Puisque d'une part certains prétendent que parler avec les mots des autres, ce doit être ça la liberté (faites du bruit pour Jean Eustache, roi de la pistache) et que d'autre part l'été s'y prête bien, une compilation un peu hors-série consacrée aux reprises.
Même que pour la télécharger il faut cliquer ici et que dedans il y a ça:
01 Tricky - Tattoo
02 Claudine Longet - God only knows
03 The Welcome Wagon - Half a person
04 Transformer di Roboter - Stranger in Moscow
05 The Raincoats - Lola
06 Françoiz Breut & Dominique A - Teenage kicks
07 Isobel Campbell - Willow's song
08 Single - Cantiga para pedir dois tostões
09 Beck - Everybody's gotta learn sometimes
10 André Herman Düne - Smalltown boy
11 Doctor L - Let my baby ride
12 Chucho - En el rascacielos
13 Coming Soon - Small town
14 Lee Moses - Hey Joe
15 Alela Diane & Alina Hardin - Bowling green
16 Micah P. Hinson - Yard of blonde girls
17 Tom Waits - Papa's got a brand new bag (live)
18 Ana D - Sua estupidez
19 Jean-Luc le Ténia - Au cinéma
GRAND JEU CONCOURS!!! Les 500 000 premiers auditeurs à trouver les noms des créateurs des chansons ici présentes gagneront un voyage sur la lune. Et une glaviole.
jeudi 19 juillet 2012
vendredi 13 juillet 2012
Un pied dans la culture de masse: the Dark Knight
Il y a un phénomène étrange qui se produit depuis un certain
soir d'août 2008: à chaque fois que quelqu'un dénigre the Dark Knight, notre cœur saigne ; avec toute la mauvaise foi
du monde, nous ajouterions d'ailleurs que ces dénigrements sont rarement construits
sur des arguments valables. Alors, pour patienter en attendant la sortie de the Dark Knight Rises, quelques éléments
épars pour tenter de rendre compte de la beauté complexe de ce qu'on a bien
envie d'appeler un bordel de chef-d'œuvre.
- Pour commencer, c'est une grande joie que de voir les
toutes premières images d'un film faire passer en contrebande quelques uns de
ses principes artistiques et thématiques; c'est le signe d'une maîtrise totale,
et ici alors pardon mais on est servi:
La première image est une explosion silencieuse filmée à
travers un filtre bleu, et dont s’extrait progressivement le symbole de Batman.
Autrement dit, une forme de furie destructrice observée de manière détachée,
presque clinique (travail des couleurs et du son) présentée comme la matrice du
personnage. Nolan semble alors assumer d'entrée de jeu le fait que son film ne
cherchera pas à modifier le regard du spectateur sur son héros en jouant sur
l'émotion. Si spectaculaires qu'ils soient, il s'attachera à retranscrire les événements auquel son (super) héros est confronté de manière
distanciée, avec une certaine froideur[1], là
où tant d’autres cherchent à créer l’adhésion et l’identification en tirant sur
de grosses ficelles sentimentales (un méchant vraiment super méchant, un héros
vraiment super gentil, des innocents trop rien innocents, etc.). Ce principe se
vérifiera par exemple quand des adieux qui s'annoncent larmoyants seront
brusquement avortés par une mort soudaine, ou quand le discours supposément
humaniste tenu par Batman lors de sa confrontation finale avec le Joker tombera
à plat, parfaitement contredit par la scène qui le précède.
Vient ensuite un plan où la caméra progresse vers un
immeuble vu de l'extérieur, soit un des plans de début les plus banals du
monde: la caméra s'approche d'un édifice, on coupe, au plan suivant on est dans
la bâtiment et on prend connaissance de ce qui s'y produit. À part que non:
sans qu'on puisse le prévoir (en même temps si on pouvait prévoir quelque chose
au bout de dix secondes de film ça serait dommage mais justement en terme
d'installation de rythme c'est pas mal du tout) une fenêtre de cet immeuble
explose, et le plan suivant nous fait comprendre qu'elle n'a pas éclaté sous
l'effet d'une attaque extérieure, mais à cause d'un acte venant de l'intérieur.
