vendredi 1 juin 2012

Un pied dans la culture de masse: Mad Men


Avant tout une précision: il est juste et bon d’œuvrer pour tenter de mettre en lumière des outsiders malchanceux, et nous sommes convaincus que cette B.A. nous ouvrira grand les portes du paradis. Pour autant, il arrive fréquemment que notre cœur saigne en voyant des créations culturelles de qualité un tant soit peu populaires être mal aimées, au sens d'aimées pour de mauvaises raisons, et dès lors déconsidérées.
Parce qu'avant d'aller donner son foie à un clochard il faut savoir serrer la main à son voisin de palier, nous inaugurons donc une nouvelle rubrique dont le but sera d'observer et de réfléchir avec (espérons-le) un peu plus d'acuité qu'à l'accoutumée des œuvres qui, certes, connaissent un certain succès, mais qui trop souvent ne sont pas considérées à leur juste mesure pour autant. Bicoze il faudrait voir à ne pas mettre sur un même pied tout et n'importe quoi au prétexte que ce mélange aboutit à une culture de masse lisse d'apparence.

Et pour inaugurer cette rubrique, commençons par du grand beau avec Mad Men. Quiconque s'intéresse un tant soit peu à ce qui se fait a entendu parler de cette série. Beaucoup savent à peu près de quoi il retourne: ça parle des publicitaires pendant les années 60, tout comme Guerre et Paix parle de la Russie si l'on en croit Woody Allen et sa méthode de lecture en diagonale. Mais ce qu'il y a d'intéressant avec Mad Men c'est que même si l'on en parle beaucoup compte tenu de son maigre succès public, c'est une série qui est bien souvent aimée ou critiquée pour de mauvaises raisons. En essayant de ne pas tomber dans le très classique travers de l'amoureux qui est le seul à comprendre et connaître l'objet de son affection, essayons d'établir les principales raisons pour lesquelles les autres c'est tous des cons.


Commençons pour ça par le reproche majeur qui est fait à Mad Men ici et là, à savoir (en substance) « Lol y se passe rien. » Si l'on regarde Mad Men comme on regarderait n'importe quelle série télévisée alors, effectivement, on peut avoir l'impression que rien ne se passe. Mais si l'on décide de ne pas être spectateur passif, force est d'admettre que chaque minute de Mad Men est pleine jusqu'à la gueule de drames, de tensions psychologiques, de conflits, etc. Seulement, cette série ne joue pas sur le même terrain que les productions télévisuelles classiques, ses codes visuels notamment sont très différents. On repense à ce que David Simon disait de the Wire[1]: si l'on considère que la télévision a pour but unique de divertir, alors cette série n'est pas de la télévision. Même si l'on ne peut pas mettre sur un même pied la lecture sociologique affûtée de Simon et Burns et les heures méandreuses de Don Draper, force est d'admettre que Mad Men n'est pas une série qui se regarde pour le suspense, pour se changer les idées, ou pour quoi que ce soit de ce goût: on regarde Mad Men un peu comme on lit un essai, pour trouver un point de vue et des éléments de réponse sur une question qu'on arrive parfois à peine à formuler. Dès lors, s'il n'y a effectivement pas de grands coups de théâtre narratifs et putassier comme c'est le cas dans bon nombre de série, c'est en vérité dans chaque creux, dans chaque flottement qu'on trouve ce qui fait la sève de Mad Men. Et ça n'a rien de glamour.


Car venons-en aux louanges hors-sujet qui pullulent à propos de cette série, au premier rang desquelles « La reconstitution est magnifique, ça rend nostalgique de voir une époque où tout le monde s'habillait bien, où les hommes se levaient de leur chaise quand une femme entraient dans une pièce, etc. » En entendant ce genre de considération, on repense à une réplique lancée par Joanna Preiss à Romain Duris dans le très chouette Dans Paris de Christophe Honoré: « Tu auras beau enfiler des chemises bien blanches aux cols impeccablement repassés, je peux t'assurer que tu es aussi élégant qu'un tas de merde, mon lapin. » Non seulement l'élégance indéniable de la reconstitution et des costumes ne doit pas être prise pour argent comptant, mais encore elle est une sorte de piège dans lequel beaucoup tombent[2]. L'univers visuel de Mad Men est éminemment respectable en ce qu'il est conçu avec un soin considérable, bien plus proche du cinéma que de la télévision, mais avec pour finalité de n'être que de la poudre aux yeux. Il est là pour inviter à regarder au-delà. Au premier rang de ces tromperies, la plus grande: Mad Men ne parle pas des années 60, il s'agit en vérité de parler de notre époque, de savoir comment nous en sommes arrivés là. Mais avec beaucoup de finesse.


