Si vous vous penchez un peu par le hublot, vous verrez la cuisine…
Alors oui, faire visiter la cuisine, c’est un aveu d’échec. Seulement voilà, il faut bien faire précéder ce qui va suivre de quelques explications.
Que voici : la première idée a été de faire un article sur All the Real Girls, film de David Gordon Green qui m’avait laissé une première impression très favorable (un film d’auteur américain qui se sort la tête du fion auteuriste, imaginez un peu). Mais la deuxième impression a été moins bonne : à la revoyure, on s’aperçoit que le film a des défauts, et des défauts sans charme, qui plus est : psychologisation à outrance et dialogues inutiles, jeu d’acteurs parfois bancal et une tendance toute néo-indépendante à se regarder filmer dès lors qu’on cherche à sortir des sentiers balisés.
Et alors c’était bien embarrassant, et que faire ? Sans lien de cause à effet, je réécoutais en boucle #3 - Ce n’est pas perdu pour tout le monde…, de Diabologum, un des meilleurs albums de rock français du monde. Pourquoi pas en parler ici alors ? Mais en même temps, il faut bien l’admettre : si réussi que soit ce disque, il est un brin hermétique ; or la ligne directrice de ce blog est tout de même de mettre en avant des œuvres portant en elles une fibre populaire, mais qui n’ont pas rencontré le public mérité. Et on peut comprendre que, par exemple, le cinéma cyber-punk japonais, de si grande qualité soit-il, ne soit pas diffusé en première partie de soirée sur les grandes chaînes.
Enfin bref, cette longue introduction pour dire que je me retrouvais avec deux œuvres intrigantes, mais plus ou moins critiquables, des ébauches d’analyse inexploitables, et la nécessité de nourrir la bête. Et alors j’aurais pu jeter tout ça à la poubelle et écrire sur autre chose. Mais non, tiens. Voici donc un article qui met en parallèle All the Real Girls et #3 - Ce n’est pas perdu pour tout le monde. On verra bien où ça nous mènera.
Le film raconte l’histoire de Paul, qui tombe amoureux de Noel, la sœur de Tip, le meilleur ami de Paul. Mais Paul est considéré par tous comme le don Juan de la (petite) ville (industrielle) dans laquelle tout ce beau monde évolue. Tout le monde pense donc que Paul va coucher avec Noel puis la jeter, tout le monde sauf Paul et Noel, qui sentent confusément qu’ils sont en train de vivre quelque chose de particulier.
« Quand j’ai ouvert les yeux, le monde avait changé. » C’est ainsi que débute #3, le troisième et dernier album de Diabologum. Ses prédécesseurs avaient un côté ambigu : de la pop rock très efficace, mais faite par un groupe qui faisait de la pop rock pour montrer que c’était facile d’en faire, et donc un peu nul. Par exemple le deuxième album s’appelait Le goût du jour, et son principe était précisément de faire un album qui ressemblât à ce qui se faisait alors. Mais on se trouvait face à un paradoxe : si on aimait cet album, ça signifiait qu’on le trouvait mauvais, puisqu’il était censé être une critique de ce qu’il était. Ca faisait mal à la tête. Avec #3 il n’y a pas d’ambiguïté, c’est l’album que voulait faire Diabologum, un mélange de rock plus ou moins bruyant, de samples et de textes parlés, scandés, et sacrément bien écrits.
Paul et Noel sont confrontés au regard des autres, qui n’est jamais aussi fort que dans ces petites villes où tous les habitants ressemblent à des enfants perdus. Tout le monde pense veiller sur tout le monde, mais tout le monde étouffe, de peur, de tristesse, de douleur. Les gens sont bancals, ils ne peuvent plus s’appuyer sur grand-chose. Ils parlent, de tout et de rien, se racontent des histoires, mais seulement celles qui ne disent rien. Ils ont des relations de surface. Ils s’aiment quand même, mais ils n’en ont pas véritablement conscience. Les garçons ont pour perspective de travailler à l’usine locale, ou de faire des courses automobiles dans un circuit sphérique, où l’on finit par ne plus savoir qui mène la course et qui est à la traîne, puisque ça ne mène nulle part.
Diabologum livre une sorte de constat, amer, celui d’une « Blank generation », pour reprendre le titre du dernier morceau de l’album. On pourrait considérer ce disque comme particulièrement symptomatique de son époque, la fin des années 90, où le peu de légèreté qui subsistait des décennies précédentes semble disparaître pour de bon. Les textes sont, au mieux, angoissés et désenchantés, au pire parfaitement sombres et violents. L’accompagnement musical ressemble quant à lui à ce qui s’est fait de mieux dans le genre : des guitares parfois torturées et hurlantes, parfois étouffées, menaçantes. On oscille entre le gros rock, le trip-hop, l’expérimental, le hip-hop… Bref, une synthèse, et une belle. « De la neige en été », morceau d’ouverture, résumé assez bien le sentiment qui traverse l’album : une apocalypse, mais qui n’a même pas l’ambition d’être spectaculaire. Comme si une civilisation tirait à sa fin mollement, sans explosion finale, sans apothéose aucune.
