Autant l’admettre d’entrée de jeu : quand on porte un regard d’ensemble sur le cinéma français, on ne s’appesantit pas sur le film d’espionnage. Déjà parce que les succès publics qu’il a connus concernent essentiellement des parodies (des Barbouzes de Lautner aux OSS 117 d’Hazanavicius en passant par le diptyque du Grand blond d’Yves Robert). Mais surtout à cause d’une sorte de malentendu : il y a de grands films d’espionnage français, mais leur succès est essentiellement d’estime. Force est d'admettre par exemple qu' Espion(s), de Nicolas Saada, Les patriotes, d'Eric Rochant, La sentinelle, d'Arnaud Desplechin ou encore le trop méconnu Il faut tuer Birgit Haas, de Laurent Heynemann, ont su aborder et réinventer ce genre avec subtilité, audace et/ou profondeur, mais sans jamais parvenir à déplacer les foules.
Mais s’il ne fallait en choisir qu’un, tranchons net en nous penchant sur Le Dossier 51, de Michel Deville. Ce film apparaît d’abord comme un travail formel autour du thème de l'espionnage au cinéma. On pourrait s’amuser à en décortiquer chaque scène pour en tirer la substantifique moelle. On aboutirait alors à des considérations sur l’espionnage, la nature humaine et le cinéma, et ces considérations feraient à leur tour naître pléthore de nouvelles questions (ce qui est après tout le propre d’un grand film).
Mais commençons par rendre à César ce qui est à César: Le Dossier 51 est l'adaptation du roman éponyme de Gilles Perrault, construit comme une suite d'extraits de dossiers, de notes techniques, de mémos, etc. L'originalité formelle était donc déjà présente dans le matériau de départ. Cela étant, le passage à l'image d'un tel livre a du être une jolie partie de casse-tête. Que Deville a gagné, haut la main.
L'histoire du Dossier 51 pourrait se résumer ainsi : un certain Dominique Auphal, qui sera désigné par le numéro 51, est nommé à la tête de la délégation française à l’ODENS (Organisation pour le Développement des Echanges Nord-Sud). Une entité difficilement identifiable, Jupiter, charge alors une de ses branches, Mars, de recueillir toutes les informations possibles sur 51, dans le but de pouvoir contrôler ce dernier. On fait donc vite le tour de l’argument initial, et ce pour une raison simple : ce qui compte dans ce film, c’est la manière ; manière de mener cette tâche à bien, et manière de représenter cette mission. Avec cette matière de départ, Deville choisit de se débarrasser du glamour qui entoure d’ordinaire l'activité d'espionnage au cinéma afin de mieux mettre en avant la froideur et la lourdeur administrative d'une telle entreprise.
Le film est construit comme un agencement de différents types d'images, et de mises en scène: succession de photographies, projection de films agrémentés de commentaires, comptes-rendus de missions, réunions avec différents services... Tous ces éléments ont pour point commun d'être présentés en caméra subjective, on suit les points de vue de différents agents. Deville choisit donc de nous situer du côté de celui qui agit dans l'ombre, du manipulateur qui a la conscience de ce qui arrive à 51
. Le spectateur a donc toujours un ou deux temps d'avance sur ce personnage central, ou du moins c'est ce qu'il est amené à penser. La réalité du film est plus complexe et Deville nous fera comprendre que l'erreur de l’entreprise menée par Mars (et celle commise par le spectateur) est de négliger le fait que derrière le numéro 51 se cache un homme et sa sensibilité, imprévisibles par nature.
Toute l'idée de Jupiter cherchant à prendre contrôle de 51 est d'apprendre à mieux le connaître, allant jusqu'à rencontrer et interroger ses proches sous divers prétextes, pensant pouvoir faire pression plus aisément sur lui en sachant ses zones d’ombres. L'intelligence dramatique du récit vient alors de ce que le spectateur a l'impression de suivre une sorte de biographie filmée construite pas à pas comme un suspense, avec des coups d'éclats, des énigmes, etc. Mais la réalisation est subtilement conçue, de sorte à nous faire comprendre que l'on ne voit jamais vraiment ce que l'on voit. Le pouvoir manipulateur des images et de leur agencement est mis à nu. Le jeu consiste par exemple à représenter des choses ou des personnes en les traitant de manière anodine, puis à montrer plus tard comment elles sont, en vérité, porteuses de sens. On ne peut dès lors plus se fier à rien de ce que l'on voit ou entend, telle pourrait être la leçon. Mais on ne se défait pas de ses habitudes de spectateur si aisément, et comme toujours au cinéma, on recommence à croire dur comme fer à ce qui est dit et montré à l'écran. Ou comment la mise en scène a la capacité de faire exister ou non ce qu'elle nous présente.