Dès lors on se détache de la logique habituelle des films d'action
hollywoodiens où la menace est le fait de l'Autre, de l'extérieur: ici le ver
est dans le fruit, l'adversaire s'annonce comme un cancer logé à l’intérieur d'un
corps.
Deux ou trois plans plus tard, un personnage filmé de dos attend à un
coin de rue. Il tient un masque de clown à la main. Nous voyons bien le masque,
mais nous ignorons tout de celui à qui il appartient. Ça n'a alors l'air de
rien, mais Nolan vient en fait d'annoncer un des enjeux principaux du film qui
va suivre.
- D'une manière générale dans ce film Christopher Nolan fait montre d'une certaine confiance en
sa réalisation, et il a bien raison. Il semble que chaque plan est
rigoureusement pesé dans le but d'atteindre un effet précis. Mais surtout, le
spectaculaire est réfléchi, de sorte à ne jamais tomber dans la surenchère. Un
exemple flagrant de cette discipline apparaît lors de la grande scène d'action
qu'est l'attaque du convoi transportant Harvey Dent par le Joker et ses sbires.
Au-delà de la maîtrise technique et de la science du rythme dont fait preuve
Nolan, une chose rend cette scène supérieurement admirable: elle n'est pas
accompagnée de musique. Un film hollywoodien qui fait suffisamment confiance à
son public pour ne pas en rajouter des caisses (même si bon, certes, c'est
quand même une scène où un camion fait un soleil), c'est bien.
- En parlant d'action, la scène d'ouverture de the Dark Knight est particulièrement
réussie en ce sens que c'est l'action elle-même qui se fait porteuse de sens et
d'informations. Là encore, Nolan décide de se concentrer sur ce que lui apporte
l'outil cinématographique pour révéler progressivement les grands traits du
Joker: machiavélique (le coup de l'entrée du bus est quand même foutrement
jubilatoire), anarchique (tenir des gens en otage en leur mettant une grenade
dégoupillée dans les mains, c'est inverser le rapport de force qui s'installe
normalement dans ce genre de situations), doté d'un humour pour le moins
caustique (le masque de clown) et violemment individualiste (belle idée que de
montrer un gangster décimer sa propre équipe au fur et à mesure que son plan
s'exécute). À la redoutable efficacité de cette scène d'action s'ajoute donc
une deuxième lecture purement narrative et descriptive cachée derrière une
scène de braquage impeccablement réalisée.
- À un autre niveau, the
Dark Knight propose un jeu permanent et finaud avec le faux-semblant. Comme
pour incarner l'ambiguïté qui tord l'intérieur de chaque chose, il se produit
une confusion fréquente sur la nature véritable de ce que l'on voit. Essayons
pour l'amusement d'établir une sorte de liste (obligatoirement incomplète) des
différentes formes que prennent ces faux-semblants:
- dès la
première scène, tout laisse penser que le "patron" évoqué entre eux
par les gangsters n'apparaîtra que plus tard dans le film; pourtant il est là
depuis le début mais on l’ignore car, habile subterfuge, il porte un masque
- à la fin
de cette scène, le Joker s'échappe au volant d'un bus scolaire qui se fond
immédiatement dans une masse d'engins identiques, faisant rentrer le crime dans
une masse de véhicules incarnant plutôt une forme d'innocence
- dans le
même ordre d'idée, la première fois qu'apparaît Batman il s'avère rapidement
être plusieurs et s'y prendre comme un manche, pour la bonne raison qu'il
s'agit d'un faux départ mettant en scène des aspirants justiciers amateurs, imitateurs pathétiques
- le
blanchiment d'argent auquel se livre la pègre est une autre manière de duperie,
moins intéressante a priori même si le fond de l'idée est que chaque citoyen
porte sur lui de l'argent sale, ce qui annonce une tendance importante du film
- le Joker
s'adonne volontiers au déguisement ironique: policier quand il s'agit de
commettre un crime, infirmière lors de la destruction de l'hôpital, ce jeu est
en accord avec l'idée qu'il est impossible de connaître sa véritable identité
- lors
d'une des dernières scènes les otages sont déguisés en preneurs d'otage, comme
pour inviter les forces de l'ordre à punir les innocents
- en fait
Batman c'est Bruce Wayne qui porte un costume et un masque.
