Quand vient le moment de parler d'Hitoshi Matsumoto, on
voudrait pouvoir le faire dans un long chant extatique hurlé par une chorale de
clochards habillés en anges juchés sur un char tiré par huit cent quarante-sept
pécaris peints en rose. Mais bon, la conjoncture, tout ça, écrivons plutôt un
billet. Pour dire déjà, pour de vrai, qu'Hitoshi Matsumoto est à notre sens un
des cinéastes les plus prometteurs et doués qui soient actuellement. Et que,
par conséquent, il est plus que conseillé de se ruer au cinéma pour voir Saya Zamuraï, son premier film à avoir
les honneurs d'une sortie en salle en France. Et ensuite pour dire pourquoi Hitoshi
Matsumoto est très fort:
- après une longue expérience d'amuseur télévisuel, il réalise en 2007 son premier long-métrage, Dai
Nipponjin, dont il tient également le rôle-titre. Et d'ores et déjà il impressionne: le film commence comme un documentaire sur un homme dont on ne saurait
pas trop dire ce qu'il fait dans la vie, à part être un marginal. On est alors
en plein simili-cinéma vérité, mais on est déjà scié par la force comique hallucinante
de Matsumoto en tant qu'acteur. Il ne bouge presque pas, parle d'un ton
monocorde, garde un visage très statique, et pourtant le moindre de ses
micro-mouvements, sa manière de recoiffer sa longue chevelure, les regards ou
les silences qui entrecoupent ses réponses aux questions des journalistes qui le suivent, tous ces éléments sont
chargés d'une puissance comique hallucinante. Et puis le titre ("Le grand
japonais") s'explique soudain, et du cinéma vérité on glisse vers une
sorte de cinéma à grand spectacle parodique où le personnage principal, qui s'avère être à temps partiel une sorte
de défenseur de la veuve et de l'orphelin, doit se battre contre des monstres.
Grand spectacle parodique car volontairement mou, pataud, tout comme
l'anti-héros qu'incarne Matsumoto. Même si ce premier film contient son lot de
maladresses (sauvées par un final absolument délirant qui vaut à lui seul le
détour), on est frappé par la capacité de Matsumoto à ne respecter aucune
convention cinématographique, à pratiquer un
coq-à-l'âne stylistique très réussi et à parsemer son film d'idées
comiques prodigieuses. Derrière tout ça se cache de surcroît un véritable
talent pour inclure dans un récit a priori parfaitement burlesque une mise en
abyme réfléchie. Sans s'appesantir sur lui-même, Matsumoto évoque en filigrane ses interrogations
quant à la finalité de son travail, à l'éventuel lien existant avec le public,
à la validité de tout ça. Et y a pas à tortiller: quand un artiste arrive à
parler de ses doutes sans pleurnicher sur son sort et en livrant une réflexion
qui ne vise pas l'autosatisfaction, c'est bougrement intéressant.
- vient ensuite Symbol
en 2009, film dont le synopsis pourrait être encadré puis exposé dans les plus
grands musées d'art contemporain du monde: un homme en pyjama (joué par
Matsumoto) se réveille enfermé dans une salle dont les murs sont constellés de
petits sexes masculins, tandis qu'au Mexique un lutteur surnommé l'homme
escargot se prépare pour un énième combat perdu d'avance. A chaque fois que
l'homme en pyjama appuie sur un sexe s'ensuit une conséquence imprévisible dans
la salle où il se trouve, et bientôt il comprend que la possibilité d'une fuite
réside dans la réaction en chaîne de certains de ces phénomènes. Autant dire
qu'on ne sait pas où on met les pieds quand le film commence, et c'est une bien
belle chose puisque le résultat est proprement ahurissant: non seulement
Matsumoto confirme son génie comique absolu (et un goût marqué pour les
coiffures sobrement ridicules, ce qui n'ôte rien à la chose), non seulement il
fait preuve de qualités de réalisateur de plus en plus certaines, notamment
dans le va-et-vient entre la salle mystérieuse et le Mexique et dans la
capacité à jongler entre ces deux univers et leurs codes narratifs très
distincts, mais en plus, après nous avoir fait crever de rire, Matsumoto nous cueille avec un final impressionnant, complètement
métaphysique et riche de sens. Pour faire bref on pourrait dire que Symbol est une sorte d'apocalypse
cinématographique, dans le sens où tous les repères du spectateurs sont mis à
mal avant que soudain ne jaillisse une révélation sublime hors de ce qui
ressemblait à un gros bordel. On se demande si on a déjà vu ça avant; bien sûr il y a les films des
Monty Python, mais leur attachement à une ligne narrative plutôt claire les
empêchait d'entrer dans une forme expérimentale de leur art. On pense aussi à Getting any? de Kitano, déjà pour les
similarités qui rapprochent son parcours de celui de Matsumoto, mais aussi pour la folie
furieuse comique qui portait ce film. Seulement Kitano ne parvenait pas à
atteindre par le biais du comique l'ampleur cinématographique et spirituelle de
Matsumoto. Alors voilà, Symbol est un
film unique, l'un des plus beaux que nous ayons vu ce siècle-ci.
