mardi 8 mai 2012

Hitoshi Matsumoto


Quand vient le moment de parler d'Hitoshi Matsumoto, on voudrait pouvoir le faire dans un long chant extatique hurlé par une chorale de clochards habillés en anges juchés sur un char tiré par huit cent quarante-sept pécaris peints en rose. Mais bon, la conjoncture, tout ça, écrivons plutôt un billet. Pour dire déjà, pour de vrai, qu'Hitoshi Matsumoto est à notre sens un des cinéastes les plus prometteurs et doués qui soient actuellement. Et que, par conséquent, il est plus que conseillé de se ruer au cinéma pour voir Saya Zamuraï, son premier film à avoir les honneurs d'une sortie en salle en France. Et ensuite pour dire pourquoi Hitoshi Matsumoto est très fort:


- après une longue expérience d'amuseur télévisuel, il réalise en 2007 son premier long-métrage, Dai Nipponjin, dont il tient également le rôle-titre. Et d'ores et déjà il impressionne: le film commence comme un documentaire sur un homme dont on ne saurait pas trop dire ce qu'il fait dans la vie, à part être un marginal. On est alors en plein simili-cinéma vérité, mais on est déjà scié par la force comique hallucinante de Matsumoto en tant qu'acteur. Il ne bouge presque pas, parle d'un ton monocorde, garde un visage très statique, et pourtant le moindre de ses micro-mouvements, sa manière de recoiffer sa longue chevelure, les regards ou les silences qui entrecoupent ses réponses aux questions des journalistes qui le suivent, tous ces éléments sont chargés d'une puissance comique hallucinante. Et puis le titre ("Le grand japonais") s'explique soudain, et du cinéma vérité on glisse vers une sorte de cinéma à grand spectacle parodique où le personnage principal, qui s'avère être à temps partiel une sorte de défenseur de la veuve et de l'orphelin, doit se battre contre des monstres. Grand spectacle parodique car volontairement mou, pataud, tout comme l'anti-héros qu'incarne Matsumoto. Même si ce premier film contient son lot de maladresses (sauvées par un final absolument délirant qui vaut à lui seul le détour), on est frappé par la capacité de Matsumoto à ne respecter aucune convention cinématographique, à pratiquer un  coq-à-l'âne stylistique très réussi et à parsemer son film d'idées comiques prodigieuses. Derrière tout ça se cache de surcroît un véritable talent pour inclure dans un récit a priori parfaitement burlesque une mise en abyme réfléchie. Sans s'appesantir sur lui-même, Matsumoto évoque en filigrane ses interrogations quant à la finalité de son travail, à l'éventuel lien existant avec le public, à la validité de tout ça. Et y a pas à tortiller: quand un artiste arrive à parler de ses doutes sans pleurnicher sur son sort et en livrant une réflexion qui ne vise pas l'autosatisfaction, c'est bougrement intéressant.


- vient ensuite Symbol en 2009, film dont le synopsis pourrait être encadré puis exposé dans les plus grands musées d'art contemporain du monde: un homme en pyjama (joué par Matsumoto) se réveille enfermé dans une salle dont les murs sont constellés de petits sexes masculins, tandis qu'au Mexique un lutteur surnommé l'homme escargot se prépare pour un énième combat perdu d'avance. A chaque fois que l'homme en pyjama appuie sur un sexe s'ensuit une conséquence imprévisible dans la salle où il se trouve, et bientôt il comprend que la possibilité d'une fuite réside dans la réaction en chaîne de certains de ces phénomènes. Autant dire qu'on ne sait pas où on met les pieds quand le film commence, et c'est une bien belle chose puisque le résultat est proprement ahurissant: non seulement Matsumoto confirme son génie comique absolu (et un goût marqué pour les coiffures sobrement ridicules, ce qui n'ôte rien à la chose), non seulement il fait preuve de qualités de réalisateur de plus en plus certaines, notamment dans le va-et-vient entre la salle mystérieuse et le Mexique et dans la capacité à jongler entre ces deux univers et leurs codes narratifs très distincts, mais en plus, après nous avoir fait crever de rire, Matsumoto nous cueille avec un final impressionnant, complètement métaphysique et riche de sens. Pour faire bref on pourrait dire que Symbol est une sorte d'apocalypse cinématographique, dans le sens où tous les repères du spectateurs sont mis à mal avant que soudain ne jaillisse une révélation sublime hors de ce qui ressemblait à un gros bordel. On se demande si on a déjà vu ça avant; bien sûr il y a les films des Monty Python, mais leur attachement à une ligne narrative plutôt claire les empêchait d'entrer dans une forme expérimentale de leur art. On pense aussi à Getting any? de Kitano, déjà pour les similarités qui rapprochent son parcours de celui de Matsumoto, mais aussi pour la folie furieuse comique qui portait ce film. Seulement Kitano ne parvenait pas à atteindre par le biais du comique l'ampleur cinématographique et spirituelle de Matsumoto. Alors voilà, Symbol est un film unique, l'un des plus beaux que nous ayons vu ce siècle-ci.


