vendredi 9 mars 2012

Black Mirror

Nous allons rabâcher parce qu'on ne le répètera jamais assez: les journalistes c’est rien qu’un sac de cons. Pour plein de raisons, et parmi elles nous en relèveront une qui a à voir avec ce dont nous allons parler ici : quand il s’agit de séries télévisées, 85% des spécialistes ont les yeux tournés vers les États-Unis où ils espèrent toujours trouver LE nouveau phénomène (qui n’est en général qu’une vague resucée de quelque chose de plus ancien). Pendant ce temps-là ils ne s’intéressent pas à ce qui se produit ailleurs (pas plus que les dirigeants des chaînes de télévision françaises d’ailleurs), et surtout pas à ce qui se produit en Angleterre. Et c’est fâcheux, car s’il y a un pays qui sait faire autre chose de la télévision qu’un écran publicitaire de luxe, c’est bien l’Angleterre. C’est simple : entre la liberté de ton, la liberté artistique et l’ouverture à des univers différents qui y règnent, on a parfois l’impression que ceux qui dirigent la fiction télévisuelle anglaise sont des anarchistes shootés au LSD 24h/24[1]. Et mieux encore : la télévision anglaise n’a pas peur d’accueillir en son sein des ennemis de la télévision. Ça relance bien sûr l’éternel débat sur la validité de la démarche consistant à se servir d’un outil pour en démontrer les dangers, mais parfois le résultat et la force de son éclat balayent toutes les objections. C’est ce à quoi est parvenu le très saint Chris Morris (dont la photographie a remplacé les crucifix de par chez nous), et même s’il n'atteint pas ce niveau, nous sommes tentés de dire que Charlie Brooker fait partie de la même famille.

Personnalité assez connue en Angleterre pour ses interventions multiples dans la presse écrite comme à la télévision, Charlie Brooker avait mis son monde d’accord il y a quelques années en écrivant une mini série intitulée Dead Set. Il y a racontait une prolifération zombie mettant en danger la race humaine et la civilisation dans son ensemble, mais en confrontant cette menace à des candidats de la télé-réalité Big Brother protégés de ce péril dans leur maison coupée du monde. S’il cédait à la nécessité de créer du divertissement et de faire aboutir les pistes narratives lancées, Brooker réussissait tout de même à balancer quelques jolis coups de savates dans les dents de notre époque. Il y parvenait notamment grâce à une utilisation finaude de la figure du zombie, montrant comment la fascination pour un spectacle télévisuel complètement factice et vain rendait n’importe quel téléspectateur aussi dénué de cerveau et inhumain qu’un mort-vivant (manière polie de dire qu'en matière de télé-réalité le plus con des deux n'est pas celui qui s'expose, mais celui qui regarde). Il en profitait aussi pour tirer un portrait effrayant car juste d’une civilisation, la notre, qui à force d’infantilisme finit par être dépendante à l’autorité par refus de prendre ses responsabilités. Tout ça prenait fin dans une ambiance qui laissait le spectateur dans un état mélangé de tristesse et d’abattement qu’on n’a pas l’habitude de connaître devant la machine à divertir qu’est la télévision ; de la très belle ouvrage en somme.


Il y a trois mois, Brooker a à nouveau frappé en lançant une sorte de trilogie télévisuelle intitulée Black Mirror (qui vient tout juste de paraître en DVD). Si certains voient dans ce titre une allusion au morceau d’Arcade Fire (qui renvoyait il est vrai à la capacité qu’ont les images à créer une représentation qui se substitue à la réalité), Brooker annonce clairement la couleur quant à la matière qui a nourri ici sa réflexion : « Si la technologie est une drogue - et elle ressemble bien à une drogue - alors quels sont, précisément, les effets secondaires? » Le miroir noir du titre, ce sont les écrans qui entre télévisions, ordinateurs, smartphones, tablettes numériques, et autres gadgets nous cernent. La question est de savoir quelle image de notre civilisation ces miroirs nous renvoient. Et la réponse donnée par Black Mirror inquiète autant qu’elle impressionne.