Tout est en vérité établi dès les premières secondes du premier épisode, quand s'affiche sur l'écran l'explication suivante:
« MAD MEN: appellation créée à la fin des années 50 pour décrire les cadres publicitaires de Madison avenue[3].
C'est eux qui l'ont créée. »
Ce qu'on prend alors pour une simple anecdote est en vérité le fond constant de cette série: nous sommes face à des hommes qui cherchent à créer leur propre mythologie. L’on se demande alors pourquoi se créer une mythologie, et comment? Au fond, il n'y a rien dans Mad Men qui ne tourne pas autour de ces interrogations issues de l’insatisfaisant constat que la vie n’est pas ce qu’elle devrait être. Quand on entend "mad men", on pense à une horde sauvage, à une troupe de Vikings, à des guerriers en somme, et certainement pas à des hommes en costume qui passent leurs journées au bureau et dont le sort dépend d’un bilan compta. C'est pourtant bel et bien ce que font les personnages de cette série, seulement voilà: ils ont le pouvoir de décréter (et de faire croire au reste du monde) que le mode de vie qu’ils promeuvent est le bon, que ce sont eux qui détiennent les clés du bonheur. Qu’importe si leur vie ne leur apporte que de la frustration, il faut donner le change puisque la réussite n’est pas dans le sentiment d’accomplissement personnel, mais dans ce qu’on donne à voir à autrui.


Ces Mad Men qui se voudraient chevaliers ne sont jamais que des mâles blancs frustrés par nature, qui confondent dans le même mouvement leurs aspirations profondes et intrinsèques (l'espoir que chacun porte en soi d'être heureux) et un mode de vie qui les en prive puisqu’il situe ce bonheur dans ce que l’on ne possède pas encore, frontière sans cesse repoussée. Il faut imaginer un corps souffrant qui révélerait contre son gré la vérité profonde de sa souffrance et son inaptitude à aller contre elle. Voilà ce que sont ces personnages: des individus qui se renient par adhésion irréfléchie à une idéologie de masse grandissante, et qui se noient progressivement dans le dégoût d'eux-mêmes que leur inspirent les standards de cette norme[4] et leur incapacité naturelle à ne pas pouvoir s’y conformer.

Le titre Mad Men prend alors bien sûr toute sa mesure. Ces hommes sont effectivement des fous, au sens pathologique d’abord, qui fonctionnent sur un schéma parfaitement subjectif en laissant le réel, et en premier lieu l'Histoire, leur glisser dessus. Si le monde tourne autour d'eux, eux ne bougent pas; ils parviennent pourtant à faire rouler l'économie de marché, ce qui est pour le moins édifiant. Ce sont de plus des fous qui se donnent un rôle, tel l'aliéné qui se prend pour Napoléon dans les BD comiques, afin de (se) faire rêver et de tenter d'oublier que le mode de vie qu'ils défendent ne parviendra jamais à satisfaire qui que ce soit, et certainement pas eux.


Dès lors, regarder Mad Men  parce que c’est classe ou glamour, c’est être le dupe d’une série qui a peut-être bien un côté sadique, et c’est passer à côté de son intérêt premier. En revanche, on peut trouver dans cette série matière à réflexion, à émotions aussi bien sûr, mais une émotion qui tourne souvent autour du dégoût ou de la claque dans la gueule. Une émotion salutaire en somme, qui ne nous conforte pas dans nos habitudes mais tend au contraire à nous rendre plus lucide. Si Mad Men n'est pas une série d'époque, c'est en revanche une bonne grille de lecture de notre époque. Tout ce qui fait notre société est en germe dans la conception du monde de ces quelques personnages, dans leur absence de doute, dans leur incapacité à remettre quoi que ce soit en cause. Anti-nostalgique au possible, cruellement lucide, très peu moralisatrice mais prompte à susciter la réflexion, Mad Men ne devrait pas être prise comme une série télévisée parmi tant d’autres, mais peut-être comme une entreprise de salubrité publique : elle nous met face à la chute d’un modèle qui n’a que la science de sauver les apparences, et c’est en somme la chronique d’une défaite annoncée.


