jeudi 7 juin 2012

Jean-François Stévenin, réalisateur


On a beau scruter les alentours avec infiniment d'attention, on ne trouve pas de figure cinématographique française aussi singulière que Jean-François Stévenin. Jugez plutôt: d'un côté, un acteur dont à peu près tout le monde connaît le visage, autant pour ses seconds rôles au cinéma (chez Truffaut, Blier, Deville…) que pour ses participations à de multiples téléfilms. De l'autre, un réalisateur excessivement méconnu, mais qui est cité comme une référence majeure par des gens comme Abdellatif Kechiche et Jim Jarmush, pas moins. Rajoutons à cela que l'homme semble être d'une humilité sans borne et qu'il s'emploie, pour paraphraser l'exergue de son dernier film en date, à suivre "son petit rythme", et, vraiment, nous  aboutissons à une certitude: Jean-François Stévenin est une baleine blanche. Le genre de cinéaste qui ne suit aucun courant, qui semble agir en parfait franc-tireur. Le type qui a construit son langage cinématographique en faisant fi des modes et des normes, et qui a donné naissance à une oeuvre jusqu'ici très réduite (trois films en 35 ans), mais profondément marquante. Autant il est normalement sain de s'employer à distinguer l'admiration que l'on porte à un artiste à celle que l'on porte à un individu, autant avec Jean-François Stévenin c'est extrêmement compliqué: cet homme est profondément aimable, voilà.


Pourquoi donc alors? Peut-être bien parce qu'en trois films il a su créer un univers spécifique, presque un langage cinématographique à part entière, le tout avec une discrétion d'une grande élégance . Il nous paraît préférable d'entretenir une certaine distance avec la sacro-sainte politique des auteurs, qui bien souvent empêche de prendre chaque film comme un tout et de conserver une certaine objectivité, mais les films de Stévenin nous mettent face à une évidence: l'auteur existe. S'il dédie son premier film aux Indiens, c'est son œuvre entière qui est marquée par l'idéal qu'ils représentent, une forme de liberté absolue, de nomadisme qui n'est pas un reniement de soi mais au contraire une forme d'accomplissement dans l'exploration des possibles, dans la volonté de prendre les chemins de traverse qui font se rencontrer les autoroutes et les chemins forestiers.


C'est précisément le point de départ de son premier film, Passe Montagne: Serge, le personnage qu'il incarne, s'éloigne un instant de sa campagne qui semble vivre hors du temps, ouvre une barrière cadenassée et se retrouve sur une aire d'autoroute où il rencontre Georges (Jacques Villeret dans un de ses plus beaux rôles). Ces deux personnalités se tournent autour, s'apprivoisent, puis accomplissent un voyage qui les (et nous) mène aux frontières du monde tel qu'on le conçoit, aux frontières de leurs vies, dans une sorte d'avancée poétique qui ne ressemble à rien de familier. Le spectateur suit le même chemin, il perd progressivement le fil pour entrer dans un domaine inconnu et profondément beau où il ne s'agit plus tant de comprendre où en sont les personnages que de ressentir avec eux la force d'une expérience hors cadre. Quelque chose qui va au-delà du langage humain, mais aussi du langage cinématographique: en travailleur obsessionnel du son, Jean-François Stévenin cherche à mettre en branle un voyage qui nous mène à aborder des rivages étranges où ce qui sort des hommes est, davantage que des dialogues de cinéma classiques, ce qu'il qualifie de "musique humaine", une sorte de chant universel. Stévenin opère un détour pour mener ses personnages, son film et ses spectateurs hors des voies balisées, vers quelque chose de nouveau et de profondément poétique. Passe Montagne date de 1978, époque où se termine un courant cinématographique essentiellement américain qui raconte les errances de personnages à la marge. La différence c'est qu'on s'ennuie ferme aujourd'hui devant l'Epouvantail ou Five easy pieces, tandis que l'expérience qu'est Passe Montagne est d'une fraîcheur encore intacte. Parfois on se demande s'il ne s'agit pas là du plus beau film français des années 70; on évite de répondre oui à cette question par peur d'être péremptoire, mais on a quand même notre petite idée. Tant de grâce, tant de rêves qui bougent grisants, c'est tout de même très rare, et il suffit qu'on entende « Aujourd'hui ça va être une belle journée. » pour avoir des frissons.


