mardi 25 janvier 2011

L'Armée Brancaleone

Mario Monicelli est mort le 29 novembre dernier à l’âge de 95 ans. Il s'est défenestré de la chambre d'hôpital où il agonisait d'un cancer en phase terminale. Genou à terre et chapeau à la main, saluons la prestance du geste. Pour parler de sa carrière, les médias français ont presque constamment cité deux films: le Pigeon, et Mes chers amis. C'est une vision réduite de sa filmographie, et qui exclut surtout un grand film assez méconnu de ce côté des Alpes, l'Armée Brancaleone. Ça tombe bien, c'est de celui-là dont nous  allons parler aujourd'hui.


Pour commencer on peut précisément se demander pourquoi cette absence d'intérêt pour un film si réussi. Peut-être que la raison vient du fait qu'il ne colle pas à la norme « comédie italienne » dont se repaît le journaliste en mal d'inspiration. C'est une chose assez répandue que le recours facile à une appellation globale, un peu comme quand on parle d' « humour anglais »[1]. La « comédie italienne » est un genre censé observer la société avec un mélange de cruauté et de bienveillance, où qui aime bien châtie bien. Le Pigeon et Mes chers amis rentrent à peu près dans ce cadre, youpi. En plus de ça le premier collectionne les grands noms d'acteurs (Gassman, Mastroianni, Cardinale…), et dans le deuxième il y a Philippe Noiret, les Français parlent aux Français, etc. On persiste ainsi à mettre l'Armée Brancaleone de côté alors que, soyons péremptoire, ce film est plus réussi et plus inventif que les oeuvres citées plus haut.


L'Armée Brancaleone raconte comment de minables voleurs ayant dépouillé le cadavre d'un chevalier renommé se trouvent en possession d'un parchemin accordant au dit chevalier le gouvernement d'une petite ville des Pouilles, ainsi que la jouissance des richesses qui l'accompagnent. N'étant pas chevaliers, ils en cherchent un qui accepterait d'endosser ce parchemin, puis de partager avec eux le butin. Leur choix se porte sur Brancaleone da Norcia, un branque qui se rêve en héros noble et lyrique. 

Co-écrit par le tandem Age & Scarpelli ainsi que par Monicelli, le scénario se plait à tendre des perches vers quelques figures de la littérature chevaleresque: Brancaleone est un Don Quichotte sans le supplément d'âme, il monte une espèce de carne jaune[2] qui renvoie à la jument de d'Artagnan, etc. Mais le film ne se contente pas de parodier un genre littéraire, puis cinématographique. Il donne aussi dans le comique absurde, trivial, grand-guignolesque (vous avez aimé le coup du canari dans Bernie? Son origine, consciente ou non, est dans l'Armée Brancaleone), en un mot c'est du grotesque parfait, un mélange entre un style habituellement noble et un traitement extrêmement frondeur. C'est sûr que ça irait plus vite de dire « comédie italienne »...

Même après avoir longuement fouillé dans une mémoire cinématographique toute relative, il est difficile de trouver un prédécesseur à ce film, une comédie médiévale déglinguée antérieure. Des successeurs oui, et à foison, en premier lieu desquels le Sacré Graal des Monty Python, qui présente d'ailleurs un nombre de similitudes assez intriguant avec le film qui nous  intéresse. Mais puisque ces derniers n'ont jamais évoqué ce film, faisons leur confiance, et arrivons-en à une conclusion plus plaisante: Monicelli et les Monty Python sont, dans cet exercice de relecture d'un genre, des sortes de cousins germains britannico-italiens. 


Une des similitudes les plus frappantes, c'est l'attention portée à la direction artistique. Il s'agit d'une comédie, ce qui sous-entend souvent qu'en dehors du scénario et de l'interprétation, on n'a pas à se soucier de grand chose. A part que si, Monicelli sait faire de chiadées images, réfléchir à la valeur de ses plans, et il porte une attention toute particulière aux costumes qui sont d'une extravagance faisant parfois songer à un Jodorowsky rigolard, rien de moins.

