S'il y a de mols accueils
publics qui sont particulièrement difficiles à avaler, celui qu'a
connu Jacky au Royaume des filles se place là. Difficile
aussi de comprendre comment un film si distant du tout-venant a pu
être traité comme une énième comédie faite par-dessus la jambe.
Qu'importe, le film vient d'être édité en DVD, ce qui permettra à
ceux qui ne se sont pas précipités dans les salles dès sa semaine
de sortie de rattraper le coup.
Alors bien sûr Jacky
au royaume des filles est une relecture inversée de Cendrillon
qui met en question les rapports de force entre hommes et femmes tels
qu'assimilés par nos sociétés soi-disant égalitaires. Riad
Sattouf l'a expliqué avec brio dans plusieurs entretiens plus
qu'intéressants qu'on peut trouver facilement sur l'internet, il n'y
a donc pas forcément lieu de revenir sur ce point, d'autant plus
qu'il y a bien d'autres choses à mettre en avant.
À
commencer par le ton outrancier que choisit d'employer Sattouf, tout
en parvenant à ne jamais faire dans l'excès gratuitement. Ce qui
ressemble d'abord à une poursuite de la veine masturbatoire et
rigolote des Beaux gosses aboutit
à des scènes drôles et dérangeantes à la fois (on pense ici aux
scènes de viol par exemple, qui font rire en même temps qu'elles
suscitent le malaise). Il y a donc une recherche comique alliée à
une volonté de ne pas reculer devant le potentiel rejet que pourrait
créer cet humour. Cette démarche est très sensée dans un film qui
titille la tendance humaine à décréter une chose acceptable ou non
en fonction de codes sociaux qu'il est très facile de relativiser
dans l'absolu, et qu'il s'agit donc surtout de ne pas relativiser
pour maintenir un semblant d'unité sociale.
Il
y a donc une alliance entre l'excès du ton et la volonté de mettre
à nu les conventions qui maquillent le ridicule de nos normes ;
en s'inscrivant par cette démarche à la suite de Rabelais ou des
Monty Python, Riad Sattouf s'emploie à affirmer sa liberté
non pas en lui tressant des colliers de fleurs l’œil mouillé,
mais en la repoussant dans ses derniers retranchements, en éprouvant
ses limites de manière réfléchie.
Cette démarche peut, en
un sens, être considérée comme destructrice, et elle l'est. Mais
cette destruction a pour vocation d'engendrer une prise de conscience
qui mènera à un désir de réédification. D'un point de vue
cinématographique Sattouf propose ici, en partant d'un comique bon
enfant pour le mener au-delà de l'acceptable, rien moins qu'une
autre forme de comédie qui s'inscrit dans une tradition de films
orphelins, dégagés des limites imposées par le formatage du bon
goût qui castre la majorité des films qui nous sont proposés.
C'est ce bon goût sordide que John Cleese désigne comme l'ennemi
absolu en invitant Graham Chapman, dans l'éloge funèbre qu'ils
prononce en son honneur, à aller se faire foutre. C'est pourtant ce
bon goût qui régit la production cinématographique de masse, et
par le même biais les représentations de masse de ce qu'est le
monde, la vie en société, l'acceptable ou non, etc. En démaquillant
Cendrillon Riad Sattouf s'en
prend précisément aux représentations absurdes transmises dès
l'enfance par les contes de fées et, sans prétendre changer les
choses du tout au tout, il espère sans doute mener le public à
réfléchir un brin à la soupe qui lui est servie.
Car cette démarche
implique inévitablement le public, et le responsabilise. Or que
fait-il de ses yeux et de son cerveau? Lui qui n'arrête pas de
chouiner que le cinéma français c'est toujours la même chose et
les comédies françaises toujours la même recette, où est-il quand
sort enfin un film qui détonne pour de bon? Réponse: il garde son
argent pour aller voir Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu.
Le plus troublant c'est
que, comme si le problème de réception avait été anticipé, cette
question du public comme concentré du peuple et de son rapport à la
norme semble être présente en filigrane tout au long du film, et ce
à deux échelles.
D'abord métaphoriquement,
et là il faut rentrer un peu dans les détails: dans le film la
population se nourrit exclusivement de bouillie faite à base de
« plantin ». On pense au départ qu'il s'agit uniquement
d'un des multiples détails sur lesquels Sattouf s'appuie pour
caractériser l'univers de son film, et ça marche : cette image
de robinets rouillés délivrant une sorte de foutre de synthèse
qu'il faut battre avant de l'avaler fonctionne immédiatement. Cette
bouillie est d'ailleurs (tiens tiens) le sujet des premiers mots
prononcés dans le film, qui s'ouvre sur cette déclaration :
« La bouillie contient tout ce dont une humaine a besoin, elle
vivifie et purifie le corps, nous n'avons pas besoin de plus. »
Or, on apprend finalement
que le fameux plantin servant à fabriquer la bouillie n'est ni plus
ni moins qu'un navet (tu le sens venir, son gros double-sens?). Si
l'on développe donc la métaphore cinématographique du bazar,
partant du constat que Sattouf s'emploie dans sa mise en scène à
mettre sur un même pied le spectateur et les personnages, on aboutit
alors à un message assez fort en soi: ce qui nourrit cette
population, et donc le spectateur, c'est de la bouillie de navet; en
d'autres termes, on se repaît de films tout pourris prémâchés.