P.S. : on ne peut faire qu’une présentation très succincte de la chose si l’on décide de s’en tenir aux grandes lignes de cette série, l’idéal serait de pouvoir analyser chaque épisode et chaque personnage en profondeur, pour aborder la question de l’évolution de la condition féminine notamment, mais il faudrait un blog entier pour ce faire. Cela étant, impossible de ne pas souligner la qualité de jeu des acteurs, en tête desquels le grand Jon Hamm. Non content de donner à Don Draper toute la profondeur qui sied au personnage, il s’emploie parallèlement avec subtilité à démolir cette image glamour derrière laquelle tant d’autres courent, en jouant une merde sur pieds formidable dans le très bon Mes meilleures amies par exemple, mais surtout en interprétant un rôle de domestique dans une série joyeusement foutraque, the Increasingly poor decisions of Todd Margaret, dont nous ne dirons rien ici pour ne pas gâcher l’intelligence fulgurante en action derrière l’écriture de ce personnage.


Précisions du 12 juin: alors que vient de se clore la 5ème saison, qui est sans doute la meilleure de toutes, deux choses à  ajouter et/ou à préciser (vu qu'y paraitrait que le diable est dans les détails, ce qui nous fait une belle jambe):
- déjà nous cherchions un peu une ascendance à Mad Men, des ancêtres. Nous n'en avons pas trouvé à la télévision mais en revanche une chose nous est apparue qui nous semble particulièrement intéressante: restons à l'époque de la série, mais traversons l'Atlantique. Cette observation minutieuse de la bourgeoisie qui se presse vers sa propre déchéance, cette traque constante du narcissisme, ce goût presque malsain pour la mise à nu des frustrations, cette capacité à faire rejaillir parfois l'âme d'un personnage, mais uniquement pour mieux souligner plus tard qu'il vit en totale contradiction avec elle, cette manière enfin de présenter l'homme comme un pantin ridicule soumis à la fois aux idéologies de son époque et à ses instincts les plus mesquins, les plus médiocres: Mad Men est en vérité le plus fidèle descendant de ce qu'on appelle pour faire simple la comédie à l'italienne. Tiens, (re)voyez donc les Monstres, Nous nous sommes tant aimés ou l'Homme à la Ferrari: ne retrouve-t-on pas dans l'écriture de la série cette capacité qu'avaient les scénaristes italiens d'alors à nous laisser démunis, à ne plus savoir si on peut encore avoir la malhonnêteté ou le cynisme de s'en divertir, ou si l'on ne ferait pas mieux d'en pleurer?
- seulement voilà qui nous amène à notre deuxième point. Les auteurs de ces comédies à l'italienne étaient souvent des iconoclastes purs et durs, des gauchistes ou des anarchistes qui dézinguaient la société qui se présentait à eux avec d'autant plus de virulence qu'ils sentaient que le combat allait être rude (d'où, derrière le rire mordant, la belle et douloureuse mélancolie de leurs films). Ce qui est embêtant avec Mad Men, c'est qu'au vu de l'enrobage commercial et publicitaire absurde de la chose (on peut tout de même sur la site de la série se créer un avatar doté des attributs visuels d'un personnage de la série, ou passer un entretien d'embauche virtuel pour voir quel poste on pourrait occuper dans la firme publicitaire de Don Draper), on est en droit de se poser la question: les auteurs savent-ils vraiment ce qu'ils font? Soit ils en sont parfaitement conscients, et font alors preuve d'un cynisme assez incroyable et en totale contradiction avec leur propos, soit, et c'est peut-être plus effrayant, ils ne se rendent pas vraiment compte de ce que dit la série. Un peu comme si les idées passaient clandestinement... On ne sait pas bien.
Quoi qu'il en soit, la 5ème saison (l'avant-dernière a priori) vient de s'achever dans un dernier épisode à son image: d'une beauté terrifiante.


[1] Dont on ne répétera jamais assez qu’il s’agit d’une des œuvres majeures du XXIème siècle.
[2] Au point qu'on a vu il y a deux ans une grande chaîne de magasins de vêtements sortir une collection Mad Men, inspirée par les costumes portés par les acteurs et les actrices de la série, ce qui prouve à la fois que ceux qui constituent la cible (au sens guerrier du terme) de cette série ne la comprennent pas, mais aussi, et c'est plus gênant, que ses créateurs ont un sens du compromis assez poussé ; en même temps nous sommes aux Etats-Unis, où les groupes punk finissent leurs concerts en disant qu’il y a des t-shirts à vendre près de la sortie.
[3] Contraction de Mad (pour Madison) et admen, publicitaires.
[4] à cet effet, le cinquième épisode de la saison en cours pose la question de la virilité avec une acuité et une puissance qui font grandement songer à Houellebecq et son Extension du domaine de la lutte.

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