Avant tout une précision: il est juste et bon d’œuvrer pour
tenter de mettre en lumière des outsiders malchanceux, et nous sommes
convaincus que cette B.A. nous ouvrira grand les portes du paradis. Pour
autant, il arrive fréquemment que notre cœur saigne en voyant des créations
culturelles de qualité un tant soit peu populaires être mal aimées, au sens
d'aimées pour de mauvaises raisons, et dès lors déconsidérées.
Parce qu'avant d'aller donner son foie à un clochard il faut
savoir serrer la main à son voisin de palier, nous inaugurons donc une nouvelle
rubrique dont le but sera d'observer et de réfléchir avec (espérons-le) un peu
plus d'acuité qu'à l'accoutumée des œuvres qui, certes, connaissent un certain
succès, mais qui trop souvent ne sont pas considérées à leur juste mesure pour
autant. Bicoze il faudrait voir à ne pas mettre sur un même pied tout et
n'importe quoi au prétexte que ce mélange aboutit à une culture de masse lisse
d'apparence.
Et pour inaugurer cette rubrique, commençons par du grand beau
avec Mad Men. Quiconque s'intéresse
un tant soit peu à ce qui se fait a entendu parler de cette série. Beaucoup
savent à peu près de quoi il retourne: ça parle des publicitaires pendant les années 60, tout comme Guerre et Paix
parle de la Russie si l'on en croit Woody Allen et sa méthode de lecture en
diagonale. Mais ce qu'il y a d'intéressant avec Mad Men c'est que même si l'on en parle beaucoup compte tenu de son
maigre succès public, c'est une série qui est bien souvent aimée ou critiquée
pour de mauvaises raisons. En essayant de ne pas tomber dans le très classique
travers de l'amoureux qui est le seul à comprendre et connaître l'objet de son
affection, essayons d'établir les principales raisons pour lesquelles les
autres c'est tous des cons.
Commençons pour ça par le reproche majeur qui est fait à
Mad Men ici et là, à savoir (en
substance) « Lol y se passe rien. » Si l'on regarde
Mad Men comme on regarderait n'importe
quelle série télévisée alors, effectivement, on peut avoir l'impression que rien
ne se passe. Mais si l'on décide de ne pas être spectateur passif, force est
d'admettre que chaque minute de
Mad Men
est pleine jusqu'à la gueule de drames, de tensions psychologiques, de conflits,
etc. Seulement, cette série ne joue pas sur le même terrain que les productions
télévisuelles classiques, ses codes visuels notamment sont très différents. On
repense à ce que David Simon disait de
the
Wire: si l'on considère
que la télévision a pour but unique de divertir, alors cette série n'est pas de
la télévision. Même si l'on ne peut pas mettre sur un même pied la lecture
sociologique affûtée de Simon et Burns et les heures méandreuses de Don Draper,
force est d'admettre que
Mad Men
n'est pas une série qui se regarde pour le suspense, pour se changer les idées,
ou pour quoi que ce soit de ce goût: on regarde
Mad Men un peu comme on lit un essai, pour trouver un point de vue
et des éléments de réponse sur une question qu'on arrive parfois à peine à
formuler. Dès lors, s'il n'y a effectivement pas de grands coups de théâtre
narratifs et putassier comme c'est le cas dans bon nombre de série, c'est en
vérité dans chaque creux, dans chaque flottement qu'on trouve ce qui fait la
sève de
Mad Men. Et ça n'a rien de
glamour.
Car venons-en aux louanges hors-sujet qui pullulent à propos
de cette série, au premier rang desquelles « La reconstitution est
magnifique, ça rend nostalgique de voir une époque où tout le monde s'habillait
bien, où les hommes se levaient de leur chaise quand une femme entraient dans
une pièce, etc. » En entendant ce genre de considération, on repense à une
réplique lancée par Joanna Preiss à Romain Duris dans le très chouette
Dans Paris de Christophe Honoré:
« Tu auras beau enfiler des chemises bien blanches aux cols impeccablement
repassés, je peux t'assurer que tu es aussi élégant qu'un tas de merde, mon
lapin. » Non seulement l'élégance indéniable de la reconstitution et des
costumes ne doit pas être prise pour argent comptant, mais encore elle est une
sorte de piège dans lequel beaucoup tombent
.
