Dans son autobiographie
Così dolce fu questa sera (dont la traduction en français se
fait attendre), le poète et dramaturge Gennaio Fortaleza raconte
comment, à la terrasse d'un petit restaurant de la via Cesare Cantù
à Milan, il fit parvenir une jeune sémiologue autrichienne à
l'orgasme rien qu'en lui répétant au creux de l'oreille le nom de
Jean-Louis Trintignant1.
Et c'est bien légitime
tant Jean-Louis Trintignant est ce que l'on peut appeler un acteur
magnétique. L'amusant (ou plutôt l'intrigant) c'est que ce
magnétisme a inspiré à de nombreux réalisateurs des rôles assez
froids, allant du gentil étudiant coincé du Fanfaron de Dino
Risi à l'incarnation salope de la lâcheté du Conformiste de
Bernardo Bertolluci, en passant par l'intellectuel
contradictoire de Ma nuit chez Maud d'Eric Rohmer et le
militant de l'OAS du Combat dans l'île d'Alain Cavalier (ce
ne sont là que quelques exemples dans une filmographie assez
badass). Au fond c'est comme si l'image de Trintignant avait été
scellée par cette scène de Et Dieu... créa la femme dans
laquelle il supplie Brigitte Bardot d'arrêter de danser: il est une
incarnation séduisante de l'anti-jouissance, de l'obscurité, une
sorte d'éternel mélancolique sulfureux.
Seulement voilà, on
ignore trop souvent que Jean-Louis Trintignant a également été
réalisateur de deux films, et lorsque l'on découvre ces derniers on
s'aperçoit soudain de ce que cette image a de profondément
réducteur. Surtout, on découvre un cinéaste assez unique dans le
paysage français, et qu'il serait de temps de considérer à sa
juste valeur.
Si Jean-Louis Trintignant
affirme avoir eu envie d'être réalisateur depuis toujours, c'est sa
rencontre avec le producteur Jacques-Eric Strauss qui est à
l'origine de son passage à l'acte: ce dernier lui dit que s'il veut
un jour réaliser un film, il sera heureux de le produire,
Trintignant lui donne rendez-vous le 6 septembre de l'année d'après,
il écrit un scénario et commence, le 6 septembre prévu, le
tournage d'une Journée bien remplie (sorti en 1973). Son
sous-titre, « Ou neuf meurtres insolites dans une même journée
par un seul homme dont ce n'est pas le métier », résume bien
le principe de film et donne une idée du ton d'ensemble.
On suit donc un
personnage incarné par le grand (dans tous les sens du terme)
Jacques Dufilho, qui ressemble plus que jamais à un dessin de Tardi
dans cet univers de violence amusante que met en scène Trintignant.
D'une Journée bien remplie on est assez tenté de révéler
le moins de choses possibles, c'est un film qui ne cesse de
surprendre, d'être là où on ne le voyait pas aller. On a le
sentiment que c'est ce avec quoi l'auteur/réalisateur a voulu jouer:
partir du projet d'un personnage d'artisan perfectionniste et
déterminé, et voir comment ce plan d'action peut s'adapter aux
aléas et aux imprévus qui constituent le hasard. Ce principe
s'applique au scénario mais également à la mise en scène, qui
semble parfois se laisser distancier dans un jeu avec son récit qui
l'amène à s'inscrire dans ce dernier de plein de manières
inventives (fausse intervention du réalisateur en off, annonce par
le speaker de la radio qu'écoute un personnage de ce qui va se
passer dans le film, etc.).
Car ce qui étonne et
séduit dans une Journée bien remplie, c'est son côté
ludique et frondeur. Dans le fond (une histoire de vengeance sauvage
mais millimétrée) comme dans la forme (voire par exemple ce raccord
quasi surréaliste entre la luette d'un personnage et l’œil d'une
pintade), Trintignant crée une œuvre d'une furie gracieuse et
d'une radicalité qui ne se prend pas au sérieux. Et c'est drôle,
et on rit, beaucoup beaucoup, surtout grâce à la mise en scène et
au jeu des acteurs, mais aussi grâce aux (rares) dialogues. Un
exemple: Trintignant se donne un tout petit rôle (on ne voit qu'à
peine son visage, on entend surtout sa voix) en la personne d'un
metteur en scène de théâtre qui supervise une représentation de
Hamlet par la « vaillante troupe des enfants du Gard »,
et se réserve une des plus belles répliques du cinéma français:
« On ne peut pas faire d'Hamlet sans casser des œufs. »
Une Journée bien
remplie est donc une franche réussite qu'on serait tenté de
placer parmi ce que les années 70 ont créé de mieux, et pourtant
il ne trouve pas son public. Trop atypique peut-être, ou trop
différent de l'image que renvoie son réalisateur. Redécouvert
quelques vingt-cinq ans plus tard, ce film chemine depuis vers un
statut, complètement mérité, d’œuvre culte.