En faisant mine de créer son personnage sous nos yeux, Perrault (qui a remporté le César du meilleur scénario pour ce film) donne l'illusion au spectateur d'être partie prenante, d'assister à une découverte en temps réel. Et comme dans un bon policier, le spectateur ne peut s'empêcher d'émettre des hypothèses sur la nature profonde de 51, sur ses vérités cachées. On a un sentiment de navigation à vue, soutenu par la réalisation anti-spectaculaire de Deville, qui parvient à effacer la structure, pourtant très solide, du récit. Qui plus est, Deville a l'intelligence de ne pas trop baliser le terrain. Ainsi il s’amuse à parsemer un récit assez sérieux de gags plus ou moins perceptibles. Ce principe apparaît par exemple lorsqu'une certaine Sarah X est recherchée. Des agents interrogent alors des personnes susceptibles de la connaître, et Deville s'amuse à faire apparaître dans son cadre une forme de "X", que ça soit via un panneau routier, un agencement de saucisses dans une vitrine, du sparadrap sur une fenêtre, ou encore (chapeau bas !) un homme habillé en polytechnicien. On n'est alors pas loin du goût pour le gag de second plan cher aux ZAZ. Mais tous ces efforts participent sans que l'on s'en aperçoive à une démarche précise: mettre en avant l'idée d’une mise en scène (au sens manipulatoire du terme) effacée, et pourtant bien présente.
Car c'est là le fond du film. En essayant de ne pas trop gâcher la surprise, voici ce qui arrive: un entretien avec des psychologues, scène magistrale, mène soudain les agents, et le spectateur avec eux bien sûr, à comprendre qu’ils avaient sous les yeux un trait caché mais primordial de la personnalité de 51. Et qu’ils n’ont pas su le voir. Cette scène est exemplaire dans la manière qu'elle a de revenir sur tout un ensemble de choses rencontrées au cours du film, et de leur donner un sens nouveau et inattendu. On a le sentiment que le récit est analysé devant nous, et que le film que l'on a vu et celui qui nous est raconté sont deux choses différentes. Autrement dit, la mise en scène a joliment manipulé le spectateur. On commence alors à se demander si au-delà de cette histoire d'espionnage, Deville ne nous parle pas plutôt de cinéma. On repense à ces images que l'on a regardées, d'abord en Noir et Blanc et muettes, puis sonores, puis en couleurs, d'abords figées puis en mouvement, et l'on comprend que Deville vient de nous raconter comment le cinéma, grâce à ses évolutions techniques, a su renforcer le pouvoir d'illusion sur lequel il s'appuie. Comment de spectacle marquant une claire distance entre le spectateur et ce qui est filmé de manière purement documentaire (les prises de vue Lumière, par exemple) il est parvenu à se transformer, par la mise en scène, en une sorte d'interlocuteur privilégié donnant au spectateur le sentiment qu'une histoire lui est racontée à lui seul, et pas aux dizaines d'autres personnes présentes dans la salle. Et ce faisant, comment n'importe quel faiseur habile peut transformer des images mises en scène en réalité à laquelle on croit dur comme fer le temps d’un film ou d’un reportage.
Une fois cette astuce révélée, on assiste à l'une des scènes les plus fascinantes du film: l'entraînement d'un agent dont l'objectif sera de tendre un piège à 51, de le mettre face à son secret, et dès lors de l'affaiblir pour le rendre plus aisément contrôlable par Jupiter. De prime abord, on voit deux agents secrets se livrant à une sorte de jeu de rôle. Puis la voix d'un psychologue fait intrusion, donnant des indications à ces agents. On comprend alors que l'on assiste purement et simplement à la répétition d'une scène, comme au théâtre. Que dans un rapport humain qui devra sembler normal à 51, il y aura une mise en scène, de lui inconnue. Voire, par extension, que dans les rapports humains en général chacun peut décider de se mettre en scène pour arriver à ses fins. Chacun peut s'élaborer un personnage, peser ses effets, travailler ses coups d'éclat, et tout cela dans le but de manipuler son monde.
