Un jour de novembre 1971 un jeune homme mesurant deux mètres habillé de vêtements trop courts pour lui et portant des chaussures trop petites entre dans les bureaux de la maison de disque Island Records. Il va vers la réception, pose un paquet sur le comptoir, puis s'en va sans même avoir regardé la réceptionniste. Ce jeune homme c'est Nick Drake. Le paquet qu'il a posé contient les bandes de son troisième album, Pink Moon. Et il s'en est fallu de peu qu'il ne finisse au fond d'un placard, comme bon nombre d'enregistrements amateurs déposés dans les bureaux des maisons de disque. Sans la curiosité du dirigeant du label, qui essayait d'écouter tout ce qui était déposé, le dernier album de Nick Drake aurait été un élément de plus dans une légende qui n'en demandait pas tant.
Pink Moon est le successeur de Five Leaves Left (1969), premier album d'une poésie et d'une maturité artistique impressionnantes pour un gamin de 21 ans, et de Bryter Layter (1970), tentative un peu ratée de faire entrer la musique de Nick Drake dans un moule pop, même si quelques instants magiques survivent au massacre.
Pink Moon a été enregistré en deux nuits. Dans le studio il y avait Nick Drake, sa guitare, et son ingénieur du son, John Wood. La légende veut que quand le directeur d'Island Records comprit qu'il s'agissait d'un nouvel album, il contacta Nick Drake pour lui dire que formidable tes maquettes, je vais réserver un studio, dis-moi quel producteur tu veux, quel type d'orchestre... et que Nick Drake lui a dit que non, le disque, c'était ça. Une voix, une guitare, quelques accords de piano rajoutés sur la chanson titre, voilà tout. Le plus fort, c'est que ça donne un chef-d'oeuvre.
Autant annoncer la couleur par contre: en l'enregistrant, l'état de dépression dans lequel stagnait Nick Drake depuis déjà au moins un an se fait parfois ressentir. Mais à une exception près[1] ce n'est pas un désespoir plombant qui assèche ces morceaux, mais plutôt une sorte de prise de contact avec une forme d'absolu, l'abîme sans fond, ce qui fait de l’album une expérience plus nuancée, et surtout plus forte.
Le disque s'ouvre sur la chanson titre, qui a trompé son monde au point d'être choisie par une marque automobile pour illustrer une campagne de pub avec des djeunz trop rien coolos. Il faut dire que mélodiquement, si simple que ça soit, c'est imparable. Après les arrangements trop élaborés de Bryter Layter, c'est un plaisir de redécouvrir que Nick Drake est un grand guitariste, reconnaissable dès les premiers accords. Les paroles parlent d'une lune rose qui nous rattrapera tous, jusqu'au dernier, et jusque là tout va bien.
Et puis arrive "Place to be", et la donne change; une musique faite pour les regrets accompagne un Nick Drake qui évoque les temps où il était jeune, plein de sève et de force, pour mieux en arriver à son état présent: il est vieux, sombre, et " weaker than the palest blue/Oh, so weak in this need for you". On ignore à qui il s'adresse, si c'est une chanson d'amour, une crise mystique, un questionnement métaphysique. Mais on commence à avoir la chair de poule.
Suit "Road" et ses arpèges magiques, où le texte évoque des routes qui ne sont pas pavées, des voies qui mènent aux étoiles ou qui nous mènent en nous-mêmes. L'un voit le soleil là où l'autre voit la lune, l'un veut prendre la mesure de l'espace l'infini là où l'autre voudrait rentrer au plus profond de lui, mais les deux semblent chercher une même vérité. On n'a pas encore eu l'occasion de dire que Nick Drake, en plus d'être un musicien de génie, n'était pas le dernier des auteurs non plus. Son univers poétique est riche en émotions, en images fortes, et quand sa voix de vieil enfant porte tout ça, le résultat a de quoi marquer les esprits.
