« Je passe une grande partie de mon temps à errer le long des rives du Douro. Je regarde de petits bateaux se faire bercer par le courant. Ils sont indolents, ils invitent à une danse paresseuse, douce. Et plus bas il y a l'océan, et au loin la vie qui reprend avec violence. Je devrais en toute logique avoir envie de retrouver ce mouvement, d'aller à la mer. Mais je ne suis plus tout à fait sûr de savoir ce que je veux.
D'être ainsi immobile m'a fait comprendre que j'ai passé ces dernières années dans une frénésie trompeuse, faussement calme. En mer le mouvement est lent mais constant, et l'on ne sait plus bien si l'on va ou si l'on demeure. En vérité je crois que l'on finit par s'éteindre et par se détacher du monde des vivants.
J'ai vu des choses en mer, de ces spectacles que l'on raconte aux enfants pour les faire se tenir tranquilles. Mais j'ai aussi vu bien des choses à terre, peut-être trop, et ces fois-là c'est moi qui suis resté impassible. Me voici à présent immobile pour la première fois depuis des années, et c'est comme si les fantômes que je fuyais sans cesse m'avaient retrouvé. Depuis quelques nuits je suis hanté par ce à quoi j'ai pu assister dans les environs de Léopoldville. Je ne dors pas.
Je ne t'ai pas raconté ces condamnés crucifiés aux arbres qui agonisent sous les yeux d'enfants devenus insensibles au point de les regarder mourir en mangeant des fruits. Je ne t'ai pas parlé de cet homme condamné pour vol dont on avait incisé le ventre pour en sortir un bout d'entrailles que l'on avait cloué à un arbre avant de lâcher à ses trousses des chiens furieux. Il a couru et s'est progressivement vidé avant de se faire dévorer l'intérieur. Il respirait très fort. Ses yeux étaient grands ouverts.
Toutes ces images j'étais jusqu'ici parvenu à les maintenir à distance, par je ne sais quel tour de passe-passe de ma mémoire. Mais elles me reviennent à présent. Elles sont furieuses, et c'est comme une boucherie dans ma poitrine.
J'ai pris la mer à la poursuite des rêves que l'on m'avait enseignés quand j'étais un enfant amoureux de cartes et d'estampes. J'avais envie de me perdre dans un mouvement perpétuel, vers l'avant, vers un lointain toujours repoussé. Cette soif je l'ai perdue, et mes rêves aussi. Aujourd'hui mon mouvement est une fuite en avant. J'ai envie de me perdre. Je n'entends plus l'océan appeller mon nom et quand je songe à le rejoindre c'est pour sombrer en lui, et devenir de l'écume avant de disparaître, enfin. L'enfant a été transformé par la bestialité. Il ne rêve plus. Il est prostré et voudrait s'enfoncer dedans la terre.
Pourtant je ressens en moi comme le vague souvenir d'une petite lumière. Parfois je reprends confiance et je pense au peu de souffle qu'il me reste, mais qui suffirait à faire jaillir de cette lumière une maigre flamme qui me réchaufferait. J'ignore comment cette lueur a pu résister à toutes les ombres qui m'ont envahi, mais je la sais bel et bien là. Je repense à ce jeune homme que j'avais rencontré un jour à Trieste, qui me parlait de lutte. Je n'ai jamais compris grand chose à la politique mais une de ses phrases m'avait frappé. Il m'avait dit que parfois la réalité venait détruire en nous tout espoir, et nous faisait penser de bonne foi que le combat était perdu. Mais à ce désespoir de la raison, disait-il, on peut toujours opposer l'optimisme de notre volonté. La lutte consiste à ne pas se laisser écraser par le poids du monde.
Voilà que je t'abrutis de mes états d'âme, mon ami. Il faut me pardonner, le soleil est haut et je tremble. Je tremble d'effroi et, aussi, d'un désir auquel je n'arrive pas encore à donner de visage. Mais donne-moi de tes nouvelles. Parle-moi de ta famille. Parle-moi de tes enfants qui tombent et se relèvent, et qui restent jouer dehors après la tombée de la nuit.
