C'est la guerre est
le dernier roman de Louis Calaferte ayant paru avant sa mort en 1994.
« Il
est cinq heures d’un après-midi de septembre tiède et gris.
Le
tocsin sonne.
On
arrête de jouer.
Robe
noire fermée jusqu’au cou, les bras levés, des mains blanches osseuses, le
regard fixe, la vieille femme crie sur la place du village que c’est la
mobilisation générale.
Il n’y a
pas un souffle d’air dans les feuilles du gros arbre.
Des
oiseaux chantent.
Au
garde-à-vous dans sa salopette de travail, les mains dans les poches, un homme
pleure.
Il est
en sabots.
Il y a
du bruit et du silence, mais le silence absorbe le bruit. C’est comme aux
enterrements.
Un long
chat noir est étiré sur le rebord d’une fenêtre.
Deux
femmes âgées s’étreignent, chacune la tête dans le cou de l’autre. Le chignon
de la plus petite s’est défait, ses cheveux grisonnants tombent en longues
mèches ondulantes de chaque côté de ses épaules. On dirait des anguilles
vivantes. J’ai envie de faire pipi. »
(…)
« Quelqu’un a sorti une table et des chaises dans la
rue devant la maison. Une femme a apporté deux bouteilles de vin rouge et des
verres. Des hommes sont assis. Des hommes sont debout. Des femmes sont derrière
les hommes. Le chien blanc dort en rond sur le pavé. Un enfant joue au yoyo. Un
enfant a un cerceau. Un enfant a une trottinette. Un enfant a un petit chapeau
de paille jaune. Un enfant a la bouche barbouillée de chocolat. Ils parlent.
Ils tapent sur la table. Ils reniflent. Ils se grattent dans les poils. Ils se
grattent la tête. Ils se renversent sur leurs chaises. Ils mettent leurs pouces
dans leurs bretelles. Ils font semblant, mais ils ne sont pas bien. Ils
griffent de l’ongle le bois de la table. Ils parlent. Ils se comprennent. Et
pourtant, c’est quoi 14, c’est quoi l’Armistice, c’est quoi Daladier, c’est
quoi les Boches, c’est quoi Hitler, c’est quoi la politique, c’est quoi le
Taureau du Vaucluse, c’est quoi Chamberlain, c’est quoi le pape, c’est quoi la
guerre ?
- C’est
quoi la guerre ?
-
Occupe-toi de ta soupe. Mange. »
« C'est la
guerre », c'est le constat que fait l'enfant Calaferte ( mais est-ce
vraiment autobiographique? On a autant de raisons de le penser que d'en douter),
qui observe sans bien comprendre et se cogne à l'incommunicabilité adulte qui
le laisse seul avec son incompréhension et plonge chaque chose vue dans une
sorte de flou donnant un côté mystérieux à des événements que nous connaissons.
La violence hante déjà tout, mais le narrateur n'a tout d'abord ni les armes ni
le vécu pour pouvoir poser des mots précis sur ce dont il est témoin.
L'approche est d'une grande puissance puisque, derrière cette sorte de naïveté,
l'art de retranscrire la vérité nue avec des mots simples en révèle bien
davantage sur les sentiments profonds qui sous-tendent le quotidien de cette
époque. Pas de jugement, pas de considérations émotives ou morales, mais une
retranscription brute (et non dénuée d'un humour d'une violente noirceur) de la
réalité.
« -
Le charcutier s’est pendu dit la petite femme maigre.
- Vous
l’avez vu ?
- Je
n’ai pas voulu le voir. Les pendus c’est pas beau à voir.
- Mon
mari l’a vu. Il s’est pendu à un crochet. À côté du cochon.
- Il
avait le menton tout bleu.
- C’est
la faute à la guerre dit la petite femme maigre.
- Il
l’avait dit. Si c’est la guerre je me pends.
- Bon
Dieu il l’a fait dit le gros homme de la maison.
- Voilà
ce que c’est que la guerre dit la petite femme maigre.
- Il
devait rejoindre.
- Cette
guerre on ne sait pas ce que ça va devenir.
- Les
Boches ils en voulaient trop. Après l’Autriche, Dantzig. Et pourquoi pas
nous ?
- Y en a
qui disent que ça va pas durer. Quand il va voir que tout le monde est contre
lui Hitler il prendra peur.
- Faudra
quand même lui donner une leçon.
