Vous
êtes rua Conde de Vizela à Porto et vous entendez, un
peu plus loin, un air connu sortir de chez un bouquiniste. À l'intérieur, parmi
le chaos organisé, de
pleines caisses de lettres plus ou moins anciennes; on
les achète au poids.
Parmi elles, la
correspondance d'un
employé de compagnie maritime belge, si
l'on en croit le papier à
en-tête qu'il utilise. Ce
qu'il y a d'étrange, c'est que l'on n'y trouve que les lettres qu'il
a écrites, et pas les réponses reçues en retour.
Plus
tard vous vous demanderez pourquoi, et vous penserez un instant que
peut-être il ne les a jamais envoyées.
Celle
qui suit se trouve dans une liasse datant d'avril 1912; la première
partie en est illisible.
« ...et
je me retrouve à quai, à tuer le temps, à penser à toi sans rien
pouvoir faire.
Le
cri des goélands meuble le silence. Quand on ne les entend plus l'air
devient menaçant, comme s'il se tramait quelque chose. Pourtant les goélands eux-mêmes ne sont pas aimables, ils se mettent parfois
à ricaner entre eux, ils ont alors l'air franchement méchant.
Souvent ils ont une tache rouge sur le bec. On a l'impression que
c'est du sang mais c'est peut-être autre chose, une maladie, ou même
une tache qu'ont tous les goélands et qu'on n'a jamais le loisir
d'observer d'habitude... Ils sont là et ils ont des airs de
vautours.
Les
pigeons, eux, sont tout aussi bêtes que chez nous, et moins
menaçants. En ce moment les mâles paradent, ils gonflent le cou et
suivent à la trace des femelles qui semblent les fuir en permanence,
c'est très amusant à voir. Parfois aussi on voit une femelle qui
marche lentement, avec les plumes de la queue relevées, comme un
appel. C'est plus rare et ça semble moins pathétique, même si
c'est difficile de dire pourquoi.
Les
Anglaises aussi sont sensibles au printemps, mais elles ont de
l'éducation, des maris qui font commerce de vin, et une peau rougie
qui leur rappelle en permanence qu'elles ne sont pas faites pour
aller au feu. Elles y vont quand même et elles aussi elles sont touchantes. Je les regarde passer et parfois
l'envie me prend de gonfler le jabot, pour penser à autre chose.
Mais je n'y arrive pas et je commande une autre bière en attendant
de ressentir le roulis. Ou un roulis. Quelque chose, en somme.
J'ai
beau être à terre j'ai souvent le sentiment d'être encore en mer
parce que tout penche ici. Si on l'oublie un instant, le niveau de la
bière dans les verres vient le rappeler: rien n'est jamais
horizontal, les morts eux-mêmes doivent se tenir debout dans leurs
cercueils. Ça donne parfois le sentiment d'être à bord d'un navire
chahuté par le gros temps, mais si on regardait par le hublot on ne
verrait rien qu'une mer calme. On se demanderait où est la
tempête... Pas dans le paysage, en tout cas.
La ligne d'horizon se dérobe en
permanence au regard mais sans doute qu'elle penche elle aussi, sans
bruit, sans faire de manières.
J'ai
le sentiment qu'ici il n'y a pas lieu de s'offusquer de quoi que ce
soit ; si la colère vient elle s'endort bientôt le ventre
plein de caldo verde, de vinho verde, tout s'assoupit comme ça dans
le vert et personne ne se formalise de rien. Même les cloches sont
désinvoltes. Six heures viennent de sonner pour la quatrième fois.
Le temps se perd. Tout le monde s'en moque.
Peut-être
que, passée une certaine latitude, plus rien n'a d'importance... Ça
serait beau. Ou terrible, je ne sais pas.
Aujourd'hui
il pleut. Les buveurs sont à l'intérieur des bistrots et leurs
regards sont tournés vers le dehors. Ils se cognent contre les
vitres, on est comme des chiens impatients de pouvoir retourner à
l'air libre. Mais il pleut. On a l'impression que le temps passe
encore plus lentement que d'ordinaire.
Il
y a quelque chose d'indéfinissable qui circule dans l'air, dans les
regards, dans la manière qu'ont les corps de se tenir, d'avancer.
C'est un peu comme si c'était tous les jours dimanche. Les gens
semblent repus, bercés de l'intérieur. Ils jouissent doucement.
Mais cette jouissance laisse du champ au vagabondage de la pensée.
Bientôt,
ils s'aperçoivent que leur vie avance sans eux, et que le temps
avance sans eux. Il faudrait la perspective d'un lendemain, ou bien
quelque part plus loin où aller... Mais la terre s'arrête ici et
rien de tout ça ne trouve d'écho dans ce décor.
Hier
soir j'étais encore saoul. Je suis allé sur la plage et j'ai
chanté, très fort, pour défaire le nœud que j'avais dans la
gorge. L'océan a avalé ma chanson et il ne m'a rien donné en
échange. Je me suis endormi là, assis, la tête sur mes genoux
repliés. Et puis le jour s'est levé, le soleil avec, et j'avais
pour moi toute la beauté qui peut exister quand on atteint le bout
du monde. Mon âme essayait encore de chanter, mais ça ne sortait
pas.
Il
pleut toujours. La vie est douce et inconsolable. Écris-moi.
Jens »
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