jeudi 9 avril 2015

Lettre d'un qui reste à quai

Vous êtes rua Conde de Vizela à Porto et vous entendez, un peu plus loin, un air connu sortir de chez un bouquiniste. À l'intérieur, parmi le chaos organisé, de pleines caisses de lettres plus ou moins anciennes; on les achète au poids. Parmi elles, la correspondance d'un employé de compagnie maritime belge, si l'on en croit le papier à en-tête qu'il utilise. Ce qu'il y a d'étrange, c'est que l'on n'y trouve que les lettres qu'il a écrites, et pas les réponses reçues en retour.
Plus tard vous vous demanderez pourquoi, et vous penserez un instant que peut-être il ne les a jamais envoyées.

Celle qui suit se trouve dans une liasse datant d'avril 1912; la première partie en est illisible.


« ...et je me retrouve à quai, à tuer le temps, à penser à toi sans rien pouvoir faire.



Le cri des goélands meuble le silence. Quand on ne les entend plus l'air devient menaçant, comme s'il se tramait quelque chose. Pourtant les goélands eux-mêmes ne sont pas aimables, ils se mettent parfois à ricaner entre eux, ils ont alors l'air franchement méchant. Souvent ils ont une tache rouge sur le bec. On a l'impression que c'est du sang mais c'est peut-être autre chose, une maladie, ou même une tache qu'ont tous les goélands et qu'on n'a jamais le loisir d'observer d'habitude... Ils sont là et ils ont des airs de vautours.



Les pigeons, eux, sont tout aussi bêtes que chez nous, et moins menaçants. En ce moment les mâles paradent, ils gonflent le cou et suivent à la trace des femelles qui semblent les fuir en permanence, c'est très amusant à voir. Parfois aussi on voit une femelle qui marche lentement, avec les plumes de la queue relevées, comme un appel. C'est plus rare et ça semble moins pathétique, même si c'est difficile de dire pourquoi.



Les Anglaises aussi sont sensibles au printemps, mais elles ont de l'éducation, des maris qui font commerce de vin, et une peau rougie qui leur rappelle en permanence qu'elles ne sont pas faites pour aller au feu. Elles y vont quand même et elles aussi elles sont touchantes. Je les regarde passer et parfois l'envie me prend de gonfler le jabot, pour penser à autre chose. Mais je n'y arrive pas et je commande une autre bière en attendant de ressentir le roulis. Ou un roulis. Quelque chose, en somme.



J'ai beau être à terre j'ai souvent le sentiment d'être encore en mer parce que tout penche ici. Si on l'oublie un instant, le niveau de la bière dans les verres vient le rappeler: rien n'est jamais horizontal, les morts eux-mêmes doivent se tenir debout dans leurs cercueils. Ça donne parfois le sentiment d'être à bord d'un navire chahuté par le gros temps, mais si on regardait par le hublot on ne verrait rien qu'une mer calme. On se demanderait où est la tempête... Pas dans le paysage, en tout cas. 
La ligne d'horizon se dérobe en permanence au regard mais sans doute qu'elle penche elle aussi, sans bruit, sans faire de manières.



J'ai le sentiment qu'ici il n'y a pas lieu de s'offusquer de quoi que ce soit ; si la colère vient elle s'endort bientôt le ventre plein de caldo verde, de vinho verde, tout s'assoupit comme ça dans le vert et personne ne se formalise de rien. Même les cloches sont désinvoltes. Six heures viennent de sonner pour la quatrième fois. Le temps se perd. Tout le monde s'en moque.

Peut-être que, passée une certaine latitude, plus rien n'a d'importance... Ça serait beau. Ou terrible, je ne sais pas.

Aujourd'hui il pleut. Les buveurs sont à l'intérieur des bistrots et leurs regards sont tournés vers le dehors. Ils se cognent contre les vitres, on est comme des chiens impatients de pouvoir retourner à l'air libre. Mais il pleut. On a l'impression que le temps passe encore plus lentement que d'ordinaire.



Il y a quelque chose d'indéfinissable qui circule dans l'air, dans les regards, dans la manière qu'ont les corps de se tenir, d'avancer. C'est un peu comme si c'était tous les jours dimanche. Les gens semblent repus, bercés de l'intérieur. Ils jouissent doucement. Mais cette jouissance laisse du champ au vagabondage de la pensée.

Bientôt, ils s'aperçoivent que leur vie avance sans eux, et que le temps avance sans eux. Il faudrait la perspective d'un lendemain, ou bien quelque part plus loin où aller... Mais la terre s'arrête ici et rien de tout ça ne trouve d'écho dans ce décor.



Hier soir j'étais encore saoul. Je suis allé sur la plage et j'ai chanté, très fort, pour défaire le nœud que j'avais dans la gorge. L'océan a avalé ma chanson et il ne m'a rien donné en échange. Je me suis endormi là, assis, la tête sur mes genoux repliés. Et puis le jour s'est levé, le soleil avec, et j'avais pour moi toute la beauté qui peut exister quand on atteint le bout du monde. Mon âme essayait encore de chanter, mais ça ne sortait pas.



Il pleut toujours. La vie est douce et inconsolable. Écris-moi.



Jens »

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