de très belle facture et il mesure
trois mètres. Il a enregistré un premier album solo, et ce disque
s'appelle Cerf, Biche et Faon.
Pour poser le décor on
peut dire que Cerf, Biche et Faon a été enregistré en
quelques nuits sur un quatre pistes cassette. On peut dire aussi qu'à
notre connaissance, c'est le seul disque dont les deux premiers
morceaux sont une mise en musique d'un poème de Marguerite de
Valois1
et une chanson intitulée « Fuck ».
Ce qui
résumerait le mieux Cerf Biche et Faon, c'est peut-être
cette idée que rien n'est interdit, et que l'emphase comme le jeu
avec les limites du trivial sont des territoires valable puisque le
pays importe peu, ce qui compte c'est l'exploration. Dès lors,
Julien Gasc ose et expérimente. S'il faut peut-être plus d'une
écoute pour monter à bord du dirigeable, les paysages qui s'offrent
à nous une fois à bord nous donnent l'impression d'ouvrir les yeux
pour la première fois.
Prenons pour exemple « La
cuarenta »: un piano qui avance comme sur un fil, un souffle
qui précède une voix chantant des choses étranges (au départ on
se demande si l'on a bien entendu "Choux à la crème
s'esclaffent pour mieux enfler"; la réponse est oui), des
chœurs comme de discrets feux d'artifice qui jaillissent de nulle
part et réinventent le ciel, et puis la grâce qui s'installe. Pas
pour dire mais ce morceau nous a transformé des nuits sans lune ou
des levers de soleil comme peu d'autres.
Il faut oser aussi
traduire mot à mot les paroles du « Together » de
Harry Nilsson. Mais de cette démarche qui pourrait sembler vouée à
la maladresse naît, avec « Ensemble », un morceau d'une
nudité musicale et sentimentale sublimée par la frontalité des
mots et de la voix de Julien Gasc. Il semble que presque toutes les chansons de Cerf, Biche et Faon reposent sur ce principe:
partir de quelque chose d'a priori très casse-gueule, et le
transformer tantôt en bouquet de fleurs, tantôt en nœud de
vipères; tantôt en incarnation de la sublimation, tantôt en
peinture amère de l'échec amoureux (« Tu m'as quitté,
j'aurais très bien pu le faire », médaille d'or de l'entrée
en matière).
Parfois on se dit que l'album dans son ensemble
suit une sorte de cheminement, et va du ciel (chacun à leur manière,
« Nos deux corps sont en toi » et « La boucle »
célèbrent l'amour en prouvant qu'emphase et sincérité peuvent
vivre en harmonie) à l'enfer (le constat triste d'« Ensemble »,
l'amertume de « Tu m'as quitté », l'entrée progressive
dans un cauchemar éveillé d'« Infoutu de ») pour
retrouver enfin la terre et le souffle (« Jouir », et
surtout « Canada », petit bijou mêlant émotions
enfantines et adultes qui, soyons en certains, serait déjà un
standard de la chanson populaire s'il n'y avait pas la crise).
Mais
au fond peu importe qu'il y ait ou non un itinéraire, ce qui compte
c'est de se perdre dans ces atmosphères, ces instants et ces éclats
de lumière et d'ombre qui nous réveillent l'âme mine de rien, par
la grâce de cette voix qui fait tomber un à un les murs qui
enserrent notre sensibilité en lui intimant l'ordre de ne pas
s'émouvoir devant ce qui n'apparaît pas sur les cartes.
Parce
que c'est bel est bien ce qui se passe. Heureusement Julien Gasc est
là pour nous rappeler que « pour l'enfant amoureux de cartes
et d'estampes, l'univers est égal à son vaste appétit. »
Cerf,
Biche et Faon nous fait alors voyager dans un autre espace au rythme
d'un autre temps et nous ouvre à tout ce qui peut exister de
sentiment et de ressentiment, de légèreté et d'âcreté, de
solidité et de fragilité, de sublime et de trivial... En somme,
Julien Gasc célèbre la noce des contraires. C'est une épiphanie à
taille humaine et ça nous rend guillerets et émus à la fois.
P.S.: En bonus, une réinterprétation à l'harmonium du très chouette "Gris métal" de Bertrand Burgalat, où une chanson élégamment érotique se trouve parcourue d'une sorte de souffle mystique.
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1
Ce qui permet au passage de découvrir que la reine Margot n'était
pas la moitié d'une fortiche poète, ce que nous ignorions, donc
merci encore Julien Gasc.