- et voici enfin Saya Zamuraï, qui est donc le premier film de Matsumoto à sortir en salles en France (même si grâce à de chouettes festivals comme Hallucinations Collectives on a pu jouir du visionnage de ses deux autres films sur grand écran). C'est aussi son premier film en costumes, et le premier film où il n'apparaît pas à l'écran (à part à la toute fin pour une sorte de clin d’œil caché plein de sens). Ce film raconte l'errance d'un samouraï fuyard, délesté de son sabre, inconsolable depuis la mort de sa femme et harcelé par sa toute jeune fille qui ne peut supporter de le voir agir avec si peu de dignité et ne cesse de l'enjoindre à se suicider. Après s'être fait arrêter il se voit proposer un marché: s'il arrive à faire sourire le fils d'un chef de clan, rendu neurasthénique par la mort de sa mère, il aura la vie sauve. Sinon il sera condamné, au bout de 30 jours, à se faire seppuku. S'ensuit une succession de tentatives foutraques et souvent très drôles de provoquer le rire chez cet enfant. 


A travers ce film légèrement plus conventionnel, on sent que Matsumoto s'adresse à un public plus large. Grand bien lui en prend puisque, sans trop en dévoiler, ce qui commence comme une comédie burlesque se transforme petit à petit en réflexion sur l'art et la vie en général où Matsumoto semble se demander comment émouvoir un monde d'enfants tristes, comment agir quand on est délesté de l'outil qui nous constitue socialement parlant, ou comment trouver une marge de manœuvre qui nous permette de cohabiter avec le monde extérieur sans renier pour autant ce qui fait de chacun de nous un individu. Et alors on rit, on réfléchit un peu, on rit encore, et puis à la fin d'un coup, sans avoir rien vu venir, pan!, on pleure. Parce que non content de réaliser un film de manière quasi expérimentale (l'acteur principal, un marginal dotés de problèmes mentaux, ne savait pas qu'il tournait un film, le réalisateur ayant tout fait pour lui laisser penser qu'il s'agissait véritablement pour lui de relever le défi consistant à faire rire cet enfant), Matsumoto nous emmène cette fois sur un terrain différent grâce à une fin de film qui permet une relecture a posteriori de tout ce à quoi on vient d'assister. Beaucoup de questions sont posées, beaucoup de sujets sont abordés mine de rien, et l'ensemble s'accomplit dans un aboutissement qui fait de Saya Zamuraï un maître étalon du film trôle[1].


Ainsi existe Matsumoto, qui parvient à allier une personnalité unique et intègre à un exercice artistique profondément touchant et universel, qui est capable de remplir ses films jusqu'à la gueule d'humour, d'émotions et de sens. Bien évidemment, ce film ne bénéficie pas d'une sortie nationale immense (il jouit cela dit d’une critique très positive, c’est déjà ça). Autant dire que si vous avez la chance d'habiter à proximité d'un endroit où il est projeté, il vous est absolument nécessaire de vous y ruer. Parce qu'il faudrait voir à savoir saisir le bonheur là où il se trouve.


[1] Contraction de triste et drôle. Ce concept est furieusement XXIème siècle.

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