Mais parfois il peut se passer de tout, et atteindre des sommets. Avec "Horn" par exemple, ce court morceau instrumental que n'importe qui peut jouer à la guitare au bout d'une demi-heure, mais qui, une fois terminé, hante encore le silence qui le suit.
"Hanter" est un mot qui correspond bien à la musique de Nick Drake. Dans Un bon chanteur mort, Dominique A le place dans la catégorie des voix qui semblent venir d'outre-tombe[2]; de celles qui ont déjà vu l'infini et en sont revenu. Ce sentiment n'est jamais plus fort qu'avec "Know", sa ligne musicale ultra-répétitive, ses gémissements fantomatiques et ses paroles presque effrayantes ("Sache que je te vois. Sache que je ne suis pas là.") On croit en vérité entendre un mort mélancolique, venu tourmenter ceux qui lui ont survécu.
Les morceaux qui suivent, qui constituaient la face B du vinyle, rivalisent d'obscurité, de sentiment que les choses en arrivent à leur fin et qu'il n'y a plus rien à quoi se raccrocher. Mais quand on pense que tout est foutu, Nick Drake nous cueille soudain avec l’ultime chanson, "From the morning", qui filerait des frissons au dernier des mercenaires russes. Après ce long voyage dans les pénombres, voici qu'il chante un jour qui se lève, révélant avec lui la beauté du monde, l'infinité colorée des possibles, et nous invite à aller jouer aux jeux que nous avons appris aux origines. "And now we rise / And we are everywhere": deux simples vers suffisent à inverser complètement la tendance d'un album qui ressemblait à une chute sans fin.
Nick Drake a choisi de traverser la plus sombre des nuits sans jamais perdre l'espoir de retrouver la lumière. Pink Moon ne dure que 28 minutes. Il n'y a qu'onze chansons. Mais c'est un sacré voyage.
Dans le premier morceau de son premier album, "Time has told me", un Nick Drake plein de confiance chantait qu'il fallait ne pas trop se tourmenter "Puisqu'un jour notre océan trouvera son rivage". On semble loin de ce rivage apaisant (est-il seulement censé l'être?). Cela étant, Nick Drake l’a peut-être trouvé avec cet album. Il était peut-être davantage sensible à cet état de mélancolie profonde, qu'il est parvenu à transcender par sa musique et sa poésie. L'idée d'un jeune homme exclusivement dépressif ne me semble pas coller à sa musique. Qu'il fut triste, c'est indéniable. Mais à travers ses chansons, on sent quelqu'un qui n'a pas envie de s'en tenir là, qui est traversée d'élans, dont le cœur est rempli de rayons[3].
Nick Drake est mort dans la nuit du 24 au 25 novembre 1975, à l'âge de 26 ans, d’une surdose d'antidépresseurs. On ne saura jamais s'il s'agit d'un suicide ou d'un accident. Ce dont on peut être sûr, c'est que c'est bien dommage.
[1] "Parasite", qui donne envie de voyager dans le temps pour pouvoir aller prendre Nick Drake par l'épaule en lui disant "Mais non, mon vieux, tu n'es pas à foutre aux orties, c'est les autres qui font rien qu'à pas comprendre ton talent! Et puis tu devrais moins fumer, c'est mauvais le cocktail marie-jeanne et antidépresseurs."
[2] (parlant de chanteurs comme Nick Drake, Nina Simone, Léo Ferré ou Ian Curtis) « En les écoutant aujourd’hui, ne doute-t-on pas rien qu’un peu qu’ils aient un jour été vivants ? Lorsqu’ils chantaient, ne le faisaient-il pas comme s’ils n’étaient plus parmi nous, ne nous donnaient-ils pas déjà des nouvelles de l’autre côté ? » Dominique A, Un bon chanteur mort, p. 57
[3] Copyright Baudelaire
magnifique sujet! En tant que fan de Nick Drake, j'ai des frissons à la lecture de ce paragraphe!
RépondreSupprimer