Le mérite qu’on peut reconnaître à David Gordon Green, c’est d’être un humaniste, véritable. Il aime ses personnages, et le film se perd d’ailleurs dans les méandres exposés plus tôt quand il se détache d’eux pour s’intéresser à lui-même, à son récit, à sa dramaturgie. Mais tant que le réalisateur regarde ses personnages et cherche à les faire exister, on assiste à de beaux moments. Ils vivent tous dans l’échec, le chômage, l’instabilité familiale, mais ils sont en vie, ils ont du désir en eux. Peut-être sans le vouloir, Green résume tout ça en une très belle image : il filme à un moment un chien qui n’a plus que ses deux pattes avant. Un autre, moins impliqué, aurait sans doute filmé ce chien comme une bizarrerie un peu dégoûtante. Mais Green choisit quant à lui de le suivre parce qu’il a remarqué quelque chose : même s’il n’a que deux pattes, ce chien avance, bon an mal an, et c’est là ce que raconte le film : des personnages handicapés par leurs vies, leurs origines, mais qui vont de l’avant, tant bien que mal. C’est de l’humanisme. On songe alors à ces auteurs américains qui, tels Carver ou Brautigan, racontent des histoires qui semblent ne mener à rien parce qu’elles finissent sans coup d’éclat, sans apothéose. Elles sont pourtant remplies jusqu’à la gueule de ce qui fait l’essence banale de l’humanité. L’apothéose n’est pas née avec l’humanité, elle est née avec l’invention de l’histoire, des histoires, du récit. Et Green est bien conscient que l’apothéose ne foutrait jamais les pieds dans une ville industrielle de Caroline du Nord.
On retrouve dans les meilleures chansons de l’album de Diabologum un même goût pour l’individu, témoin ou acteur d’une histoire. Ainsi dans « À découvrir absolument », le texte, influencé par une imagerie américaine, établit une liste de personnages et de faits qui, mis bout-à-bout, finissent par créer une somme humaine vertigineuse, inquiétante, et pourtant souvent banale : « Alfred trouve que sa vie est devenue trop ennuyeuse (…) Sheila faire croire à Scott qu’elle attend toujours son enfant (…) Jean est contraint de demander sa mutation (…) Mathieu ne reconnaît plus personne. Tom est tout seul. » Autant de destins résumés en une seule phrase, comme si le narrateur se plaçait du point de vue de la mort et qu’il avait la capacité de résumer chaque personne à un point précis de ce qu’elle est ou a été. Bien des choses se jouent alors, pleines de drames, et pourtant tout est énuméré calmement, froidement, comme si la civilisation finissante décrite par Diabologum finissait par crever de sa propre indifférence, cette indifférence cachée derrière l’intérêt putassier suscité par la formule titre : à découvrir absolument.
All the Real Girls pourrait au fond être raconté sous cette même forme : un jour Paul s’aperçoit qu’il ne connaît rien à la vie, Tip saute tout ce qui bouge et pourtant il a peur du noir, Noel cache les cicatrices d’un accident qu’elle a causé, Leland a tellement mal qu’il ne veut plus aimer personne, Feng-Shui a fait un rêve où elle voyait son père mourir, Bust-Ass s’appelle Tracy et il joue de la guitare. Autant de destins insignifiants au fond, mais qui prennent de l’importance grâce au regard porté sur eux par un réalisateur qui se souvient parfois qu’il veut sauver ses personnages. Ce salut viendra, de belle manière, mais un peu artificiellement, trop soudainement pour être véritablement émouvant.
Chez Diabologum il est difficile de voir un salut dans ce disque prophétique et sombre, à part peut-être dans l’impressionnante mise en musique d’une scène extraite de La Maman et la Putain, de Jean Eustache, où une femme se laisse aller à dire tout ce qu’elle a sur le cœur de manière très crue, mais où cette crudité est une manière de parler au plus près du cœur, de la vérité. La musique qui l’accompagne souligne à la perfection la puissance de ce flot de paroles, l’intensité du discours, et l’émotion qui en ressort. Une émotion qui se détache de la civilisation, des conventions, ces mêmes conventions que Diabologum a définitivement enterrées avec cet album unique.
Alors voilà. Sommes-nous bien avancés ? Ce qui est certain, c’est qu’à réfléchir à ces deux œuvres en parallèle, l’on s’aperçoit que l’émotion suscitée par une création ne vient pas forcément de la recherche du temps fort, de l’éclat. Au début d’All the Real Girls, Bust-Ass[1] tente confusément d’expliquer à ses amis la théorie du battement d’aile du papillon, et l’on s’aperçoit finalement que ce film est la mise en application cinématographique de cette théorie, ou comment l’on peut partir d’un événement pour raconter une autre histoire, ou dix autres. L’infime qui engendre l’infime qui engendre l’infime, répercuté cent fois, et qui aboutit finalement à l’essence des choses. Diabologum procède de la même manière en ne s’encombrant pas de grands discours, mais en se concentrant sur des faits humains. S’accrocher à l’individu, c’est prendre le risque de se couper du grandiose, mais aussi prendre conscience que chaque individu porte en lui l’universel, et qu’au fond rien n’est plus grandiose que cette vérité première. Le film raconte une élévation, le disque une chute, mais ils posent la même question : comment aimer quand on est assailli de toutes parts ? Comment survivre sous les avalanches? Que nous reste-t-il ?
« Un instant précis, trop souvent diffusé, mais toujours inédit. »
[1] Interprété par Danny McBride, dont c’était la première apparition à l’écran. Si vous ne connaissez pas ce nom, retenez-le, vous gagnerez du temps. Danny McBride s’applique pour l’instant avec un masochisme qui force le respect à jouer la lie de l’humanité. Ce qu’il fait est sublime. Un jour quelqu’un lui apportera une belle histoire dramatique, et le monde sera noyé sous les larmes.