L'on se dit alors que c'est rudement cynique. Mais a-t-on déjà précisé que Perrault et Deville sont rudement intelligents? Dans un coup de théâtre d'une grande brutalité, toute la construction élaborée par le service d'espionnage est réduite à néant, pour mieux révéler son erreur: elle n'a pas pris en compte le fait qu'elle s'attaquait ici à de la matière humaine, sensible et imprévisible comme dit plus haut. Elle paye ainsi le prix d'un cynisme sur le dos duquel elle s'est amplement nourrie. On resonge alors à ces moments du film qui semblaient exister en dehors de la dramaturgie, où l'on suivait Dominique Auphal dans des instants anodins de sa vie, accompagné par la sonate pour arpeggione et piano de Schubert. On s'aperçoit que ces instants volés représentaient la liberté d'Auphal, son libre-arbitre, sa capacité à s'évader d'une prison qu'il avait édifiée lui-même. Un mensonge sur lequel il avait construit sa vie. Un mensonge qui nous rappelle que lui-même avait construit son existence comme une mise en scène.
Un mensonge qui fait que soudain, la boucle est bouclée, et que l'on s'aperçoit que Le Dossier 51, en plus d'être un grand film d'espionnage, est un film qui nous révèle à nous mêmes comme intrinsèquement manipulateurs, et de bon gré manipulés. Face à l'ampleur du mensonge auquel nous venons d'assister, et duquel nous venons de prendre conscience, on est pris d'un vertige mélancolique. On entend alors à nouveau la musique de Schubert, et l'on s'aperçoit que Deville a réussi son coup jusqu'à la dernière seconde, en travaillant l'humain qui a assisté à sa mise en scène pour lui donner une conscience plus grande encore de ce dont il vient d'être témoin. La conclusion du récit est froide, inhumaine, mais finalement on en est déjà loin. Deville a observé le spectateur, a cherché à comprendre les mécanismes qui l'animent, puis il en a fait une marionnette. Non pas pour se moquer de sa faiblesse, mais davantage pour lui donner une leçon d'humilité, assez douloureuse au fond, mais salutaire. Pour un instant, le spectateur a cru être du bon côté du manche. Puis il a compris qu’il n’en était rien. Deville l’a placé du côté des dieux pour finalement lui faire ressentir sa faible condition humaine : il est celui qui est dirigé par de mystérieuses entités, pas celui qui dirige. Il est le semblable d’Auphal, pas de Jupiter. Il lui reste cela dit un espace de liberté, la possibilité de ne pas vouloir jouer le jeu. Mais la conclusion du film situe cette liberté dans une zone dont l’approche nécessite un degré de volonté (ou de désespoir) avancé.
C’est courageux, cette volonté de remettre en cause le cinéma au cinéma. Et puis ça fait penser. On se dit que quoi qu’il arrive, le spectateur est en quelque sorte l’exploité du spectacle cinématographique. Bien sûr, il y a l’esprit critique ; mais ce dernier cède souvent sous le poids de l’émotion : face à un film bien fait, il est plus agréable de rire ou de pleurer que de chercher à tourner le dos à ces émotions en réfléchissant à leurs mécanismes. C’est la faiblesse humaine du spectateur qui est exploitée. Il est celui qui se fait manipuler, qui se fait avoir, quelles que soient les illusions dans lesquelles il est bercé. Il va reprendre du courage ou de l’espoir en allant au cinéma, pour mieux pouvoir oublier en sortant de la salle que rien n’a changé. Il est presque à la merci du réalisateur, dont il faut dès lors espérer qu’il ne soit pas méchant bougre, et que ses intentions soient humanistes. Par l’artifice de la mise en scène, on fait aimer ou détester quelqu’un au spectateur. On lui fait croire des choses qui n’existent pas, créant ainsi des attentes qui ne seront jamais concrétisées (il faudra un jour se pencher sur le vice en action dans toute comédie romantique). On crée chez lui des comportements, en jouant sur son instinct d’imitation. On joue avec sa sensibilité, ses émotions, et au fond on ne s’y prend pas autrement pour lever une armée.
« En résumé, que je me suis dit alors, quand j’ai vu comment ça tournait, c’est plus drôle ! C’est tout à recommencer ! »
C’est ce à quoi s’emploient des films comme Le Dossier 51. C’est honorable.