-
Faudrait quand même pas que le charcutier se soit pendu pour rien. »
(…)
« Une fois au lit avant de s’endormir on pense à ce
qu’on a vu dans la journée à ce qu’on a fait à ce qu’on a entendu à la tête des
gens à l’homme qui a un œil en l’air et qui fait peur aux copains à moi aussi
il me fait peut mais son œil en l’air ça m’attire il parlait avec le garagiste
il disait que dans son malheur il avait bien de la chance qu’avec son œil en
l’air on ne le voulait pas dans l’armée ça tombait pile parce que lui et la
guerre ça faisait deux c’est de la pure merde cette guerre est-ce qu’on sait
seulement pourquoi on la fait pour les marchands de canon et les marchands de
canon ils s’engraissent tant et plus avec leurs gonzesses qui leur sucent leur
pognon et elles ne sucent pas que ça pendant que nous le bétail on va au
casse-pipe merde à la fin il faut quand même pas trop nous prendre pour des
cons la guerre des industriels on n’en a rien à foutre Cachin l’a bien dit mais
au lieu de l’écouter on écoute les salopards de la droite qui ont le patronat
total qu’est-ce qu’ils ont trouvé de mieux à faire la guerre une de plus le
peuple pour eux c’est rien que de la bidoche qu’ils aillent donc la faire
eux-mêmes leur chierie de guerre moi j’ai pas honte de le dire heureusement que
j’ai mon œil sinon je désertais aussi sec et j’en connais d’autres qui feront
comme moi mais ceux-là on n’en parlera pas c’est comme les fusillés de 17 on a
fait croire qu’il n’y en avait que un ou deux la vérité c’est qu’il a fallu en
fusiller des milliers tout ça c’est de la merde les riches d’un côté les autres
de l’autre c’est toujours pareil depuis le début du monde mais moi je ne marche
pas dans leurs combines j’attends la revanche Cachin l’a bien dit j’ai un œil
pour les emmerder alors je les emmerde une fois au lit avant de s’endormir on
repense à tout ça fait un peu peur depuis que c’est la guerre les choses font
un peu peur. »
Et puis le narrateur
grandit, et du compte rendu naïf de l'enfant l'écriture progresse à mesure que
les yeux de l'adolescent s'ouvrent sur la réalité du monde pendant la deuxième
guerre mondiale et sur les rapports humains en général. Frappe alors le dégoût
du conditionnement qui semble toucher l'immense majorité des personnes
observées, avec cette question qui tourmente : est-ce du déterminisme
social? Est-ce inscrit dans la nature humaine? Est-ce que la liberté existe,
vraiment?
« Chez
le boulanger on dit que la guerre est finie, qu’on a Pétain, que ça va être une
autre France.
Chez
l’épicier on dit que la guerre est finie, qu’on a Pétain, que ça va être une
autre France.
Chez le
quincaillier on dit que la guerre est finie, qu’on a Pétain, que ça va être une
autre France.
Chez le
cordonnier on dit que la guerre est finie, qu’on a Pétain, que ça va être une
autre France.
Chez la
mercière on dit que la guerre est finie, qu’on a Pétain, que ça va être une
autre France.
Chez le
coiffeur on dit que la guerre est finie, qu’on a Pétain, que ça va être une
autre France.
Chez le
boucher on dit que la guerre est finie, qu’on a Pétain, que ça va être une
autre France.
Chez le
garagiste on dit que la guerre est finie, qu’on a Pétain, que ça va être une
autre France.
On boit
et on dit Nom de Dieu Vive Pétain. »
(…)
« On
vend le portrait du Maréchal. Encadré ou pas. On met le portrait du Maréchal à
la cuisine. Dans la chambre au-dessus du lit. Dans la salle à manger. Il y a le
Maréchal dans la salle d’attente du médecin. Il y a le Maréchal à la poste. Il
y a le Maréchal chez le boucher. Il y a le Maréchal chez le boulanger. Il y a
le Maréchal dans les vitrines. Il y a le Maréchal chez plusieurs de mes
copains. Maman Guite dit qu’elle ne met pas ça chez elle. On distribue des
portraits. J’en ai un. Je le cache dans le bas du buffet. »
Dans le portrait de la
France durant la deuxième guerre mondiale, cette impression aussi que ce pays a
à peine eu besoin des nazis pour instaurer un état totalitaire, comme si
finalement beaucoup n'attendaient que ça. On croise peu de soldats nazis dans
le roman, mais beaucoup, beaucoup de miliciens, ce qui laisse à penser que la
réalité était sans doute plus proche d'un pays laissant soudain libre cours à
un fascisme rampant, bien plus que d'un pays subissant le joug totalitaire. La
Résistance existe bien sûr, cachée, donc moins évidemment perceptible, mais
cette violence et ce pouvoir absolu dont jouit la milice dans les scènes
observées puis retranscrites par Calaferte laisse un goût de rouille dans la
bouche.
« Ils
ont peint des étoiles jaunes.
Ils ont
écrit youpins.
Ils ont
cassé les vitrines.
Ils ont
jeté les mannequins sur les trottoirs.
Ils ont
peint des étoiles jaunes sur le trottoir devant les magasins.
Ils ont
essayé de mettre le feu.
Des
étoiles jaunes.
Des
vitrines crevées.
Des
trottoirs avec des étoiles jaunes.
- C’est aux
youpins, on les emporte.
Ils
emportent les mannequins.
Ça me
fait peur.
Charles
Trenet c’est le Fou chantant.
Il
chante Y a d’la joie.
Les
B.O.F.[1]
s’enrichissent.
La
Gestapo arrête les Juifs.
Il n’y a
autour de moi que vol, mensonge, compromission, passion de l’argent, égoïsme,
indifférence, corruption, hypocrisie, prostitution déguisée, violence, lâcheté,
bassesse, obséquiosité intéressée.
