dimanche 26 décembre 2010

Give Me Take You

Quand il enregistre Give me take you, Duncan Browne a 21 ans, il est anglais, il a les cheveux un peu long et un sacré jeu de guitare, il sait faire les œufs brouillés comme personne[1] et il fume des Gitanes. Il est donc notre ami. 


C’est son premier album. Comme toujours quand on entend quelqu’un qui est à peine sec derrière les oreilles imposer un style et un univers de manière aussi calme et assurée, on a tendance à se sentir un peu minable. Mais Duncan Browne nous réconforte, il n'est pas là pour faire le malin: ce qui l’intéresse c’est la musique, rien d'autre. Il a donc composé des morceaux puis il a demandé à David Bretton, un sien ami jeune acteur et, à ses heures, poète obsédé par la mythologie arthurienne, de lui écrire quelques textes. Calcul rapide : sachant d'une part que Duncan Browne ne jure que par Bach, Ravel, Fauré et Debussy, mais que c'est Bob Dylan qui lui a donné envie de se mettre à la guitare ; sachant d’autre part que sur un canevas folk vient se greffer un univers médiéval ; sachant enfin que nous sommes en 1968 et que les musiciens sont tous des drogués, quelle probabilité avons-nous alors d’obtenir un résultat maladroit, new-age et pompeux ? Grande, à n'en pas douter. Mais c’est sans importance au vu du résultat qui nous intéresse: Give me take you, qui a passé trente bonnes années dans une grande ignorance, est un beau mélange d'influences classiques et folks. Pas le genre de chose qu'on rencontre à tous les coins de bois.



Give me take you est un album magique en quelque sorte, l’influence arthurienne évoque à l’alchimie, les enchantements, et c’est  bien de cela qu’il s’agit. D’un jeune homme qui a un pouvoir particulier quand il touche un instrument, qui sait tour à tour orner et dépouiller, qui a un sens profond de la musique, de l’harmonie, et du beau. La subtilité du travail, la délicatesse de l’interprétation, tout nous renvoie à une époque antérieure et sublimée, une sorte de Renaissance rêvée où un sculpteur travaillerait un matériau sonore noble et mouvant en faisant des finitions au cure-dent. Tout semble avoir été réfléchi et peaufiné à l’extrême, une sorte de dentelle où les émotions s’entrecroisent, se mêlent puis se séparent, se superposent tout en se laissant exister, les voix se répondent, se rencontrent… On pourrait tomber dans l’excès, au fond tout ça ne tient qu’à un fil. Mais ce fil est un cheveu d’or.


Duncan Browne chante avec les fantômes, ses morceaux sont traversés par les intonations des premiers acteurs shakespeariens, par des souvenirs de reines mythologiques, de chevaliers, de troubadours. Mais rien n’est pittoresque, un pont est lancé entre deux époques, un pont sur lequel on danse bien sûr et où Browne se réapproprie un langage oublié qui lui permet de s’exprimer avec le cœur ; c’est la seule chose qui compte à ses yeux, « Better a tear of truth than smiling lies »[2].


On n’a pas envie d’extraire des morceaux de l’album, il faut l’écouter comme un ensemble, un tout. Cela étant, on peut s’ébaubir par exemple du bel enchâssement de « Chloe in the garden » entre les deux parties de « Waking you », de ce morceau jouant sur des sonorités aériennes qui apporte une respiration entre les deux temps d’un chant où l’on met à jour quelque chose qu’il ne fait pas bon voir, que l’on ne comprend pas, que l’on réveille sans bien savoir pourquoi.


C’est un autre aspect touchant de ce disque, le fait qu’il aborde souvent des thèmes douloureux, mais jamais de manière triste. Browne semble ne considérer un événement malheureux qu’en ayant en tête le prochain événement heureux qui viendra effacer la tristesse présente. L'ensemble est porté par une sorte de foi dans ce qui est à venir où la mort même est considérée comme une dernière étape vers la liberté absolue (dans « The death of Neil »).

Il faut écouter Duncan Browne en automne, en hiver, et voir sa musique transformer le paysage gris et monotone qui nous fait face en une vue profondément émouvante. Il semble avoir la capacité de réveiller les esprits cachés en toute chose, il leur fait raconter leur histoire et tout est différent de ce que l'on pensait voir.

A sa sortie, Give me take you a droit à un petit succès d'estime même si d'aucuns lui reprochent son approche mythologique des choses à une époque où il faut chanter le Viet-Nam et l'amour libre. En substance, on reprocha à Duncan Browne sa liberté et son intemporalité. Ce qui est bon signe. Mais il a fallu attendre le début des années 2000 pour que cet album soit redécouvert et  considéré enfin à sa juste valeur.

Entre temps, Duncan Browne a :
-         enregistré un chouette deuxième album, intitulé Duncan Browne, où l’on ne retrouve pas la même magie mais qui regorge cependant de morceaux réussis ; il est donc très recommandable à qui a aimé Give me take you
-         fait l’erreur bête de commettre un tube sur ce deuxième album, ce qui l’a condamné par la suite à reproduire ce succès
-         perdu du même coup tout goût pour la musique, tout en continuant à en faire aux côtés des plus grands (David Bowie, Jeff Beck, Pete Townshend), s’éloignant petit à petit de son âme
-         retrouvé enfin cette dernière en choisissant de s’orienter davantage vers des musiques accompagnant des séries ou des films dans les années 80
-         succombé à un cancer le 28 mai 1993, âgé de 46 ans à peine.

Ce qui n’est pas très gai. Mais il ne faut pas se faire de souci pour Duncan Browne ; si le karma existe, le créateur de Give me take you a été réincarné en oiseau magique, en champ de coquelicots, ou en quelque chose du même goût.


P.S. : les deux premiers albums de Duncan Browne ont été réédités par Grapefruit Records, et agrémentés de morceaux inédits ou de répétitions ; ce genre d’ajout est souvent inutile, mais pas ici. Quand on voit par exemple la progression entre la maquette de « I was, you weren’t » et la version finale, on se dit que ah oui quand même.



[1] Apparemment le truc c’est de remuer de manière constante, et hors du feu.
[2] dans « Ninepence worth of walking »

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