« En
littérature, il y a ceux qui courent derrière le chef-d’œuvre, et ceux qui
courent derrière les filles. » (Saint-Augustin, une Enfance fleur d'oranger)
Et c'est vrai. Derrière les grands écrivains qui se donnent
tout le mal du monde pour qu'on entende bien leur désarroi, même si on est au
fond de la classe, il y en a d'autres qui ont la tête ailleurs et qui
finissent, à force de prendre des chemins de traverse, par tracer leur propre
sillon sans jamais venir tirer sur la manche de qui que ce soit. Une forme de
politesse, peut-être. Si l'on devait chercher un bigrement chouette exemple de
cette littérature modeste, le premier nom qui nous viendrait en tête serait
celui d'Alexandre Vialatte.
Il aurait pourtant eu de quoi faire son intéressant, lui qui
a fait découvrir Kafka au lectorat francophone grâce à des traductions qui font
encore autorité (tout autant qu'elles sont décriées). Mais non. On l'imagine
assez bien comme un personnage de Sempé, le genre de petit monsieur qui se
promène dans la rue avec un air un peu mélancolique et un sourire en coin, du
genre à immédiatement saisir l'absurdité de la vie mais, plutôt que de pousser
des longs cris de détresse, à en tirer une sorte d'amusement à l'égard de cette
étrange affaire.
Et quand il s'agit de rire et de faire rire, alors là pardon
mais Alexandre Vialatte est un peu un patron. On peut par exemple affirmer que
sans lui l’œuvre de Desproges (son plus grand défenseur, promoteur, giga top
fan...) aurait été beaucoup moins riche. L'humour de Vialatte s'est
essentiellement épanoui dans les multiples chroniques qu'il a écrites. C'est un
humour protéiforme, qui va de la parodie à l'absurde en passant par le pince
sans rire. C'est même là-dessus que bien des choses reposent: une manière de
lancer des absurdités gigantesques avec un aplomb tel qu'elles finissent par
sembler vraisemblables, et donc encore plus drôles. Mais surtout, surtout, une
exigence qui consiste à ne pas chercher le rire pour le rire, mais davantage à
faire de l'humour une manière d'aborder le monde. En cela Vialatte est bien
plus proche d'un humour qu'on qualifiera de britannique, pour faire simple, que
de la bonne vieille tradition française qui fait rire en disant que les autres
c'est tous des cons. Vialatte observe les hommes et il ne cesse de constater
qu'ils ne font pas ce qu'est censé faire l'Homme. On pourrait dire pour faire
large que le grand sujet de Vialatte c'est la nature humaine et le décalage
qu'il y a entre ses aspirations et sa réalité.
« L’homme ne cesse de se chercher à travers l’apparence. Il se
poursuit comme un fantôme. Platon en fait un poulet plumé, Linné le classe avec
la chauve-souris, Pascal, lui, greffant des ailes d’ange sur la nature la plus
sordide, le considère comme un rat volant. Darwin veut qu’il descende du singe,
et les derniers progrès de la science le font remonter au cœlacanthe, qui est
une espèce de goujon madécasse. Des aventuriers de la pensée, des risque-tout
de la zoologie voudraient même qu’il descendît de l’homme, ce qui supposerait
qu’il était né avant lui-même. On voit par là où nous allons. Le peu de sérieux
de cette hypothèse ne lui laisse pas beaucoup de défenseurs, mais elle fait
voir jusqu’où l’homme peut aller se chercher.
C’est un besoin qui s’exaspère le
mardi gras. Le mardi gras est un effort de l’homme pour essayer de devenir
lui-même : il se cherche à travers cent costumes, il lui arrive même de se
rencontrer. Il se coiffe d’un chapeau pointu, il l’orne d’une plume
d’oiseau-mouche, il s’entoure les mollets d’une épaisse peau de mouton, il la
retient par ces lanières entrecroisées que le brigand calabrais affectionne sur
toute chose, il s’arme d’un pipeau et d’un tambour de basque, il se poursuit
parmi ses accessoires, il se cherche à travers lui-même, il finit parfois par
se trouver.
