- Je t'ai vue pendant
l'exercice aujourd'hui, comment ça a fini?
- Je suis collée, une semaine... On
a bien enfermé Gandhi toute une année...
- Je ne savais pas, je ne connais
pas encore tout le monde ici.
Même si nous sommes les premiers à
dire qu'être en vie devrait suffire à faire le bonheur de tout un
chacun, il est une chose qui nous fait pleurer dedans nous-mêmes, et
c'est le manque de considération et de respect pour Joe Dante.
Oserions-nous l'avouer?, et comment tiens!, ça nous pique encore
plus les yeux que ce désintérêt à son égard soit en part non
négligeable dû au fait qu'un autre réalisateur de la même époque
(et frère d'armes, ne l'oublions pas) ait récupéré la grosse
partie des lauriers, et que ce réalisateur soit Steven Spielberg. Et
alors mince quoi. En essayant de ne pas taper sur Paul pour mieux
louer Jacques (ce qui est nul, convenons-en, même si c'est pratique
pour le journaleux en manque d'inspiration, mais zut alors voilà que
nous nous y mettons, quel cercle vicieux alors), soulignons qu'il y a
donc injustice, car si Steven Spielberg se pique de faire des films
adultes alors qu'il a une intelligence enfantine, Joe Dante fait des
films qui semblent destinés à la jeunesse, mais avec une subtilité
et une intelligence du regard toutes adultes. Et alors parlons de
Matinee1.
Matinee raconte une histoire qui
se déroule pendant les quelques jours que dura la crise des missiles
de Cuba en octobre 1962. Alors qu'une ville de Floride tremble de
recevoir une bombe nucléaire soviétique sur la tête, le jeune Gene
est quant à lui obsédé par la venue en ville du grand producteur
de films d'horreur Lawrence Woolsey, qui va présenter sa dernière
création: Mant ! (ou l'histoire d'un homme qui se
transforme en fourmi géante après avoir été exposé à des
radiations atomiques chez le dentiste). C'est donc par un tout petit
bout de lorgnette et à travers le regard d'un jeune adolescent que
Joe Dante va rendre compte de l'état d'esprit américain d'alors. Et
non seulement c'est drôle et divertissant, mais en plus c'est
foutrement piquant et fin.
Déjà, il y a cette capacité qu'a
Dante à trouver une distance parfaite vis-à-vis de ses personnages:
s'il refuse d'être leur dupe et de faire parole d'évangile de leur
point de vue, il se garde aussi bien de les juger de trop haut, de
prétendre en savoir plus long ou d'être meilleur qu'eux. Cette
attention aboutit à un ton gentiment moqueur où s'épanouissent à
la fois l'esprit critique de Dante à l'égard d'une société qui
est un pur produit d'une pensée de masses (et ce même dans ses
marges), et une bienveillance complètement sincère à l'égard de
personnages qui ne pensent peut-être pas beaucoup, mais qui au moins
ne pensent pas à mal. Ce trait typique des films de Joe Dante se
retrouve dans une esthétique très colorée et pittoresque dans sa
représentation du début des années 60 aux États-Unis, qui n'est
qu'un trompe-l’œil permettant à Dante de traiter cette période
avec distance et de manière masquée en infiltrant ses codes de
représentation habituels (rendant ainsi l'évocation de la
ségrégation ou du Maccarthysme par exemple encore plus
significative, principe qui sera repris plus tard dans Mad Men).
Surtout, cet esprit mordant et gentil à la fois se retrouve
disséminé dans tout plein de petits détails qui semblent être des
signes de naïveté alors qu'ils sont au contraire chargés de sens.
Seulement, Dante a l'élégance de ne jamais souligner son propos par
sa mise en scène. C'est ainsi que beaucoup passent à côté de la
finesse de son travail: comme il n'y a pas de gyrophares indiquant où
il faut regarder et ce qu'il faut comprendre (comme chez Spielberg
par exemple), on n'y fait pas attention.