J’ai
treize ans. Quatorze ans. Quinze ans.
J’apprends
l’homme.
L’homme
est une saloperie. »
(…)
« La traction avant noire s’arrête devant la porte
de la maison. Le chauffeur et trois autres. Avec le chapeau et le manteau de
cuir. Des gueules aiguisées. Des gueules blanches. Pas de regard sous le
chapeau. Des ombres dures et rapides. Un chapeau reste à la porte. Le revolver
dans la poche. La main dessus. Pas grand. Pas lourd. Fermé. Ça crie dans
l’escalier. Il n’entend pas. Il n’entend rien. Le chauffeur met le contact. Le
chapeau ouvre la portière. Un vieil homme est poussé. Violenté. Il trébuche. On
le tient par les cheveux. Derrière la tête. On lui tord un bras dans le dos. Il
est en pyjama. Bleu à rayures. Nu pieds. Ils le poussent dans la traction avant
noire. Ça se referme. Ça s’en va. De l’autre côté de la rue il y a la queue
devant le boucher. C’est le jour du pâté sans tickets. »
(…)
« Droite
française.
Capitalisme
français.
Bourgeoisie
française.
Clergé
français.
Intellectuels
français.
Police
française.
Milice
française.
Commerçants
français.
Français
moyens.
Les
usines tournent. L’argent rentre. L’ordre règne. Ça marche. »
Et puis il y a la force
de Calaferte quand il s'agit de définir en une phrase simplissime ce que
d'autres mettraient trois romans à établir comme quadrature du cercle. On
retrouve la puissance de la crudité propre à Calaferte: le temps qu'il ne perd
pas à appeler un chat un chien lui permet d'aller chercher plus loin la vérité
des choses, même si cette vérité n'est pas rose, même si elle sent franchement
la pisse.
« Les
filles ont des jupes serrées qui s’arrêtent au genou.
Les
filles ont des robes d’été que le vent soulève quand elles sont à bicyclette.
On voit leur culotte. Bleue. Rose. Blanche. Noire. Je les suis avec mon vélo et
ma carriole. Elles le savent.
La
secrétaire du dépôt a une jupe serrée. Quand elle se baisse on voit sa culotte.
Elle se peint les jambes pour que ça fasse des bas. Les bas de soie sont chers
au marché noir. Toutes les filles se peignent les jambes. Elles tracent une
ligne brune le long du mollet et de la cuisse pour faire la couture du bas. La
secrétaire du dépôt s’assied dans le bureau et écartent légèrement les cuisses.
Les
hommes sont prisonniers. »
(…)
« Une nouvelle secrétaire me dit on prend le pognon
du coffre-fort et on fout le camp tous les deux. Tu ne le regretteras pas j’ai
un truc spécial dans la chatte. Le patron c’est un vieux dégueulasse. Ça lui
fera les pieds. On a bien le droit de vivre nous aussi. Il s’envoie en l’air
tous les jours. Pourquoi pas nous. Avec tout le fric qu’il y a là-dedans on
peut se faire la belle vie. S’il veut nous emmerder on le dénonce pour marché
noir au Contrôle Économique. Dans les
classeurs il y a de tout. Elle a fouillé. Des bons de commande. Des fausses
factures. Avec ça on est couverts. On va à Collioures. Elle y est allée quand
elle était petite. Si je veux elle m’en taille une tout de suite pour que je
voie ce qu’elle sait faire dans un plumard. Je referme le coffre-fort. Elle me
crache à la figure. »
La sexualité,
omniprésente dans l'œuvre de Calaferte, apparaît ici à la fois dans ce qu'elle
peut être de plus élémentaire et essentiel (« Au commencement était le
Sexe. », dit la première phrase du grand Septentrion) que dans
l'influence viciée qu'elle peut avoir sur les rapports de force qui vampirisent
les relations humaines dans une époque où plus que jamais les réflexes de
survie font parfois appel à ce qu'il y a de plus bas chez chacun.
Quand on ouvre C'est
la guerre on se dit que le titre est naïf, que c'est un simple constat.
Quand on le referme on comprend qu'avec ce titre Calafert déclare la guerre à
l'Histoire officielle, aux compromissions de tous genres, et peut-être bien à
la médiocrité humaine dans son ensemble.
« -
Nom de Dieu, si j’avais eu le temps, je leur aurais fait voir ma carte de
visite à ces saligauds de Boches ! Plusieurs fois j’ai failli entrer dans
la Résistance. Demandez à ma femme.
La femme
dit oui.
- Mon
beau-frère lui aussi, le commis, vous le connaissez ? Lui, il était
résistance, résistance !
La femme
dit oui.
- Ce
qu’il aurait fallu, c’est avoir du temps et connaître des gens.
La femme
dit oui. »
Précisons pour finir
qu'à l'égal d'une grande partie de l’œuvre de Calaferte, C'est la guerre est
joyeusement ignoré au point de devenir introuvable en librairie. C'est
peut-être le prix à payer pour un écrivain qui a vécu en franc-tireur, mais il
y a là un(e) mépris(e) éditorial(e) assez désagréable.