- et voici enfin Saya
Zamuraï, qui est donc le premier film de Matsumoto à sortir en salles en
France (même si grâce à de chouettes festivals comme Hallucinations Collectives
on a pu jouir du visionnage de ses deux autres films sur grand écran). C'est
aussi son premier film en costumes, et le premier film où il n'apparaît pas à
l'écran (à part à la toute fin pour une sorte de clin d’œil caché plein de
sens). Ce film raconte l'errance d'un samouraï fuyard, délesté de son sabre,
inconsolable depuis la mort de sa femme et harcelé par sa toute jeune fille qui ne
peut supporter de le voir agir avec si peu de dignité et ne cesse de
l'enjoindre à se suicider. Après s'être fait arrêter il se voit proposer un
marché: s'il arrive à faire sourire le fils d'un chef de clan, rendu
neurasthénique par la mort de sa mère, il aura la vie sauve. Sinon il sera
condamné, au bout de 30 jours, à se faire seppuku. S'ensuit une succession de
tentatives foutraques et souvent très drôles de provoquer le rire chez cet
enfant.
A travers ce film légèrement plus conventionnel, on sent que Matsumoto s'adresse à un public plus large. Grand bien lui en prend puisque, sans trop en dévoiler, ce qui commence
comme une comédie burlesque se transforme petit à petit en réflexion sur l'art
et la vie en général où Matsumoto semble se demander comment émouvoir un monde
d'enfants tristes, comment agir quand on est délesté de l'outil qui nous
constitue socialement parlant, ou comment trouver une marge de manœuvre qui
nous permette de cohabiter avec le monde extérieur sans renier pour autant ce
qui fait de chacun de nous un individu. Et alors on rit, on réfléchit un peu,
on rit encore, et puis à la fin d'un coup, sans avoir rien vu venir, pan!, on pleure. Parce
que non content de réaliser un film de manière quasi expérimentale (l'acteur
principal, un marginal dotés de problèmes mentaux, ne savait pas qu'il tournait
un film, le réalisateur ayant tout fait pour lui laisser penser qu'il s'agissait
véritablement pour lui de relever le défi consistant à faire rire cet enfant),
Matsumoto nous emmène cette fois sur un terrain différent grâce à une fin de
film qui permet une relecture a posteriori de tout ce à quoi on vient
d'assister. Beaucoup de questions sont posées, beaucoup de sujets sont abordés
mine de rien, et l'ensemble s'accomplit dans un aboutissement qui fait de Saya Zamuraï un maître étalon du film
trôle[1].
Ainsi existe Matsumoto, qui parvient à allier une
personnalité unique et intègre à un exercice artistique profondément touchant
et universel, qui est capable de remplir ses films jusqu'à la gueule d'humour,
d'émotions et de sens. Bien évidemment, ce film ne bénéficie pas d'une sortie
nationale immense (il jouit cela dit d’une critique très positive, c’est déjà ça).
Autant dire que si vous avez la chance d'habiter à proximité d'un endroit où il
est projeté, il vous est absolument nécessaire de vous y ruer. Parce
qu'il faudrait voir à savoir saisir le bonheur là où il se trouve.
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