lundi 13 décembre 2010

Mark Lanegan Band - Bubblegum



Lors d'un concert donné au début du mois dans le cadre d'une tournée défendant Hawk, son dernier album avec Isobel Campbell, Mark Lanegan a conclu la séance avec une version toute en nerfs de « Wedding dress ». Le public était déjà conquis par ce qu'il avait vu jusqu'ici, mais dès les premières mesures un enthousiasme particulier s'est emparé de la salle, un sentiment de "Bordel, ça fait du bien!" Je me suis alors rendu compte que pour ceux qui l'ont écouté et aimé, Bubblegum est et reste un album qui compte.


Il s'agit, à ce jour, de l'unique disque du Mark Lanegan Band, un nom collectif qui cache un sacré paquet de collaborateurs, parmi lesquels Josh Homme, P.J. Harvey et l’admirable Alain Johannes.


Le concert susmentionné avait lieu à Séville, au Teatro Central, sis juste au bord du Guadalquivir; Brigitte Fontaine décrit dans une de ses chansons ce fleuve comme un "brillant serpent musclé". Et c'est en fait une bonne définition de Bubblegum: un serpent qui envoûte par sa grâce, sa puissance, par ses éclats sombres et par la sensation qu'on a qu'il porte dans ses ondulations autant de preuves de vie que de promesses de mort.

Je n'imagine par Orphée chantant autrement qu'avec la voix de Mark Lanegan, cette voix marquée au whisky, au tabac, à la tristesses et aux angoisses. Une voix qui s'impose immédiatement parce que l'on sent que celui qui chante a plus de souvenirs que s'il avait mille ans, comme écrivait l'autre. Cette voix qui rugit "Je ne veux pas quitter ce paradis si tôt" accompagné par le hurlement d'instruments apocalyptiques sur « Methamphetamine blues ». On s'imagine alors un paradis païen peuplé de gens abîmés, mais profondément vivants; Mark Lanegan en serait le roi.


Mais il se dégage de cette carcasse tatouée autre chose, une sorte de foi profondément ancrée. Sur scène il reste statique, arrimé à son micro, mais le visage transformé par ce qu'il chante. Quand à la fin d'un concert il laisse échapper un demi-sourire, il y a fort à parier que tous ceux qui assistent au spectacle affichent une mine béate qui signifie que l'on a été en contact avec quelque chose de profondément sincère.

Bubblegum déploie tout un éventail d'émotions, l'étonnement d'être encore en vie, la folie, la douleur de la solitude, l'incompréhension, la rédemption... C'est en ce sens un disque-somme, le récit de quelqu'un qui a faillir franchir complètement le Styx, et puis qui a trouvé en lui le désir de sauter de la barque pour revenir à la rive en nageant. Serait-ce à dire que Mark Lanegan est désormais immortel? La force qu'il dégage à travers ses compositions et son interprétation donne envie de le croire.



Il chante cet état paradoxal de celui qui est encore vivant sans bien comprendre pourquoi, et qui ne peut que répondre que "quand ce n'est pas ton heure"[1], il te reste à l'accepter et à te confronter à l'absence, au vide. "So let's get it on", conclut-il de sa voix infrasonique. Ca a quand même un peu de gueule.

Mark Lanegan chante la douleur avec une telle puissance qu'il la rend nourricière, qu'il charge son récit de saisons en enfer d'une profonde vie intérieure. Il en ressort une force face à l'adversité qui vaut tous les antidépresseurs du monde. Lanegan a vécu mille purgatoires, et il en revient en chantant "When I'm bombed, I stretch like bubblegum". Ce morceau, « Bombed », est une bien  belle chanson d'amour. Elle vient d'un homme qui revient de loin et qui renaît. Aucune naïveté mièvre là-dedans, mais une chouette déclaration : "Because you're fire, because you're a fire escape".

Musicalement parlant, Bubblegum est une sorte d’errance fiévreuse entre moments d’absolu chaos et instants soudains de calme et de sérénité. L’amour et la violence, une fois de plus. Certains morceaux ressemblent à des aboutissements, comme « Hit the city » et cette maîtrise parfaite de la rythmique qui parvient à créer progressivement une attente et à aboutir à une forme de jouissance en comblant cette dernière. D’autres fois c’est une mélancolie lumineuse qui s’impose, comme dans « Morning glory wine ». Mais quels que soient les morceaux concernés, on les sent portés par un sentiment viscéral, comme si chacun d’eux se posait comme une question de vie ou de mort. C’est un des aspects troublants de Bubblegum, ce sentiment qu’il existe sur un fil, que celui qui lui a donné naissance a longtemps hésité entre l’ombre et la lumière, et qu’il a finalement fait son choix en acceptant que l’une et l’autre ne pouvaient pas être dissociées si l’on cherchait à atteindre la vérité des choses. Et qu’il allait bien falloir faire avec.
  
So let’s get it on

Un proverbe russe dit que quand on croise un démon, il faut chanter. Mark Lanegan doit en savoir quelque chose. Au fond le fameux « Band » dont il fait suivre son nom[2] est peut-être composé des démons qui l'ont autrefois hanté et fait s'égarer ; il a finalement réussi à les séduire par son chant, et il les a désormais transformés en alliés. C'est la sombre lueur émanant de cette alliance qui donne sa teinte étrangement belle à cet album.



[1] traduction littérale du titre du morceau d'ouverture "When your number isn't up"
[2] alors qu'il enregistrait jusqu'ici ses albums sous le simple nom de Mark Lanegan, bien qu’il fut à chaque fois accompagné d’autres musiciens

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