Ce qui est drôle c’est le mouvement ; au cinéma, il faudrait que les réalisateurs ne s’en tiennent pas à un genre de prédilection, mais sautent de l’un à l’autre. Dieu reconnaîtrait alors les siens et parmi eux, il y aurait Kiyoshi Kurosawa. Surtout connu par ici pour ses films de genre, il navigue entre les courants à la recherche de quelque chose ; on ne sait pas de quoi il s’agit, lui y voit sans doute plus clair. C’est comme ça qu’en 2008 il nous a offert Tokyo Sonata, ce dont nous sommes rudement contents; merci Kiyoshi.
Ça se présente comme un film social classique : un homme se retrouve au chômage mais n’ose pas le dire à a famille, sa femme au foyer ne prend pas le temps de s’apercevoir qu’elle étouffe, leur fils aîné ne sait que foutre de sa vie, et leur petit dernier fait le rude apprentissage de l’autorité injustement exercée. Personne n’est épanoui, personne ne sait quoi faire, hauts les cœurs, v’là la société de masse.
Car c’est bien là l’intérêt du film : sous des abords de chronique sociale japonaise, c’est la vie des humains de notre époque qu’il dépeint. Et qui de mieux placé qu’un réalisateur ayant fait ses preuves dans des films de fantômes pour parler de l’homme contemporain ? C’est une question rhétorique, la réponse est « On ne voit pas trop ».
Kurosawa place son film sous le très saint patronage des 400 coups de François Truffaut, d’abord de manière évidente, en mode « Ici souffrit le pauvre Kenji Sasaki, puni injustement par Ero-Bayashi pour un manga porno tombé du ciel. », puis de manière plus diffuse mais presque omniprésente, comme un accompagnement fantomatique. On est loin de la bête volonté tarantinesque de dire « Hé les copains, j’ai vu un film bien alors j’en copie une scène ! », il y a ici une approche intelligente du propos : face à l’absurde de l’époque, les personnages sont tous des Antoine Doinel en puissance, avec au ventre l’envie d’envoyer tout péter et d’aller voir la mer. Tous les personnages de Tokyo Sonata mènent une vie ordinaire, et tous se sentent emprisonnés.
La question qui se pose ici est universelle : jusqu’à quel point un individu peut-il plier au nom de la survie d’un ordre établi qui, en maintenant à flot une société de masse, ne fait précisément qu’esquinter l’individu ? En d’autres termes, jusqu’où peut-on cultiver son propre malheur, être en contradiction permanente avec soi-même ? Kurosawa traite la question en deux temps : d’abord une claque lucide sur la joue droite, puis une caresse bienveillante sur la joue gauche. Il met en scène des personnages insatisfaits de leurs sorts, ce qui est le lot commun de bien du monde, mais il affine en montrant que ce qui ronge l’homme moderne c’est au fond l’insatisfaction d’être soi. Le dégoût d’être un individu, par nature non-conforme à la masse.
Kurosawa montre des choses banales en faisant ressentir avec finesse ce qu’elles portent d’horreur en soi. Un homme d’affaire au chômage fait semblant de recevoir des coups de fil de son patron, et l’essentiel est dit : il n’y a plus de vie, il n’y a que l’imitation de la vie. La source profonde des actes et des paroles de chacun n’est plus en l’individu, il en a été dépossédé. Dans le même ordre d’idée, le réalisateur travaille discrètement la répétition des scènes pour faire comprendre que le quotidien n’est qu’une structure vide qui ne persiste que par la grâce de rites verbaux et gestuels. Aucun sens profond là-dedans, simplement des mécanismes.
Mais ce qui fait la force de Tokyo Sonata, c’est aussi qu’il ne s’arrête pas à ce constat. C’est un film qui part des profondeurs du mal pour chercher à atteindre la surface, l’air libre. Il y parvient notamment grâce à la musique remarquable de Kazumasa Hashimoto, qui s’invite progressivement, à mesure que les failles des personnages se font béances. Par elle passe la lumière de la vie intérieure qui lutte. On glisse alors du constat sans concessions à l’expression d’un désir. La musique introduit une émotion qui va crescendo jusqu’à une dernière scène sublime qui résume le propos du film : on peut vivre avec technique, en s’appuyant sur l’efficacité de la norme éprouvée. Mais on peut aussi vivre en cherchant à atteindre une vérité intime, un rythme propre, unique, une forme de duende. Ça n’est qu’alors que l’on est sensible et perméable aux choses, véritablement vivant.
N.B. : il va sans dire que Tokyo Sonata n’a pas été édité en DVD sous nos cieux ; on peut le télécharger ici ou là, on peut aussi trouver des sous-titres qui assurent à peine le minimum syndical. Ça n’est pas trop gênant, Kurosawa est un vrai cinéaste, il n’a pas un besoin excessif des dialogues.