Mais la finesse de l'esprit de Dante ne
s'arrête pas là: son propos de cinéphile dans Matinee est
de rendre hommage à un genre conspué dès que ça peut servir, le
film d'horreur. Et plus particulièrement, le film d'horreur un peu
fauché, un peu mal branlé, mais fait pour que le spectateur en ait
pour son argent. Cette tendance cinématographique est ici incarnée
par le personnage de Lawrence Woolsey qui est un hommage à William
Castle et à ses comparses, et qui surtout est joué par John
Goodman, à propos duquel il serait temps de se rendre compte qu'il
est l'un des plus grands acteurs américains. Dans le film, Woolsey
expose sa philosophie du film d'horreur: nous vivons dans une société
nourrie par la peur; dès lors, en allant avoir peur au cinéma et en
s'apercevant une fois le film terminé que rien de tout ça n'était
vrai, nous sortons de la salle avec un regard changé sur notre
quotidien, qui ne nous semble plus si terrifiant que ça. Là encore
ça pourrait sembler naïf, et pourtant il y a bien un propos
politique là-derrière. Pour l'étayer, Dante situe l'action de son
film pendant la crise des missiles de Cuba qui plongea la population
américaine dans une vague de paranoïa complètement folle. Que ce
soit les exercices de sécurité organisés dans les écoles (si une
bombe nucléaire tombe il faut se mettre à genoux et cacher sa tête
sous sa veste) ou l'installation de bunkers post-apocalyptiques
individuels, Dante montre les répercussions d'une situation
angoissante sur le comportement d'individus quelconques. La démesure
qui en naît prouve à elle seule à quel point la représentation de
masse qui s'épanouit à cette époque à travers la télévision
(représentée ici comme étant omniprésente) peut contaminer les
esprits et leur faire perdre la raison. En face de cette politique de
la peur, on trouve donc une esthétique de la peur, celle du cinéma
de Lawrence Woolsey. Elle ne va pas chercher midi à quatorze heure,
mais son but est de rassurer les spectateurs, et justement de les
ramener à la raison. A travers Woolsey, on est bien tenté de voir
un autoportrait de Joe Dante qui, sous airs de faiseur de films
commerciaux, a toujours tendu un miroir critique à la société
américaine en particulier, et occidentale en général. En faisant
du divertissement, Joe Dante nous invite à nous observer un temps de
l'extérieur et à prendre conscience du ridicule de nos modes de vie
et des réflexes qu'ils conditionnent.
Car Joe Dante est un cinéaste de la
distance, et c'est en cela qu'il est grand. Cette distance est
souvent celle d'un humour, amusé ou ravageur (voir les deux
Gremlins, films complètement punks dans le fond), mais elle
est signe d'autre chose. Ainsi, le fait de porter un regard gentiment
moqueur sur ses personnages revient également à leur admettre
plusieurs facettes: certes ils sont aimables, mais ils sont un peu
bêtes, et inversement; autrement dit il est difficile de condamner
ou de sauver inconditionnellement un personnage, il n'y a pas de
héros ou de salauds, il y a des êtres faillibles mais dotés de
qualités, aimables et critiquables. Rien n'est simple dans la nature
humaine et c'est ainsi que la représente Joe Dante, là où d'autres
(vous voyez qui je veux dire?) s'engluent dans une représentation
puérile d'un monde partagé entre gentils et méchants univoques.
Qui plus est, en faisant preuve de
recul et de distance, Joe Dante a l'honnêteté d'éviter une forme
de putasserie à l'émotion et de donner au spectateur d'entrée de
jeu l'espace nécessaire à un abord critique de ce qui est montré.
Là encore c'est une grande et rare qualité chez un cinéaste de
divertissement hollywoodien, et surtout cela lui permet de faire des
films intelligents à partir de sujets parfois bêtas2.
Il faut donc voir Matinee, déjà
pour conjurer l'échec commercial qu'il fut injustement à l'époque,
ensuite pour voir ce qui est peut-être le meilleur film de Joe
Dante, et donc pour passer un bon moment, se divertir, rire, et puis
se poser des questions, réfléchir agréablement, et puis aussi pour
voir Naomi Watts dans un de ses premiers rôles dans un faux film
dans le film qui raconte la réincarnation d'un homme en caddie de
supermarché. Ah oui, Joe Dante a de l'esprit, beaucoup d'esprit,
beaucoup de talent, et nous l'aimons fort fort et nous lui faisons de
gros bisous.
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1sorti
en France sous le titre de Panic sur Florida Beach, titre que
nous jetons dans la rivière avec une pierre attachée aux pieds
parce que soit on fait un titre en français et alors on écrit
"panique", soit on fait un titre anglais et alors on garde
le titre d'origine, mince à la fin!
2
à ce sujet on ne peut s'empêcher de taper une fois de plus sur
Spielberg (que nous aimons bien au fond, mais que nous aimerions
plus s'il s'en tenait à ce qu'il sait faire, à savoir du
divertissement pur et dur) en vous renvoyant à ce court mais passionnant extrait d'entretien avec Terry Gilliam où, citant
Stanley Kubrick, il pose le fond du problème qui traverse le cinéma
de Spielberg. Pour les non-anglophones, l'idée est en substance qu'en faisant la
Liste de Schindler, Spielberg arrive à une fin qui dit "Nous
avons gagné parce que nous avons sauvé tant de prisonniers",
ce que Kubrick commente en disant que l'Holocauste ne peut pas être
abordé sous l'angle d'un succès, puisqu'il est un échec absolu de
notre civilisation. Soit dit en passant c'est un grand défaut chez
Spielberg, celui de vouloir marcher dans les pas de Kubrick. Jamais
Spielberg ne pourra marcher dans les pas de Kubrick, et ce ne serait-ce que pour une
raison simple mais rédhibitoire: Spielberg n'est pas assez
intelligent pour avoir une véritable conscience du vice.