Le costume, élément fondateur de ce type de mythologie,
n'est pas un simple élément de décor ici. Comme pour faire se rejoindre le fond
et la forme, le scénario (écrit par le réalisateur et son frère, et non par
quinze vagues tâcherons spécialistes du cahier des charges) fait du costume une
sorte de révélateur d'un rapport entre l'extérieur et l'intérieur, rapport au cœur
de la réflexion qui agite le récit. Quand le Joker joue à ressembler à un
membre d'une institution officielle (police, santé), il incarne avec ironie son
aversion pour l'ordre établi. De la même manière, le faux-semblant se construit
souvent dans l'attribution d'une apparence rassurante à un élément menaçant, et
inversement. Ainsi est marquée l'ambiguïté constante de la société et sa
corruption latente, mais omniprésente.
- Dans la continuité de cette différenciation entre
l'apparence des choses et leur nature profonde, l'un des points forts sur
lequel est construit le personnage du Joker (outre bien sûr l'interprétation
phénoménale et très tom waitsienne qu'en fait Heath Ledger) est sa tendance à
inverser les codes en faisant naître ses actions les plus ouvertement
spectaculaires de petits événements qui partent de l'intérieur pour se révéler
progressivement à l'extérieur, dans un mouvement de contamination. Il ne s'agit
pas pour lui de bêtement détruire, non: il faut faire imploser, si possible en se trouvant au sein de cette implosion (parce qu'on dira ce qu'on voudra, n'empêche que le Joker cherche toujours à être en plein dans le schproum, ce rapport à sa propre mort ne le rendant bien sûr que plus fascinant). C'est le cas
avec la vitre cassée évoquée de la scène d'ouverture, avec l'hôpital dont il fait en priorité exploser le couloir dans lequel il avance ("Fire, walk with me"), mais surtout c'est ainsi
qu'il conçoit son évasion: il rejoint le monde extérieur grâce à un homme qui
se fait arrêter et incarcérer, et qui porte une bombe à l’intérieur de son
ventre. Ainsi, le Joker et sa science de l'implosion traduisent (par l'action,
une fois de plus) l'idée qu'on ne détruit pas un ordre établi en l'attaquant de
l'extérieur, mais en se nourrissant de ses contradictions, de ses failles, en
exacerbant ses tensions internes pour
les mener à un point de rupture. Si la création de l'univers est partie d'un
micro-phénomène, alors sa destruction doit pouvoir suivre le même processus.
Pour le Joker, la création et la destruction semblent ne faire qu'un, son but
est de faire naître le chaos du cosmos.