Le président du tribunal met le
masque de Fernandel, le sous-préfet se costume en bergère, l’instituteur se
coiffe d’un casque grec, la ménagère se déguise en Peau-Rouge, l’industriel en
monarque africain. Il arrive même à l’homme, suprême dépaysement, de se
travestir en lui-même : Fantômas, au tome VI, se déguise en Anglais (or il
est sujet britannique et sergent dans l’armée anglaise !), et j’ai entendu
des enfants, s’ornant de turbans et de voiles d’infirmières, déclarer :
« Alors, on serait nous ! » Tel est le besoin d’où naquit
l’homme de lettres, tel est le désir qui fit Napoléon, les Confessions, les
Mémoires d’outre-tombe, Cécile Sorel, et tout autobiographe. Tel est l’homme à
travers ses songes ; il se rêve lui-même. Ensuite, il lance des serpentins
dans des brasseries. »
La force des chroniques de Vialatte c'est donc ce regard
affûté porté sur les choses, regard qui fait de n'importe quel sujet une mine
inépuisable de sens et une source de réflexion. Et là aussi il y a une forme de
grâce qui impressionne : en règle générale, la chronique est censée être
une réaction sur un point d'actualité, souvent l'épiphénomène d'un
épiphénomène. Vialatte pervertit cette règle en parlant de tout et (surtout) de
rien; du même coup, il atteint une forme d'universalité que n'apercevra jamais,
même de loin, le chroniqueur qui a très envie de faire savoir ce qu'il pense de
son époque. Cette universalité vient aussi d'une conviction tacite mais
omniprésente chez lui: il n'y a rien de nouveau. Quelle que soit l'époque, quels
que soient ses sursauts, tout ça participe des gesticulations des humains mais
rien ne peut nous étonner. Sentiment traduit par une formule extrêmement
récurrente affirmant que telle chose (la femme, les continents, le progrès, le
rhinocéros...) "remonte à la plus haute antiquité". Finalement, sans
faire de bruit, Vialatte est un véritable anthropologue qui parvient sans cesse
à dresser de la nature humaine un portrait d'une justesse confondante. Et ce
même, et surtout, quand il décide de parler des animaux, ce qui est une de ses
grandes obsessions. Même là, il le fait avec style (affirmer que
"l'éléphant est irréfutable", c'est quand même bien classieux) et
parvient à mêler le rire et une forme d'émotion qui découle du regard amusé
porté sur la mélancolie du genre humain qui doit sans doute, elle aussi,
remonter à la plus haute antiquité.
« Il y a chez le bœuf une nostalgie profonde. Il regarde l’homme
d’un œil triste ; une bave d’argent lui pend de chaque côté de la
bouche ; et, tout à coup, il se met à meugler. C’est un cri qui sort du
sous-sol, c’est un écho dans une caverne, c’est un brouhaha médiéval. (…)
Le bœuf est docile et désespéré. On
a tout essayé. Le jour de la mi-carême on lui menait voir le roi et les
principaux magistrats. Pour le distraire. Pour essayer de le consoler.
C’étaient des hommes considérables aux joues vermeilles, au poil luisant, d’une
affabilité parfaite ; parfois glabres et un peu jaunes comme un œuf à
repriser les bas. Mais couverts des plus riches étoffes. Parfaitement plaisants
à regarder. (…) Il en revenait aussi triste qu’avant.
Peut-être songe-t-il à sa fin
prochaine ? Mon ami D…, qui a vu beaucoup de choses, m’a assuré que son
oncle Joseph était ainsi au moment de prendre le train, quand il remontait à
Verdun. Il paraît même qu’il mugissait avant l’attaque. Et le capitaine avait
fini par le lui interdire parce qu’il effrayait les Bretons. Quoi qu’il en
soit, mon ami D… pense que le bœuf a la même nostalgie que celle de son oncle
Joseph. Il éprouve la tristesse physique des membres utiles de la
société. »
Mais le style de Vialatte ne se résumé pas qu'à cette
finesse du langage et à cette capacité à tirer l'observation vers une
conclusion à la fois absurde et riche de sens. Il a par exemple pour coutume de
faire précéder ses chroniques de chapeaux dans lesquels il annonce tous les
sujets qui vont y être abordés. Sa manière alors de faire se
succéder des thèmes qui n'ont rien à voir les uns avec les autres, et le choix
des mots utilisés pour les résumer aboutissent souvent à des sortes de poème
surréalistes très réjouissants.
« Mœurs générales
de Willy Bal. – Tri des serpents. – Malice secrète des métaphores. – Nos
métaphores font notre portrait. – Voyance, sherlockholmisme et lignes de la
main. – Lignes de la main du cuirassier. – Cuirasse du même. – Génie artistique
de Pourrat. – Génie scientifique de Willy Bal. – Pain de seigle et château de
nuages. – Henri Pourrat donne l’extra-texte du grand livre. – Penseurs à
vendre. – Limites du flirt. – Inondations. – Insularisme de l’Auvergne. –
Plaisirs du mauvais riche. – Fidel Castro. – Barbe du même. – Grandeur
consécutive d’Allah. »
S'il est surtout connu pour ses chroniques, Vialatte s'est
aussi illustré dans l'écriture de romans (dont un intitulé La complainte des enfants frivoles, excusez du peu). Tout ce qu'il
canalise dans ses chroniques se voit offrir un espace de liberté plus ample
quand il passe à la forme romanesque. La mélancolie prend alors toute son envergure, et si l'humour intervient encore, ça n'est que pour souligner la
tristesse d'ensemble. Plus particulièrement il est intéressant de voir que la
grande obsession de Vialatte romancier, c'est l'adolescence. Mais pas
n'importe laquelle, une adolescence qui sonne comme un requiem, comme une
dernière respiration avant un plongeon sans fin. On comprend alors qu'il y a
chez cet écrivain une sorte d'abattement qui vient de ce que l'adolescence pure,
celle des élans désordonnés, des colères imprécises, du feu intérieur, cette
adolescence semble devoir être classée sans suite dès lors que l'homme
grandi décide de faire ce que font les hommes.