En 1986 vient Double Messieurs, l'histoire de deux hommes tant bien que mal établis qui se recroisent, longtemps après leurs enfances communes, et qui essayent avec beaucoup de maladresse de retrouver leur univers d'alors. Le constat est sans appel, ils vont d'échec en échec, et pourtant il n'y a rien de plombant là-dedans. Simplement deux adultes mal grandis qui font effraction dans une maison puis dans un monde auquel ils ne comprennent pas grand chose (bien aidés en cela par un sens du détail dans les décors qui frôle souvent le message subliminal) et qui frottent leurs corps de quarantenaires et leurs esprits d'enfants à des circonstances qui les poussent à agir sans bien savoir pourquoi ils font ce qu'ils font. Si tout semble chaotique, imprévu, on est pourtant mené vers l'accomplissement absolu de l'envie qui semble pousser ces personnages: retrouver le décor de leur enfance pour y renaître ou y périr peut-être, mais ne plus jamais revenir à leurs vies accomplies. Si ce film est moins ouvertement fulgurant que Passe Montagne, on ne peut s'empêcher d'être profondément admiratif devant son immense liberté, sa tendance majeure à laisser du champ à l'imprévu pour finir par ne plus filmer que ça, donnant du même coup l'impression que le film s'écrit à mesure qu'il avance alors que tout a bien sûr été longuement élaboré et réfléchi par son auteur en amont. Donner une impression d'improvisation et d'hésitation à un récit parfaitement structuré, c'est un des aboutissements du cinéma, et c'est la cour de récréation de Jean-François Stévenin. Il y a là-dedans un jeu avec le temps, avec le sens, qui donnent parfois l'impression de nager dans une sorte de science-fiction réaliste. Tout passe par le ressenti des personnages, et une soirée donne l'impression de durer quatre jours, le récit part de la chronique pour passer au drame intime puis à l'histoire policière avant de devenir une romance déchirée... C'est du très costaud. Tout cela reste incarné par la figure de Jean-François Stévenin lui-même, qui prouve à l'égal d'autres réalisateurs jouant dans leurs propres films (on pense à Berri, Truffaut, ou plus récemment à l'étonnant HPG) qu'un bon acteur n'est pas un acteur qui joue naturel ou juste, mais un acteur qui perçoit la musique du film et joue en harmonie avec elle. Non pas en la respectant à la note près, mais en la connaissant suffisamment bien pour pouvoir au contraire partir dans des directions imprévues qui lui donnent de l'ampleur et la mène vers des territoire inenvisagés. On est dans le ressenti, dans une sorte de transcendance par l'inattendu, en somme c'est du free-jazz.


Et puis vient en 2002 Mischka, dernier film en date de Jean-François Stévenin (pour plus très longtemps, on espère), où les lignes tracées dans ses deux précédents semblent trouver leur Nord. C'est l'histoire de personnages un peu perdus, pour différentes raisons, qui finissent par se rencontrer et se trouver. Si Passe Montagne et Double Messieurs se construisaient sur des individus isolés qui fuyaient la communauté ou ne parvenaient pas à la créer, tout semble ici être plus apaisé, profondément lumineux, solaire. Le réalisateur donne du poids à cette sensation en donnant certains rôles à des membres de sa famille, mais aussi en semant dans le film des références à l'Europe en construction qui, selon les générations des personnages, ressemble tantôt à un mariage forcé, tantôt à une manière apaisée et humaine d'envisager les temps à venir. Si le récit semble plus évident que dans les deux films précédents, plus linéaire, on retrouve la grande capacité de Jean-François Stévenin à faire soudain apparaître une forme de chaos dans ce qui est raconté. D'une scène à l'autre on retrouve les personnages et leurs histoires, mais un fourmillement de détails est là pour nous désarçonner, nous faire douter de ce qui se passe. Mais sans discours ni dialogues, uniquement avec ce qu'offre le cinéma. En distillant cette sorte de mystère dans un récit profondément ancré dans le réel, Jean-François Stévenin donne corps au désir sur lequel semble être construit ce film, une sorte d'envie éclatante de légèreté, de chaleur humaine, une volonté d'atteindre à plusieurs un but qui semblait inaccessible à ces personnages isolés au départ. Il y a toujours ce goût pour les êtres qui ne sont pas finis, que l'on peut voir comme des marginaux mais qui sont finalement une forme d'incarnation de l'humanité dans ce qu'elle a de plus pur. Et c'est aussi cela le cinéma de Jean-François Stévenin, des films qui, de son propre aveu, ne sont "pas finis", mais qui émeuvent énormément parce que cet aspect là est une marque de leur désir d'aller vers quelque chose d'autre, d'inattendu. C'est un cinéma qui n'est pas figé, un des rares cas où l'on n'a pas l'impression de revoir les mêmes films quand on les regarde à nouveau.


Alors voilà, en seulement trois films Jean-François Stévenin est parvenu à créer un style cinématographique unique, mais profondément humble aussi. C'est peut-être le secret le mieux gardé du cinéma français, mais on aimerait bien qu'il en soit autrement. Peut-être avec le prochain film, qui sait... Il y a ce projet qu'il porte en lui depuis 1969 et qui nous empêche de dormir parfois, cette envie qu'il a d'adapter Nord, de Céline. Adapter Céline au cinéma c'est une des plus grandes arlésiennes de l'histoire des arlésiennes cinématographiques, les plus grands (Fellini, Leone, Godard...) s'y sont cassé les dents. Mais à la réflexion, s'il y a un réalisateur capable d'amener l'univers célinien au cinéma, c'est bien Jean-François Stévenin. Parce que comme Céline il est venu à l'art presque par hasard (ou par un inexplicable et profond sentiment de nécessité, ce qui n'est peut-être pas très éloigné), et parce que comme lui il sait se saisir d'une forme d'expression établie et la mener vers des espaces inexplorés jusqu'alors. Le cinéma sensoriel, physique, tout en ressenti et en poésie du chef indien Stévenin, voilà qui se marierait bien avec l'univers de Céline. En attendant, Jean-François Stévenin nous a déjà fait cadeau de trois films absolument inclassables et libres, et c'est bien aimable à lui.

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