Ce titre regroupe donc trois segments sans aucun lien les uns avec les autres, et chacun adopte une perspective particulière. Le premier offre une réflexion sur l’information à l’ère des réseaux sociaux en racontant comment un premier ministre se trouve forcé à copuler avec une truie devant les caméras pour sauver la princesse d’Angleterre. Le  second est un récit d’anticipation qui pose la question d’une possible révolte à l’ère du spectacle-roi. Le troisième enfin (le seul à l’élaboration duquel Brooker n’ait pas participé) reprend le schéma classique de la dispute de couple, mais en lui ajoutant un ingrédient futuriste pervers, une sorte de mémoire externalisée qui permet de stocker et de revisionner à l’envi n’importe quel souvenir. Dans  les trois cas, l’intelligence le dispute à la qualité technique d’ensemble. Si le premier segment est celui qui s’ancre le plus dans notre réalité quotidienne, il n’est pas forcément le plus percutant pour autant, peut-être à cause de son hésitation entre la farce « hénaurme » (un premier ministre qui copule avec un cochon donc) et la réflexion sur un fait devenu on ne peut plus quotidien (l’échange d’informations à toute vitesse entre les chaînes d’informations et les différents réseaux existant sur internet, pour le meilleur comme pour le pire). Le deuxième segment est peut-être le plus percutant ; c’est sans doute s’avancer un peu, mais on est tentés de dire qu’en terme de pertinence et de puissance, il est à la hauteur de glorieux ancêtres de l’anticipation  tels Orwell ou Zamiatine. Non seulement dans sa capacité à faire exister un monde totalitaire effrayant mais plausible (car métaphoriquement très très, mais alors très, proche du notre), mais surtout en ce qu’il fait surgir dans cet univers cauchemardesque une forme d’espoir reposant sur la nature humaine, espoir qu’il s’emploie ensuite à confronter à cette réalité parallèle pour montrer à quel point cette dernière l’affaiblit. Autant dire qu’on n’en sort pas indemne. Le troisième segment est également très fort dans sa capacité à représenter un monde qui, parce qu’il n’est pas apte à se défaire de schémas factices créés par le spectacle dans son ensemble, choisit de vivre en se noyant dans le mensonge et se trouve incapable d’accepter l’imperfection fondamentale de l’être humain.


Nous nous devons de rester aussi vague que faire se peut ; le mieux est encore de découvrir ces trois moyens-métrages en en sachant le moins possible. Ces films (oui, on est tentés d’en parler comme de films) sont dotés d’une capacité d’écriture assez rares, capable de créer des univers précis sans se sentir obligée de tout révéler sur leur fonctionnement dès le départ. On a donc le sentiment de découvrir un monde dans son ensemble à mesure que progresse le récit d’une histoire spécifique. Quand c’est terminé on regarde autour de soi et on a l’impression de faire la même expérience, mais avec le monde réel. Car finalement il y a un axe principal commun à ces trois films. Ils sont le portrait d’une civilisation de spectateurs qui s’enfoncent dans une forme d’apathie intellectuelle[2], où la représentation de la réalité prend plus de poids que la réalité elle-même et où l’on finit par se penser en tant que représentation pour finalement devenir spectateur de soi-même. Que la télévision propose ce type de programme est rare et, pour tout dire, assez inespéré.



[1] En parlant d’hallucinogènes, ne dépensez pas votre argent en acides ou autres champignons, regardez plutôt  Noel Fielding’s Luxury Comedy, dont la première saison vient tout juste de s’achever ; c’est un peu comme marcher la tête en bas dans un tableau du douanier Rousseau en écoutant un orchestre d’huîtres reprendre des standards new-wave avec des instruments qui n’existent pas.
[2] Ne serait-ce que parce que le cerveau utilise 20% de ses capacités quand on est devant la télévision alors qu’il en utilise 80% quand on lit, par exemple.

2 commentaires:

  1. Bonjour,

    Trés bonne analyse. Je viens de fini les 3 épisodes et je dois dire qu'ils m'ont mis plus que mal à l'aise. Très bonne série qui met en avant des coté très pervers de notre société.

    On est pas si loin de tout ca...

    Célestin

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    1. Je serais même tenté de dire qu'on est en plein dedans (intellectuellement parlant, technologiquement on va encore attendre une dizaine d'années peut-être). Mais la série est suffisamment subtile pour susciter notre réflexion sans chercher pour autant à nous tirer par la manche de manière insistante pour nous montrer ce qu'il faut voir.

      P.S.: merci pour le lien vers cet article que vous avez mis sur votre site!

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