« (...) les
adolescents ne peuvent pas compter sur les adultes. Les adultes arrondis par le
temps, les adultes aux âmes vulgaires et à la logique impeccable, ont peur de
tant de richesse et de scorie. Nos regards exigeants leur inspiraient de la
gêne; nos bouches menteuses, du dégoût. Orgueilleux et vils à la fois, c'est en
les méprisant que nous les prenions pour modèles. »
Les adolescents absolus sont chez lui comme condamnés à
mort, une mort concrète ou passive. Au mieux, les adolescents brûlants feront
des adultes mélancoliques, mais il semble n'y avoir rien d'autre à espérer.
Tout le problème paraît venir de ce que l'adolescence est appelée à finir quand
l'homme décide de préférer le confort de l'acquis au déséquilibre des désirs qui
le traversent. Or le désir seul semble intéresser Vialatte, et l'idée d'assouvissement est comme une condamnation à
vie. Ou plutôt, la vie telle qu'elle s'impose à qui se laisse faire semble ne
jamais être à la hauteur du désir qu'elle inspire aux jeunes gens, par manque
de cœur.
« C’était l’hiver, les réverbères petit à petit s’allumaient dans
la ville ; on était bien dans les salles chaudes. Le ciel sombre couvrait
les champs nus. Je ne sais quelle force obscure gonflait notre âme, nous
emportait violemment dans la joie. »
« Qu'il y avait
d'espoir, sur ces routes, et de tournants, et de grands signes, et d'appels, et
de voix qui passaient. »
Tout ça n'est pas très gai au fond. On peut alors adopter
deux attitudes: on peut prendre sa tête dans ses mains et gémir doucement;
Vialatte choisit la deuxième option: si le cœur y est, on peut s'en amuser,
conscient que tout ça ne nous rendra pas le Congo, ni ses fruits. Sinon, on
peut saisir cette tristesse à bras le corps et la rendre vivable en la
transformant en un bouquet de fleurs séchées par la grâce d'un style d'une
grande élégance.
« Ce samedi-là, le grand Charles, qu’on appelait aussi
Robespierre, et Damour l’aventureux, qui était bronzé comme un khalife, avaient
obtenu la permission d’apporter leurs accordéons dans la cour comme on le
faisait chaque année vers la fin du troisième trimestre. Ils s’étaient assis sur
deux escabeaux que les petits étaient allés leur chercher avec fierté dans la
salle de dessin. Comme ils ne savaient pas lire la musique et ne connaissaient
en commun que certain airs, ils jouèrent d’abord la Valse Brune. Les petits qui
avaient apporté les sièges s’installèrent à leurs pieds de plein droit pour
participer à leur gloire. Robespierre avait un pince-nez attaché sous son
sarrau noir par un long cordon, et une casquette dont, à l’inverse de tous les
autres, il tirait le turban par devant de façon à cacher les palmes ; il
jouait d’un air grave et patient ; Damour portait le panama de son oncle,
l’épicier de la Tour-Tailhade ; il avait une figure en lame de rasoir et
de beaux yeux de chèvre, noirs et dorés, presque sans blanc ; il jouait,
le chapeau sur la nuque, la tête penchée de côté, avec un sourire invariable,
dans le vide, pour lui tout seul. Depuis, il est mort, en Amérique… Il y était
parti avec Robespierre ; Robespierre est revenu seul ; c’est lui qui
nous a raconté cette histoire : on avait assis le cadavre chaud sur la
banquette d’une automobile ; en arrivant on n’avait plus pu le détendre.
Des détails navrants…
Les petits assis en rond par terre,
en tailleur, avec leurs mains terreuses dans le creux de leurs sarraux noirs,
admiraient, la bouche ouverte, de toute leur confiance et de tout leur corps.
Le surveillant du dortoir prolongea
la récréation de trois minutes pour permettre à Damour et au grand Charles de
terminer Ne rendez pas les hommes fous.
(…)
Deux internes s’étaient mis soudain
à valser dans le préau désert ; leur danse soulevait un nuage de
poussière ; ils tournaient si vite que leurs tabliers formaient autour
d’eux une grande cloche noire. »
N.B. : les textes cités ici proviennent de l’Almanach des quatre saisons, de Et c’est ainsi qu’Allah est grand, de la Complainte des enfants frivoles et de
Battling le ténébreux.