L'univers visuel de
Mad Men est
éminemment respectable en ce qu'il est conçu avec un soin considérable, bien plus
proche du cinéma que de la télévision, mais avec pour finalité de n'être que de
la poudre aux yeux. Il est là pour inviter à regarder au-delà. Au premier rang
de ces tromperies, la plus grande:
Mad
Men ne parle pas des années 60, il s'agit
en vérité de parler de notre époque, de savoir comment nous en sommes arrivés
là. Mais avec beaucoup de finesse.
Tout est en vérité établi dès les premières secondes du
premier épisode, quand s'affiche sur l'écran l'explication suivante:
« MAD MEN: appellation créée à la fin des années 50
pour décrire les cadres publicitaires de Madison avenue
.
C'est eux qui l'ont créée. »
Ce qu'on prend alors pour une simple anecdote est en vérité
le fond constant de cette série: nous sommes face à des hommes qui cherchent à
créer leur propre mythologie. L’on se demande alors pourquoi se créer une
mythologie, et comment? Au fond, il n'y a rien dans Mad Men qui ne tourne pas autour de ces interrogations issues de
l’insatisfaisant constat que la vie n’est pas ce qu’elle devrait être. Quand on
entend "mad men", on pense à une horde sauvage, à une troupe de
Vikings, à des guerriers en somme, et certainement pas à des hommes en costume
qui passent leurs journées au bureau et dont le sort dépend d’un bilan compta.
C'est pourtant bel et bien ce que font les personnages de cette série, seulement
voilà: ils ont le pouvoir de décréter (et de faire croire au reste du monde)
que le mode de vie qu’ils promeuvent est le bon, que ce sont eux qui détiennent
les clés du bonheur. Qu’importe si leur vie ne leur apporte que de la
frustration, il faut donner le change puisque la réussite n’est pas dans le
sentiment d’accomplissement personnel, mais dans ce qu’on donne à voir à autrui.
Ces
Mad Men qui se
voudraient chevaliers ne sont jamais que des mâles blancs frustrés par nature,
qui confondent dans le même mouvement leurs aspirations profondes et
intrinsèques (l'espoir que chacun porte en soi d'être heureux) et un mode de
vie qui les en prive puisqu’il situe ce bonheur dans ce que l’on ne possède pas
encore, frontière sans cesse repoussée. Il faut imaginer un corps souffrant qui
révélerait contre son gré la vérité profonde de sa souffrance et son inaptitude
à aller contre elle. Voilà ce que sont ces personnages: des individus qui se
renient par adhésion irréfléchie à une idéologie de masse grandissante, et qui
se noient progressivement dans le dégoût d'eux-mêmes que leur inspirent les
standards de cette norme
et
leur incapacité naturelle à ne pas pouvoir s’y conformer.
Le titre Mad Men
prend alors bien sûr toute sa mesure. Ces hommes sont effectivement des fous, au sens pathologique d’abord, qui fonctionnent
sur un schéma parfaitement subjectif en laissant le réel, et en premier lieu
l'Histoire, leur glisser dessus. Si le monde tourne autour d'eux, eux ne
bougent pas; ils parviennent pourtant à faire rouler l'économie de marché, ce
qui est pour le moins édifiant. Ce sont de plus des fous qui se donnent un rôle,
tel l'aliéné qui se prend pour Napoléon dans les BD comiques, afin de (se)
faire rêver et de tenter d'oublier que le mode de vie qu'ils défendent ne
parviendra jamais à satisfaire qui que ce soit, et certainement pas eux.
Dès lors, regarder Mad
Men parce que c’est classe ou
glamour, c’est être le dupe d’une série qui a peut-être bien un côté sadique,
et c’est passer à côté de son intérêt premier. En revanche, on peut trouver
dans cette série matière à réflexion, à émotions aussi bien sûr, mais une
émotion qui tourne souvent autour du dégoût ou de la claque dans la gueule. Une
émotion salutaire en somme, qui ne nous conforte pas dans nos habitudes mais
tend au contraire à nous rendre plus lucide. Si Mad Men n'est pas une série d'époque, c'est en revanche une bonne grille
de lecture de notre époque. Tout ce qui fait notre société est en germe dans la
conception du monde de ces quelques personnages, dans leur absence de doute,
dans leur incapacité à remettre quoi que ce soit en cause. Anti-nostalgique au
possible, cruellement lucide, très peu moralisatrice mais prompte à susciter la
réflexion, Mad Men ne devrait pas
être prise comme une série télévisée parmi tant d’autres, mais peut-être comme
une entreprise de salubrité publique : elle nous met face à la chute d’un
modèle qui n’a que la science de sauver les apparences, et c’est en somme la
chronique d’une défaite annoncée.
