Il y a encore cinq ans, les films de João Portofino n’étaient qu’un chapitre de la vaste anthologie des légendes cinématographiques. Films perdus, détruits, disparus, films fantômes dont certains avaient entendu parler comme d’autres croient se souvenir avoir entraperçu une nuit les rivages de l’Atlantide. Et puis l’hautement improbable s’est produit : des cartons de bobines retrouvées dans un vide-grenier à Blacksteel, Iowa, une restauration minutieuse dans les laboratoires de la cinémathèque de La Paz et un pari fou, fidèle à l’esprit du défunt réalisateur : projeter ces films de manière imprévisible, forcer la main du hasard. Dans un entrepôt désaffecté de Flint, dans une clairière à quelques encablures de Malmö, dans un champ de ruines du côté de Geropotamos ou sur la paroi glacée d’un sommet de l’Oni-Sura, la filmographie de João Portofino a repris vie. Ceux qui ont assisté à ces projections improvisées parlent d’une seconde naissance sans pouvoir trouver d’autres mots pour évoquer cette expérience. Trouver les mots, c’est bien là le problème… Heureusement, il nous reste ceux des autres.
De la vie d’homme de João Portofino avant qu’il ne se lance dans la réalisation, on ne sait rien. Il se fait un nom en réalisant à la fin des années 60 quelques films produits sous l’impulsion d’Américo Tomás, dernier président de la dictature salazarienne. Leur but est de maintenir l’illusion d’un Estado Novo fort, en pleine possession de ses moyens et au service d’un Portugal où le bonheur n’est pas un vague concept. De Cache-cache lisboète, les Sirènes du Tage ou encore Retournons à Coimbra, mon amour on ne sait plus grand-chose aujourd’hui, et c’est au fond sans importance : si, à l’issue de ces tournages, Portofino a le sentiment de parfaitement maîtriser la technique cinématographique classique, il est en revanche torturé par la culpabilité. Il est convaincu d’aller à l’encontre de son cinéma, celui qu’il porte au plus profond de lui.
Conscient que l’heure n’est pas à la tiédeur, João Portofino prend alors une décision radicale : à l’issue de l’avant-première officielle de son dernier film propagandiste, Deux cœurs à l’assaut du Ponta do Pico, il se crève les yeux face à une assemblée essentiellement composée de bureaucrates et de gradés. Le scandale qui en découle et les années d’emprisonnement qu’il écope pour son acte de rébellion lui importent peu, il a le sentiment d’être enfin en accord avec lui-même, et considère que son cinéma est à venir : « Dorénavant je filmerai avec la sensation, pas avec le regard. Ma caméra captera l’impalpable, ce qui vibre dans l’air.[1] »
Ses démêlés avec la censure le forcent à attendre la chute de l’Estado Novo pour pouvoir mettre enfin en action sa conception du cinéma. Vient alors le premier film qu’il réalise sans avoir l’impression de mentir, Une âme verrouillée de l’extérieur (1975). Si le fond de cette œuvre, marquée par les thèmes de l’aliénation et de l’incommunicabilité, suscite l’admiration, c’est surtout la méthode de travail de Portofino qui attire l’attention de la cinéphilie mondiale : « Equipe technique réduite, caméra au poing, la réalisation de Portofino est radicale : après avoir discuté avec les acteurs, il vérifie avec son chef-opérateur que la pellicule est bien engagée dans la caméra, puis lance « Marco ? » « Polo » répond son acteur principal. João oriente alors l’objectif dans sa direction et glapit « Ação ! » L’air est remplir d’une tension palpable, les acteurs scandent leur texte, comme en transe, et Portofino évolue autour d’eux, suivant leur voix, se cognant parfois contre un technicien, trébuchant ailleurs sur un élément de décor. Qu’importe : « Mon cinéma, affirme-t-il, c’est 24 accidents par seconde. »[2]
Derrière cette conception absolument novatrice de la manière de réaliser un film se cache une réflexion enrichie par des heures de méditation et par des engagements politiques forts. C’est une approche marxiste de la création cinématographique qui oriente les choix de João Portofino : « En relisant le Manifeste du parti communiste et en reportant ses concepts sur le domaine artistique dans lequel j’évolue, j’ai compris que la technique cinématographique était un outil de production comme un autre, et par là même un mythe dont le but est d’empêcher le prolétariat de se saisir d’un moyen d’expression si puissant. En vérité, lorsqu’il s’agit de réaliser un film, la technique s’apprend en quinze minutes. En revanche, c’est le combat d’une vie que celui d’aller contre la caméra et ses facilités. Comme tout artiste total, je me bats contre mon art et contre ses outils. Mon but ultime serait de réaliser un film à l'aide un pot de yaourt vide.»[3]
Si une Âme verrouillée de l’extérieur est salué tout autour du monde comme un film essentiel qui donne une nouvelle orientation à l’art cinématographique (et ce malgré le refus catégorique qu’oppose son auteur à toute proposition de sélection dans un festival), João Portofino n’est pas satisfait du mouvement qu’il imprime à son art. Il a le sentiment de ne pas encore avoir façonné le langage cinématographique qu’il veut utiliser, et conséquemment de ne pas avoir véritablement exprimé les idées qui le hantent. Après ce qu’il considère donc comme un coup d’essai, il se lance dans sa « trilogie des retrouvailles »[4].