Ce qui est appréciable également dans ce film, c'est le fait que Monicelli est attaché au médiévalisme du contexte dans lequel il situe son récit. Il semble se demander quels films auraient été faits si le cinéma avait existé au Moyen-Âge. On ne doute pas un seul instant que lui et ses coscénaristes aient une certaine connaissance de l'art médiéval, qui nourrit la représentation. Il y a même un passage, où les personnages s'interrogent sur le sens à donner à un événement, qui ressemble beaucoup à une parodie de débat philosophique époque Renaissance. Mais toutes ces considérations nous éloignent de la force majeure de ce film, à savoir qu'est-ce qu'on se marre les aminches!


Le grand Vittorio Gassman, acteur de formation tragique, s'en donner à coeur joie en interprétant un chevalier qui se voudrait héroïque mais n'est que risible. Ses grandes envolées lyriques qui tombent à plat sont des moments de génie. En parlant de génie, il faut évoquer un personnage inoubliable, celui de Zénon, un prêtre menant ses ouailles (lépreux, meurtriers, coureurs de jupons) aux Croisades. Ce personnage est interprété par Enrico Maria Salerno, un acteur dont on aurait aimé profiter du talent comique plus souvent. Le voir glapir des cantiques d'une voix de fausset et chercher partout la main de Dieu va au-delà de l'humour, on est tellement abasourdi par sa force comique que rire ne suffit plus: c'est une révélation, voilà le mot. 


Les personnages bénéficient tous d'un même souci du détail, L'Armée Brancaleone est un exemple d'écriture, aucune place n'est laissée à la facilité. Il n'y a pas de volonté de connivence, à aucun moment on ne sent de clin d'oeil vers l'époque contemporaine. En revanche, Monicelli touche à l'universel en racontant l'histoire de ce chevalier pouilleux qui n'arrive pas à comprendre que le monde ne ressemble pas à ses romans de chevalerie. La différence entre Brancaleone et Don Quichotte, c'est qu'il manque au premier la folie du deuxième, cette folie qui permet à l'hidalgo de pervertir la réalité avec son imagination. Brancaleone est banal, il voudrait que tout le monde l'admire et le craigne, et il ne comprend pas qu'il en aille différemment. Au fond c'est un héros moderne, enfermé dans une conception rêvée du monde, croyant toujours que les choses vont tourner à son avantage par la grâce d'une tendance naturelle de l'univers à l'happy ending. La nouveauté apportée par l'Armée Brancaleone vient peut-être de ce regard critique sur la représentation cinématographique et idéalisée d'une époque, représentation faussée que Monicelli et ses coscénaristes jouent à traîner dans la boue. C'est fin, surtout quand ça se cache derrière la grossièreté et la trivialité, et par-dessus tout c'est drôle, très. Il serait donc temps de sortir l'Armée Brancaleone de l'oubli dans lequel la critique française l'a confiné[3].


P.S.: On allait presque oublier un argument massue pour la défense de ce film: Barbara Steele y fait une apparition d'environ quatre minutes. Comme tout cinéphile le sait, un film avec Barbara Steele vaut ne serait-ce que par la présence de Barbara Steele. C'est écrit dans la Bible.

P.S. bis : le grand succès du film en Italie a mené Monicelli à en réaliser une suite, Brancaleone aux croisades. S’il n’atteint pas le même niveau comique que son prédécesseur (ils ont changé d’acteur pour le rôle de Zénon, hérésie !), ce film vaut le détour pour une autre raison : sa capacité impressionnante à se rapprocher de l’état d’esprit médiéval que l’on retrouve dans la littérature ou la peinture d’époque. A un point tel qu’on se sent parfois mal à l’aise face à des scènes d’une crudité très éloignée des normes actuelles, mais qui sonnent profondément juste, foutrement moyenâgeuses.


[1] Honnêtement, si vous trouvez que Benny Hill, les Monty Python et P.G. Wodehouse pratiquent le même humour, vous serez bien aimable de nous écrire : comme disait l’autre, vous avez gagné un bilboquet.
[2] Dont le cri, entre le hennissement et le braiement, vaut le détour pour lui seul
[3] D'autant plus que ma VHS commence à se faire vieille et qu'aucune édition DVD n'existe pour l'instant…

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