Nous
avons déjà évoqué en ces lieux l’œuvre romanesque de Louis
Calaferte, mais nous n'avons pas parlé de sa poésie, et c'est un
tort. Alors comblons ce manque avec Londoniennes (qui
est difficilement trouvable aujourd'hui, même que c'est triste, et
que ça ressemble à une constante de l’œuvre de Calaferte, même
que c'est triste).
« Goudron vert
chanvre bleu
sous la mer
couve un feu
Requins blancs à l'amarre
les paquebots géants
les paquebots géants
que le soleil chamarre
sont des rois fainéants
Le barman du Tit's Club me dit au
téléphone
qu'un cargo appareille demain pour
Lisbonne
Aurore ô salaison oriflamme sanguine
oriflamme d'un sein
griffures du matin
oriflamme rouquine
Aurores vos forêts vos âcres
vitriols vos bistres empires
vos turquins pâles vous transpirent
vos grains de jais vos grains de nacre
vos jades vos coraux vos sacres
écorchures blasons salamandres sirènes
aurores que la nuit fit reines
j'ai soif à en douter d'arrogances
marines
chanvre bleu
sous la mer
sous la mer
couve un feu
Où était-ce en ce jour et en cette
heure claire
que j'arrimais au mieux mon cœur à
demi mort
en jouant sur les mots de mon
vocabulaire
pleurez pleurez encore
tulipes des avrils
vos laits incendiaires
Où était-ce en ce jour mon cœur
nous fûmes ivres morts
Pleurez pleurez encore
écharpes des exils
Un froid un froid mortel nous fit
graves et gourds
où était-ce en cette heure claire et
en ce jour
Noyés d'ici noyés d'ailleurs
que vous coûtent les ans
j'aime vos yeux railleurs
ce râle sur vos dents
Le barman un barman celui-là ou un
autre
me dit qu'un cargo part et que c'était
le nôtre
Masque vert
goudron bleu
sous la mer
couve un feu
Lorsque vous sonnerez clochers noirs de
ma mort
battez battez sanglots mon cadavre
immobile
Masque vert
masque vert
chambre bleue
chambre bleue
sous la mer
sous la mer
couve un feu
A Londres ce jour-là le ciel était
superbe »
En terme de poésie Calaferte a couvert un immense champ d'action,
fouillant l'expérimental avec acharnement, allant jusqu'à écrire
des recueils entiers avec des mots qui n'existent pas. Mais ce qui
est caractéristique de Londoniennes
c'est précisément l'inverse : il s'agit d'une poésie
immédiate, comme si c'était une urgence de laisser le cœur
s'ouvrir et raconter son histoire sans passer la langue à travers le
tamis de la réflexion littéraire. Et c'est très valable.
« Eros est à Picadilly
nous y sommes aussi
la nuit
Tu m'as appris le nom des streets
qui nous ont amenés ici
c'est le dernier de mes soucis
de tout ton anglais me suffit
le seul mot sweet
Les enseignes multicolores
te font de mille travestis
des yeux de lapis-lazuli
c'est dans ce grand charivari
que je t'adore
Eros est à Picadilly
nous y sommes aussi
la nuit
Et je t'embrasse à pleine bouche »
Plus que de la poésie, on a parfois l'impression de lire ici des
textes de chansons. Dans la rythmique, dans la construction, dans la
manière de créer des unités de sens et d'imaginaire, il y a
quelque chose qui renvoie en vérité aux chansons populaires. Mais
alors écrites avec soin, avec un sens certain de l'installation
d'une atmosphère puis de l'arrivée d'une chute qui fait trembler ce
qui a été écrit immédiatement avant.
« Nos restaurants à prix
modestes
ou nos soirées au cinéma
ma collégienne
J'aimais ton allure et tes gestes
tes cheveux courts ton embarras
et tes joues pleines
Que tu fasses l'enfant qu'on gronde
et qui dans son coin sans un mot
a de la peine
Que tu veuilles expliquer le monde
et le refaire in extenso
en souveraine
Je t'aimais à la fois comme femme et
enfant
pelotonnée sur mon épaule
avec des rires agaçants
et des petits regards de jeune chat qui
miaule
J'aimais que les gens nous regardent
Endors-toi
endors-toi
je te garde
J'étais comme un peu fou de toi »
C'est exclusivement d'amour qu'il s'agit, et d'un paysage. Londres
devient un décor, une géographie par laquelle sont exprimés le
sentiments. Calaferte reconstruit la ville en jetant bas son
architecture, qui n'existe plus puisqu'il semble ne plus y avoir
d'yeux que pour l'aimée. Londres se fait alors vaporeuse et tendre,
même dans l'humidité et le froid. L'érotisme si présent dans
l’œuvre de Calaferte est ici exprimé comme en sourdine tout au
long du recueil ; il n'est plus évident, mais il habite
discrètement chaque mot.
« On reste à la fenêtre
à se moquer des gens
quitte à se compromettre
à nos propres dépens
Le monsieur au gros ventre
qui promène son chien
quelqu'un qui sort ou entre
on s'amuse d'un rien
Tu dis que c'est dimanche
et qu'on habite un nid
j'ai contre moi ta hanche
hier c'était lundi
Que le Yard nous recherche
dans le monde partout
de ma langue je cherche
la tiédeur de ton cou
Tu fais quelques grimaces
derrière un face-à-main
imaginaire et lasse
voilà que tu as faim
Tout de toi m'étonne et m'émeut
Et maintenant encore
que dans un temps où à jamais
déjà presque incolores
ces fenêtres se sont fermées »
Ces poèmes sont aussi traversés par une grande tristesse, et l'on
sent que l'exaltation qui fait de Londres une rêverie cache une
sorte de douleur au présent qui ne se dit pas ouvertement, mais qui
transforme bientôt la ville en une sorte de cimetière à souvenirs
où la flânerie n'est plus possible. Mais ce sentiment grave qui
habite les lieux n'empêche pas la présence d'une certaine drôlerie
dans ce qui est raconté comme dans la désinvolture qui saisit
parfois les mots.
« La vendeuse aussi est anglaise
comme toutes le sont ici
elle n'a pas des yeux de braise
ses seins sont beaucoup trop petits
son nez trop long couleur de fraise
mais bon tant pis »
En somme, Londoniennes
ressemble à un recueil sans arrières-pensées, à des sentiments
livrés dans l'immédiateté parce qu'il faut que tout soit dit,
l'heureux comme le triste. C'est humble, sincère, touchant, c'est de la belle poésie.
« Il pleut même les yeux des
filles sont mouillés »