Je t'embrasse,
Jens »
D'être ainsi immobile m'a fait comprendre que j'ai passé ces dernières années dans une frénésie trompeuse, faussement calme. En mer le mouvement est lent mais constant, et l'on ne sait plus bien si l'on va ou si l'on demeure. En vérité je crois que l'on finit par s'éteindre et par se détacher du monde des vivants.
J'ai vu des choses en mer, de ces spectacles que l'on raconte aux enfants pour les faire se tenir tranquilles. Mais j'ai aussi vu bien des choses à terre, peut-être trop, et ces fois-là c'est moi qui suis resté impassible. Me voici à présent immobile pour la première fois depuis des années, et c'est comme si les fantômes que je fuyais sans cesse m'avaient retrouvé. Depuis quelques nuits je suis hanté par ce à quoi j'ai pu assister dans les environs de Léopoldville. Je ne dors pas.
Je ne t'ai pas raconté ces condamnés crucifiés aux arbres qui agonisent sous les yeux d'enfants devenus insensibles au point de les regarder mourir en mangeant des fruits. Je ne t'ai pas parlé de cet homme condamné pour vol dont on avait incisé le ventre pour en sortir un bout d'entrailles que l'on avait cloué à un arbre avant de lâcher à ses trousses des chiens furieux. Il a couru et s'est progressivement vidé avant de se faire dévorer l'intérieur. Il respirait très fort. Ses yeux étaient grands ouverts.
Toutes ces images j'étais jusqu'ici parvenu à les maintenir à distance, par je ne sais quel tour de passe-passe de ma mémoire. Mais elles me reviennent à présent. Elles sont furieuses, et c'est comme une boucherie dans ma poitrine.
J'ai pris la mer à la poursuite des rêves que l'on m'avait enseignés quand j'étais un enfant amoureux de cartes et d'estampes. J'avais envie de me perdre dans un mouvement perpétuel, vers l'avant, vers un lointain toujours repoussé. Cette soif je l'ai perdue, et mes rêves aussi. Aujourd'hui mon mouvement est une fuite en avant. J'ai envie de me perdre. Je n'entends plus l'océan appeller mon nom et quand je songe à le rejoindre c'est pour sombrer en lui, et devenir de l'écume avant de disparaître, enfin. L'enfant a été transformé par la bestialité. Il ne rêve plus. Il est prostré et voudrait s'enfoncer dedans la terre.
Pourtant je ressens en moi comme le vague souvenir d'une petite lumière. Parfois je reprends confiance et je pense au peu de souffle qu'il me reste, mais qui suffirait à faire jaillir de cette lumière une maigre flamme qui me réchaufferait. J'ignore comment cette lueur a pu résister à toutes les ombres qui m'ont envahi, mais je la sais bel et bien là. Je repense à ce jeune homme que j'avais rencontré un jour à Trieste, qui me parlait de lutte. Je n'ai jamais compris grand chose à la politique mais une de ses phrases m'avait frappé. Il m'avait dit que parfois la réalité venait détruire en nous tout espoir, et nous faisait penser de bonne foi que le combat était perdu. Mais à ce désespoir de la raison, disait-il, on peut toujours opposer l'optimisme de notre volonté. La lutte consiste à ne pas se laisser écraser par le poids du monde.
Voilà que je t'abrutis de mes états d'âme, mon ami. Il faut me pardonner, le soleil est haut et je tremble. Je tremble d'effroi et, aussi, d'un désir auquel je n'arrive pas encore à donner de visage. Mais donne-moi de tes nouvelles. Parle-moi de ta famille. Parle-moi de tes enfants qui tombent et se relèvent, et qui restent jouer dehors après la tombée de la nuit.
Je t'embrasse,
Jens »