Six ans plus tard,
Trintignant repasse derrière la caméra (il n'a cette fois pas écrit
le scénario, et on le sent car c'est un peu par là que le film
pèche) pour réaliser son deuxième et dernier long-métrage: le
Maître-nageur. S'il n'a pas le même mordant ni la même folie contenue et burnée que son prédécesseur, il mérite tout de
même amplement d'être (re)découvert. D'une part parce qu'est
confirmée la capacité de Trintignant à tirer le meilleur de ses
acteurs; il donne ici à des figures ultra populaires comme Guy
Marchand ou Jean-Claud Brialy ce qui restera sans doute un de leurs
meilleurs rôles2
en les utilisant à contre-emploi: un personnage de gentil maladroit
pour Marchand, et d'obséquieux psychopathe pour Brialy.
D'autre part, on retrouve
ce goût pour un cinéma inventif, drôle et vif, laissant la place à
des éléments non-narratifs qui ne sont jamais expliqués mais qui
donnent progressivement à l'ensemble des touches mystérieuses,
troublantes ou loufoques. Trintignant s'amuse aussi parfois à filmer
le contrechamp, ce qui se passe de l'autre côté du récit. Il
excelle alors à donner l'impression de surprendre les acteurs (ou
plutôt leurs personnages), de les filmer à leur insu. En terme de
mise en scène, il s'oriente vers un goût plus poussé pour la
vignette, donnant naissance à des sortes de tableaux
cinématographiques qui transcendent le récit en lui faisant un
enfant dans le dos de manière temporaire. Une dernière partie en
forme de tableau social féroce déguisé en simili huis-clos achève
de donner au Maître-nageur une personnalité complètement
atypique, qui le voit commencer comme une sorte de conte un brin naïf
pour aboutir à quelque chose qui ressemble à de la pure comédie
italienne3.
Parce qu'au fond c'est de
ce côté qu'il faudrait aller fouiller pour pouvoir définir au
mieux le style et l'esprit de Trintignant réalisateur. Peut-être
que là où il s'est le mieux exprimé en tant qu'acteur, là où son amplitude de jeu a été la mieux servie, c'est dans le
cinéma italien. Entre autres chez les déjà cités Risi et
Bertolucci, mais aussi dans le Grand silence, le western
mutique de Corbucci, ou encore dans ce giallo
expérimental, torturé et complètement dingue qu'est la Mort a
pondu un œuf, de Giulio Questi. Naviguant d'un style à l'autre
dans le cinéma italien de cette époque il a trouvé une variété
d'univers, de tons, de possibilités qui ont sans doute ensuite
nourri son style de cinéaste. Si Trintignant a réalisé en
seulement deux films une œuvre rare et unique dans le cinéma
français, c'est donc peut-être parce qu'il est en réalité parvenu
à opérer une synthèse du cinéma italien en accordant son regard
et sa fantaisie à un travail de son art que ses contemporains
français avaient du mal à mener.
Mais on a aussi le droit
de se contrebranler des ces considérations et de simplement jouir du
cinéma de Jean-Louis Trintignant, puisque c'est bien d'un esprit
libéré et jouisseur que sont nés ces deux films, et que leur
liberté en fait des créations rares, audacieuses et profondément
drôles, donc belles.
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1
« Le périple que ce soir-là en une minute elle accomplit de
ses tréfonds jusqu'aux étoiles, » écrit-il en fanfaronnant
quand même pas mal, « combien d'astronautes sont morts pour
n'en apercevoir que la possibilité du rêve? »
2
Encore que Guy Marchand n'aie que des meilleurs rôles puisqu'il
incarne la classe française, il serait temps de s'en apercevoir et
de préparer sa Panthéonisation immédiate, même si l'on espère
qu'il ne mourra jamais.
3
Si l'on accepte de réduire l'immense nombre de films atypiques
produits en Italie des années 50 à 80 dans une case qui ne veut
trop rien dire ; disons qu'ici l'on entend par là : film
qui s'appuie sur une situation sociale banale pour aboutir à une
expression quasi hystérique des aspects les plus sombres de la
nature humaine. En très très gros.