De l'ogre, Matthew E. White a tous les
attributs, hors les yeux. Et la voix aussi. Non pas une voix
grondante et caverneuse, mais un timbre caressant qui a cette
tendance à capturer l'oreille et puis le reste. Un ogre sirène?
Peu importe, Matthew E. White s'est
fait connaître en 2012 avec un L.P. suivi d'un premier album, Big
Inner. Il y faisait montre donc d'une capacité à enjôler le
dernier asexuel couché par une voix qui servait des chansons incitant
fort à donner un coup de fouet à n'importe quelle démographie.
Mais pas que, car ce qu'il y a de super admirable chez le monsieur
c'est également sa capacité à pondre des arrangements tantôt
redoutables d'efficacité (« Big love » par exemple, et
le mariage parfait des violons et des chœurs qui fait revenir à nos
oreilles ce souci très 60's d'une honnête chanson-somme), tantôt
d'un chiadé inattendu et imprévisible qui a tendance à faire
avancer l'auditeur dans d'autres dimensions où la nature du sol sur
lequel se posera le pas suivant reste incertaine.
Et le mois dernier Matthew E. White
est revenu nous faire coucou via un nouvel E.P., Outer Face,
où il taquine beaucoup de muses, toujours avec classe et réussite.
C'est la chanson « Eyes like the rest » qui ouvre cet
E.P. et alors arrêtons-nous y un peu, tant elle représente le grand
talent de White en termes de construction et d'arrangements: d'abord
des violons qui semblent annoncer la fin de quelque chose, un brin
angoissés.
Et puis les mêmes qui soudain prennent
des ailes et commencent à s'étendre en vagues plus sereines qui
s'arrêtent net avant que de reprendre, créant une sorte de douce
syncope.
Derrière ça une rythmique
basse/percussions qui ne dit pas trop son nom; il y a du groove oui,
mais aussi un rythme de fauve qui avance caché et prend le temps de
faire sien l'espace autour de sa proie, une sorte de tigre des airs,
on se dit que quelque chose va se produire, mais quoi? D'où va
jaillir la foudre? La voix de Matthew E. White arrive très tôt avec
son phrasé nonchalant, ses petits "hmmmm" qui font baisser
la garde.
Et puis les chœurs s'avancent, au
départ assez classiques, on n'y prend pas trop garde, d'autant que
tout ça tient bien, on se laisse flotter et on se sent plutôt bien,
même si des discordances font parfois des violons des courants
contraires qui invitent à la fois à la paix et à l'angoisse. Mais
Matthew E. White chante des trucs qui disent "Je veux être avec
toi" et se terminent par "baby" et bon sang, vraiment,
tous ces éléments si disparates se marient foutrement bien.
C'est là que l'événement se produit:
les chœurs prennent le pouvoir, suivant un rythme propre, plus
rapide que celui posé par la base rythmique. Et à cet instant là
le rapport avant-scène/arrière-scène s'inverse: ce qui fait la
chanson n'est plus le chanteur, mais ce qu'il y a derrière lui. On a
le sentiment qu'il se laisse submerger avec plaisir comme un dompteur
seul au milieu de l'océan se lasserait chahuter en souriant par des fauves marins dont il a su gagner
la confiance, en continuant sa petite chanson, tandis que les
choristes refont la pièce et emportent le morceau vers des ailleurs
qu'on aurait pas imaginés. Les percussions suivent le mouvement, un
peu désorientées on dirait, ne sachant plus où est le temps, où
est le contretemps, et au fond on finit par s'en foutre pas mal parce
que ce qu'on entend à ce moment-là, c'est pas habituel mon vieux.
Et puis le vent retombe, et il reste la
voix de Matthew E. White, son orchestre, et c'est toujours aussi
beau, mais chargé du souvenir des voix qui reviennent faire coucou
de loin, en restant à leur place cette fois, comme pour laisser la
vague atteindre enfin le rivage. On se retrouve là, comme échoué après une tempête qui non contente de nous avoir fait perdre le Nord nous aurait aussi montré le visage de Dieu. Et ça serait une belle femme en vrai.
C'est ça ou autre chose, ce qui est
certain c'est que Matthew E. White est un sorcier (voilà, un
sorcier, on oublie l'ogre et les sirènes) qui avance masqué, et
qu'on lui donne notre âme et le reste quand il veut pour peu qu'il
continue à nous gâter avec la si belle magie noire et dorée de ses
chansons.
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