- Car c'est là le véritable cœur de the Dark Knight: la question de l'ordre et du désordre, et de la
complexité de leur relation. Le génie machiavélique du Joker consiste à appuyer
là où la mythologie des super-héros fait mal: un citoyen lambda qui se fait
justicier anonyme en se substituant à l'exécutif de la loi contredit cette
dernière tout en l'appliquant. On peut alors se demander s'il agit dans le
respect de la justice mais, du même coup, on peut aussi se demander si l'ordre
établi est véritablement du côté de la justice, lui qui laisse prospérer le
crime à coups de compromis et de corruption. En mettant à nu ces paradoxes
dérangeants, c'est finalement le bien fondé des républiques démocratiques que
le Joker remet en question, et au-delà d'eux la validité de l'idée selon
laquelle le peuple souverain est digne de ce pouvoir qui lui est accordé par
elles. En d'autres termes: l'Homme est-il
à la hauteur de la démocratie? Cette interrogation vénéneuse s'incarne
magistralement dans la scène des ferries, lorsqu'il devient évident que le
système démocratique, si impartial qu'il soit dans son principe, n'est en aucun
cas garant de la justice et de l'ordre moral. Qui plus est l'incapacité des
bonnes gens à agir concrètement en accord avec le résultat de leur vote (à la
différence des prisonniers qui, dans leur passé, ont pris la mesure de la loi
officielle et l'ont outrepassée) dresse un portrait peu flatteur du citoyen,
dont l'action électorale apparaît comme une forme de légitimation de la
passivité propre à l'homme moderne. Ce traitement brutal réservé à l'ordre
établi pose alors la question du désordre, incarné par l'agent du chaos qu'est
le Joker.
La beauté du traitement de ce thème vient de ce qu'il est
accompli avec un jusqu’au-boutisme et un souci du détail qui finissent par
donner un souffle épique à l'ensemble, et par faire du Joker le meilleur
méchant cinématographique depuis... longtemps. Parce que son goût pour le chaos
lui confère immédiatement (et paradoxalement) une sorte de statut moral
supérieur: il est au-dessus des envies bassement matérielles, des questions d'ego
ridicules ou des vagues envies de vengeance. Non, ce qu'il veut, c'est voir le
monde sombrer dans la démence (d'où la riche idée de constituer son armée avec
des hommes sortis d'un asile d'aliénés) et danser sur ses ruines, et ce pour la
beauté du geste uniquement, un geste destructeur, formidablement
terrifiant. Face à cet homme parfaitement désintéressé, les outils à la
disposition de la loi et de son application s'avèrent inopérants, comme s'ils
n'étaient pas conçus pour la sorte de surhomme qu'est le Joker. Dès lors,
Batman est poussé à agir en hors-la-loi, à violer les libertés fondamentales
des citoyens et à perdre du même coup son statut héroïque. On peut alors se
demander si le film ne raconte pas en vérité la défaite morale de Batman face
au Joker, défaite consommée lorsqu'il décide de falsifier l’Histoire en cachant
la folie de Harvey Dent au reste du monde[2]. Le
chaos pour lequel œuvre le Joker apparaît alors comme un poison qui contamine tout,
mais avec l’aide de la corruption qui affaiblit les défenses de chaque chose.
Au fond le Joker n'est que le révélateur de cette déchéance diffuse et
omniprésente, et son jeu consiste à souffler sur les braises. Là encore on
retrouve l'idée que désormais l'ennemi de nos sociétés se cache en vérité dans
leur cœur même. Pas étonnant alors que le film ait parfois été qualifié de
fasciste, même s'il nous semble davantage être une sorte de catharsis
maladivement misanthrope et marquée par le sceau d'une colère froide.
C'est là que se trouve l'intérêt d'un personnage dont nous
avons peu parlé jusqu'ici, celui de Harvey « Double face » Dent: il est
l'incarnation véritable de cette société malade qui oscille entre un
attachement intellectuel de principe à la notion d'ordre établi d'une part, et
une forme de pulsion viscérale vers la destruction nihiliste dès lors qu'est dépassé
un certain seuil de tolérance d'autre part. S'il apparaît au début du film
comme le chevalier blanc, il tombe bientôt dans le piège du Joker et révèle du
même coup certaines zones d'ombres pour finalement devenir proprement fascinant
une fois transformé en Double face. Il devient alors un homme désireux de vivre
dans un état permanent de douleur et de colère, un homme qui souhaite ne jamais
trouver le réconfort. En faisant "sur toute joie pour l'étouffer (...) le
bond sourd de la bête fauve", en se consacrant pleinement à sa souffrance,
en se laissant contaminer par la folie ambiante par et pour laquelle œuvre le
Joker, Harvey Dent devient une sorte d'incarnation du film. Un visage rendu
ambigu par sa confrontation à la vérité, une absence de réponse claire.