Mais ça ne s'arrête pas
là : plus tard dans le film la vérité sur la bouillie éclate,
et là il va y avoir du gâchage d'intrigue tertiaire et pardon mais
bon. Au hasard d'une visite officielle effectuée dans la salle de
contrôle de la turbine qui produit et envoie la bouillie dans tout
Bubunne, on apprend que ça n'est pas le navet qui constitue cette
nourriture. La révélation se produit grâce à une réplique à la
fois drôle et au fond très désabusée:
« Eh oui... Les gueux mangent leur merdin et ils trouvent ça
délicieux. » Et là on ne peut qu'applaudir la sens de la
formule de Riad Sattouf, qui parvient de la sorte à souligner par
l'absurde les fondements du régime dictatorial qu'il décrit en même
temps qu'il définit le rapport du public au cinéma de masse qu'il
consomme : ce ne sont même plus des navets, c'est de la merde,
vidée de toute substance nutritive mais immédiatement assimilable
par le plus grand nombre car totalement dénuée de personnalité. Et
ça marche du feu de dieu.
C'est là
qu'intervient la deuxième échelle.
Car au fond on a souvent
l'impression que c'est bel et bien la notion de peuple que le film
interroge, et plus précisément la question du rapport que ce
dernier entretient avec sa fameuse liberté, liberté chérie déjà
évoquée plus haut. En ancrant son film dans une fausse dictature
Riad Sattouf pose le décor idéal pour aborder cette question. Parce
que Jacky, à l'égal du personnage de Cendrillon dont il est le
reflet, n'a absolument rien d'un rebelle. Il est de l'ordre établi
et rejette comme « blasphèmerie » toute ouverture vers
un potentiel ailleurs se présentant à lui. Seulement, ce personnage
est placé dans une dynamique outrancière qui mène le film vers des
sommets d'irrévérence et il finit, malgré lui et surtout de
manière parfaitement inconsciente, par être un artisan involontaire
du trouble qui ébranle l'ordre établi de Bubunne.
De la sorte, Sattouf a
l'élégance de transmettre son discours sans le poing levé ni le
tapage auto-satisfait qu'aurait pu susciter l'histoire d'un héros ;
éviter de cristalliser en un personnage tout un ensemble d'idées
permet au réalisateur de mener un travail de sape moins visible,
mais consciencieux. Une sorte d'entreprise de semage de trouble,
mais qui ne se prend jamais au sérieux. En somme Sattouf pratique
une forme bonhomme de fist-fucking sur bien des choses, à commencer
par tout attachement a priori à quelque norme que ce soit. Ah oui, y
a du boulot.
Par le biais d'un
crescendo discret (car le réalisateur a le courage et l'intégrité
de fuir toute tentative de spectaculaire ici, ne serait-ce peut-être
que pour éviter de donner au spectateur ce qu'il attend) Jacky au
Royaume des filles progresse alors toujours plus avant en terrain
miné. Et il fait tout exploser, mais sans jamais y laisser de plumes
et avec toujours cet air de le faire un peu benoîtement. En cela, le
film est bien aidé par le jeu de Vincent Lacoste, qui incarne en
lui-même ce principe de balourdise affichée pour mieux masquer la
charge acide de la démarche d'ensemble.
Personne n'est alors
épargné, et surtout pas le peuple dans le film, et donc le
spectateur dans son fauteuil. Car c'est bien la finalité du film, à
la fois subtile et assez dérangeante dans le fond: dans un premier
temps il expose le ridicule de la servitude du peuple de Bubunne, de
telle sorte qu'au départ le spectateur se met, par réflexe, à
distance des personnages et fait ce à quoi le cinéma de masse l'a
habitué dans de telles situations: se placer au-dessus et ricaner.
Mais progressivement, à mesure que les limites sont franchies, le
spectateur se trouve malmené, poussé dans ses retranchements au
point que, sans doute, beaucoup finissent par avoir la même réaction
que le sujet lambda de la Générale Bubunne 16 à ce qui se produit
à l'écran. La fin est alors un tour de force en ce qu'il y a fort à
parier que le « Blasphèmerie! » lancé dans la foule
fait écho à la réaction de bon nombre de spectateurs. Ainsi
Sattouf parvient à créer une correspondance immédiate et
irréfutable entre la ridicule république populaire et démocratique
de Bubunne et notre société.
On comprendra alors que
Jacky au royaume des filles est
loin de n'être qu'une pantalonnade, et que son échec public a de
quoi être considéré comme profondément emmerdant. Serait-ce
à dire que le public est une sorte d'épiphénomène du peuple, et
que sa propension à aimer manger sa merde n'est que la manifestation
de sa servitude à l'égard des normes artistiques et intellectuelles
qui nous sont « imposées » (on court devant, quand même)
par la production de masse? La faiblesse de Jacky au royaume des
filles vient peut-être de ce qu'il s'agit d'un film hors du
temps, hors de l'air du temps, et hors-norme à proprement parler.
Face à un public infantilisé par le cinéma de masse tel que pondu à partir de la fin des
années 70, Sattouf semble avec le recul presque condamné à aller
au casse-pipe. C'est ce qu'il en coûte de faire un film
outrancièrement drôle et intelligent. Remercions donc mille fois
Riad Sattouf de savoir ainsi pisser sur les murs avec audace et
finesse.
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