P.S. : on ne peut faire qu’une présentation très
succincte de la chose si l’on décide de s’en tenir aux grandes lignes de cette
série, l’idéal serait de pouvoir analyser chaque épisode et chaque personnage
en profondeur, pour aborder la question de l’évolution de la condition
féminine notamment, mais
il faudrait un blog entier pour ce faire. Cela étant, impossible de ne pas
souligner la qualité de jeu des acteurs, en tête desquels le grand Jon
Hamm. Non content de donner à Don Draper toute la profondeur qui sied au
personnage, il s’emploie parallèlement avec subtilité à démolir cette image
glamour derrière laquelle tant d’autres courent, en jouant une merde sur pieds
formidable dans le très bon Mes
meilleures amies par exemple, mais surtout en interprétant un rôle de
domestique dans une série joyeusement foutraque, the Increasingly poor decisions of Todd Margaret, dont nous ne
dirons rien ici pour ne pas gâcher l’intelligence fulgurante en action derrière
l’écriture de ce personnage.
Précisions du 12 juin: alors que vient de se clore la 5ème saison, qui est sans doute la meilleure de toutes, deux choses à ajouter et/ou à préciser (vu qu'y paraitrait que le diable est dans les détails, ce qui nous fait une belle jambe):
- déjà nous cherchions un peu une ascendance à
Mad Men, des ancêtres. Nous n'en avons pas trouvé à la télévision mais en revanche une chose nous est apparue qui nous semble particulièrement intéressante: restons à l'époque de la série, mais traversons l'Atlantique. Cette observation minutieuse de la bourgeoisie qui se presse vers sa propre déchéance, cette traque constante du narcissisme, ce goût presque malsain pour la mise à nu des frustrations, cette capacité à faire rejaillir parfois l'âme d'un personnage, mais uniquement pour mieux souligner plus tard qu'il vit en totale contradiction avec elle, cette manière enfin de présenter l'homme comme un pantin ridicule soumis à la fois aux idéologies de son époque et à ses instincts les plus mesquins, les plus médiocres:
Mad Men est en vérité le plus fidèle descendant de ce qu'on appelle pour faire simple la comédie à l'italienne. Tiens, (re)voyez donc
les Monstres,
Nous nous sommes tant aimés ou
l'Homme à la Ferrari: ne retrouve-t-on pas dans l'écriture de la série cette capacité qu'avaient les scénaristes italiens d'alors à nous laisser démunis, à ne plus savoir si on peut encore avoir la malhonnêteté ou le cynisme de s'en divertir, ou si l'on ne ferait pas mieux d'en pleurer?
- seulement voilà qui nous amène à notre deuxième point. Les auteurs de ces comédies à l'italienne étaient souvent des iconoclastes purs et durs, des gauchistes ou des anarchistes qui dézinguaient la société qui se présentait à eux avec d'autant plus de virulence qu'ils sentaient que le combat allait être rude (d'où, derrière le rire mordant, la belle et douloureuse mélancolie de leurs films). Ce qui est embêtant avec
Mad Men, c'est qu'au vu de l'enrobage commercial et publicitaire absurde de la chose (on peut tout de même sur la site de la série se créer un avatar doté des attributs visuels d'un personnage de la série, ou passer un entretien d'embauche virtuel pour voir quel poste on pourrait occuper dans la firme publicitaire de Don Draper), on est en droit de se poser la question: les auteurs savent-ils vraiment ce qu'ils font? Soit ils en sont parfaitement conscients, et font alors preuve d'un cynisme assez incroyable et en totale contradiction avec leur propos, soit, et c'est peut-être plus effrayant, ils ne se rendent pas vraiment compte de ce que dit la série. Un peu comme si les idées passaient clandestinement... On ne sait pas bien.
Quoi qu'il en soit, la 5ème saison (l'avant-dernière a priori) vient de s'achever dans un dernier épisode à son image: d'une beauté terrifiante.