Ainsi avance the Dark
Knight, masqué, à l'image de son personnage. Comme lui toujours, derrière
ses atours mythologiques et ses prouesses technologiques, il cache sa nature de
film/personnage malade aux prises avec une société malade dont on en vient à se demander si elle mérite le salut pour
lequel il œuvre. Difficile de dire si the
Dark Knight Rises sera à la hauteur, même si voir Bane (le grand Tom Hardy)
annoncer qu'il est "l'expiation de Gotham" ouvre des perspectives
franchement bandantes.
Mais voilà-t-y pas qu’on allait oublier la plus belle image
du film: le Joker vient de s'évader de prison. Il s'enfuit à bord d'une voiture
de police qui traverse la ville. La tête à la fenêtre, il jouit de
l'accomplissement de son geste, de ce bouleversement qui fait que l'incarnation
du désordre qu'il est fuit caché à l'intérieur d'un symbole de l'ordre établi.
Il jouit de cette liberté contraire à la morale, de l'instant présent et du
vent de chaos qu'il est en train de faire souffler sur la ville. À cet instant
précis, the Dark Knight devient un de
ces films dont on peut dire qu'ils sont touchés par la grâce.
[1] Soit dit en passant, on
peut aussi voir ça comme une forme d’aveu de Nolan, comme s’il assumait ainsi
son incapacité à faire un cinéma d'émotions (virtuose oui, mais sans émotions),
ce qui est une démarche très honnête.
[2] Même si en vérité, par la
grâce des derniers instants du film, ce choix fait de Batman une sorte de
figure sacrificielle, christique même puisqu'il prend sur lui les fautes d'un
monde devenu fou; ce d'autant plus qu'il devient du même coup un ange déchu aux
yeux de Gotham et de ses citoyens, qui en savent moins que le spectateur. Cette
question laissée en suspens sera sans doute présente dans the Dark Knight Rises.
jeudi 5 juillet 2012
Pierre Bensusan - 2
Il existe sans doute des recherches très poussées proposant
un historique et une classification de la musique folk. Mais comme lire c'est
cher trop la prise de tête, nous allons partir du principe qu'il y a deux
courants majeurs dans la folk: l'un plutôt américain, essentiellement nourri de
blues et de country (exemple ici abordé: Nick Drake), l'autre plutôt européen, partageant ces racines mais également influencé par les folklores médiévaux
(exemple: Duncan Browne). Et quand l'envie nous prend de voir si des fois ce
courant de folk-là n'aurait pas fait des petits en France, alors on s'amuse
bien. Il faut déjà passer outre tous les groupes des années 70 qui voyaient
dans le Moyen-Âge une sorte d'âge d'or où le mode de vie naturel était celui
auquel aspiraient certains baby-boomers d’après mai 68. Après quoi l'on
découvre des musiciens travaillés à la fois par un goût pour le
folklorique et par un souci des évolutions multiples de la musique à cette
époque[1].
Parmi ceux-là, Pierre Bensusan, que nous aimons bien.
Aujourd'hui Pierre Bensusan est un homme accompli qui
enchaîne les concerts tout autour du monde et est considéré comme un des
meilleurs guitaristes de notre époque. Mais si on repense à ses débuts, il y a quelque chose de
touchant à imaginer un gamin de tout juste 17 ans né à Oran venir proposer des
chansons d'amour courtois au langage médiéval complètement assumé, accompagnées
à la guitare avec une maîtrise technique impressionnante, et chantées avec en
plus ce schlintement qui lui fait chuinter certaines consonnes et attrape
aussitôt l'oreille (à notre connaissance à part Daniel Johnston il y a peu
d'autres chanteurs qui assument ce type de problème d'élocution). Il y a donc
dans Près de Paris, le premier album
de Pierre Bensusan, un mélange d'enfance de l'art et de confiance en soi, on
sent le jeune homme devant qui aucune
voie n'est ouverte mais qui est prêt à tailler la sienne propre à coup de
virtuosité.
Arrive ensuite son deuxième album, intitulé fort logiquement
2 et enregistré en 1977. Et c'est là
que vraiment Pierre Bensusan commence à nous intéresser. En à peine trois ans
il semble avoir gagné en assurance et en maîtrise, et s'être débarrassé des
petites maladresses qui se présentaient parfois dans Près de Paris. Si le goût pour une certaine imagerie médiévale est
toujours présent, il rencontre cette fois un panel d'influences musicales plus
large: la folk américaine, la musique celtique, le jazz, la musique orientale... Le mélange peut sembler audacieux, mais finalement l'on
s'aperçoit qu'une certaine logique est à l’œuvre derrière ces rencontres. Par
exemple, le storytelling qui est
l'apanage de la folk américaine, de Woody Guthrie racontant la grande tempête
de poussière de 1935 à Bob Dylan dénonçant l'emprisonnement de Rubin
"Hurricane" Carter, n'est finalement pas éloigné de ce que faisaient
les troubadours à l'époque où les médias n'existaient pas: se saisir de faits
présentant un quelconque intérêt dans la connaissance et la lecture que l'on
peut avoir de l'époque qui est la nôtre, et le retranscrire par le biais d'une
chanson qui s'adresse au plus grand nombre et finit par transcender l'événement
en lui-même pour en faire une sorte de récit éloquent. C'est à cet exercice que
se livre ici Pierre Bensusan, en utilisant des chants traditionnels auxquels il
donne une sorte de double-fond: si le lexique et la formulation restent
profondément médiévaux, l'accompagnement musical contemporain fait ressortir
leur intemporalité (à moins de penser que des thèmes comme l’amour ou la mort
ne sont évocateurs qu’à certaines époques).
Car c'est bien la musique qui impressionne ici, que ce soit
en accompagnement où dans les morceaux instrumentaux (dont certains font
fortement penser aux premiers travaux de Yann Tiersen par exemple). Bensusan
navigue entre les contraires, parfois au sein d'un même morceau: ainsi « Belle
je m'en vais en Allemagne » débute accompagné d'une seule note tant que le
chant est là pour nous raconter une histoire avant de glisser vers un mélange
de guitare folk aux accords ronds évoquant la musique arabo-andalouse et de
cornemuses purement celtiques. De la même manière se rencontrent dans plusieurs
morceaux des éléments a priori disparates qui semblent d'un coup avoir été
conçus les uns pour les autres au cours de l'Histoire. Ainsi « Le conseil
de guerre » commence-t-il comme une pure folk-song avant que ne surgissent
des instruments à vent qui portent soudain la chanson sur un terrain de
free-jazz, « La danse du capricorne 2 » débute comme une ballade au
piano avant de devenir une sorte de traversée épique portée par des violons
scandant le rythme ou encore « Jardin d'amour », d'abord sobrement
accompagnée d'une guitare sèche donne petit à petit lieu à un pas de deux
aérien entre guitare et contrebasse. Tout ça est fait avec beaucoup de tact et
de soin et le résultat est bien joli, pour le moins.
On se dit alors que si tout ce qui s'est fait de chanteur de
variétés dans les années 60/70 a tâté de la folk américaine à un moment ou à un
autre (avec plus ou moins de bonheur), peu ont été ceux qui ont osé tenter
l'aventure consistant à lancer des ponts
entre des territoires musicaux a priori trop éloignés les uns des autres.
Pierre Bensusan l'a fait, et il a ainsi rendu caduques bien des cartes aux
frontières trop précisément dessinées. Poétiquement c'est un bel
accomplissement, tirons-lui donc notre chapeau.
[1] Voir le récemment revenu
des morts Maison Rose, d'Emmanuelle
Parrenin, où entre deux ballades de très belle facture elle crée une forme de
musique qui fait beaucoup penser au trip-hop.
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