« J’ai commencé en partant à la poursuite d’une idée : le rapport de l’Homme à l’Homme n’est que l’éternelle retrouvaille de soi avec soi. J’ai travaillé, travaillé, enregistré des heures de réflexions préparatoires, mais j’avais toujours le sentiment que quelque chose m’échappait. Et puis je me suis aperçu que plutôt que de courir derrière mon cinéma, il valait mieux me projeter au devant de lui, être la 25ème image, l’imprévisible. Alors je suis entré en observateur dans un asile psychiatrique de la région de Bobrouïsk, et j’ai tenté de capter les interactions entre les fous. Deux ans plus tard, j’avais trois films de cinq heures chacun. Mis bout à bout, ils racontent selon moi la véritable histoire de l’humanité : incommunicabilité, appréhension, et activités en plein air. Tout est là-dedans, de l’enlèvement des Sabines à la révolution des œillets en passant par la Lorraine avec mes sabots. »[5]
Après avoir accompli ce que bon nombre de spécialistes considèrent comme son grand œuvre, João Portofino décide de prendre du recul : « Je m’étais tout prouvé, j’avais étayé toutes les thèses que j’avançais. J’avais le sentiment d’être arrivé au bout de ma démarche artistique, de mon parcours politique et de ma vie d’homme. Et pourtant, je ne me sentais pas prêt à mourir. » explique-t-il en 1992 au sortir d’une longue période d’inactivité. « J’ai jugé nécessaire de prendre des distances afin de redéfinir mes objectifs et de renaître de mes cendres. J’ai commencé par détruire tous mes films, comme pour opérer un nouveau départ absolu. Et puis je me suis retiré du monde et j’ai vécu en ermite jusqu’à ce que je sente bouillonner en moi une sorte de nouvelle virginité. »[6]
C’est à la suite de cette expérience qu’il réalise en 1994 ce qui sera son ultime film, l’Aliénation, petit papillon. Le montage confié à la fidèle Roberta Setúbal dure trois ans. Il n’aboutit donc qu’après la mort de João Portofino lors d’un accident de montgolfière durant l’été 1995. « Cette dernière expérience le mène aux portes de l’anti-cinéma en faisant le non-récit d’une expérience avortée de la vie retranscrit par le prisme de points de vue constamment changeants. », comme l’explique Calvin Benouram dans la notice de présentation du film. Concrètement, il s’agit de la représentation d’un seul et même événement (un ouvrier remet en route une tourneuse fraiseuse qu’il vient de réparer) filmé sous 365 angles différents, à raison d’une minute par plan. « L’idée, du moins nous le supposons puisque João était un homme secret quant à ses intentions, est de mettre en avant l’absurde du mode de vie occidental, aliénant, consumériste et meurtrier pour les classes sociales inférieures. »
Ce film testament suscite à sa sortie des réactions d’un enthousiasme rare ; le critique Kenshi Matsumoto ira même jusqu’à parler d’une œuvre « qui rend toute nouvelle tentative de cinéma superflue. » Pourtant, suivant les dernières volontés de Portofino, l’unique copie de l’Aliénation, petit papillon sera détruite dans un grand feu d’artifice donné au-dessus de la zone portuaire de Portimão pour célébrer la fête du travail en 1998. C'est du moins ce que chacun croyait jusqu'à la découverte mentionnée plus haut.
Le touriste avisé ira se promener dans la friche industrielle située à 30 km au nord de Braga. Il trouvera devant l’ancienne permanence syndicale une statue érigée à la mémoire de João Portofino par l’amicale des chaudronniers du Cávado. Composée de chutes de métaux, elle représente le cinéaste dans la posture pensive qu'il adopte sur l’unique photographie qui reste de lui, lui qui avait pour coutume de brûler toutes ses archives personnelles annuellement. Sur le socle de la statue est gravé le haïku avec lequel Eugène Pelouse conclut son « Il n’y a pas de caméra » - le cinéma aveugle de João Portofino[7] :
«Viens, provoque la nuit
Coração, ô beija-flor
Le vide se remplit. »
Nous avons fait ce pèlerinage. C’était en compagnie d’Arturo, chef d’équipe à la retraite. Arrivés devant la statue, il nous a fait remarquer sa grande propreté, tandis que toutes les installations alentour sont maculées de guano. Il s’est tu, la gorge serrée, puis du pouce il a effacé une larme qui roulait sur sa joue et a conclu « C’est ainsi, senhor : les êtres ailés ne se conchient jamais. »
[1] « Les élans impriment la pellicule », entretien avec João Portofino par Claudius Pontillon, in. la Notice cinématographique n° 572, octobre 1971
[2] Un tournage homérique, reportage de Christine Papier pour Le cinéma à venir n° 865, août 1975
[3] Extrait d’un entretien avec Sergueï Kouliakov pour Actions ! n° 75, hiver 1978
[4] Composée, pour mémoire, de Que faisais-tu, Ivan Ivanovitch ?, d’Où étais-tu, Mirko Cukoc ? et de Que mangeais-tu, Gyorgos Andratheanou ?
[5] João Portofino : fou du roi ou roi des fous ?, article de Giancarlo Finocchio paru dans uno Sogno che si muove, no ? n° 15, juin 1984
[6] Extrait d’un entretien avec Sandford O’Reilly pour the New cinematographer n° 1, mars 1995
[7] Cette thèse est l’œuvre incontournable pour qui s’intéresse à Portofino ; biographie analytique et critique écrite uniquement sous forme de haïkus, elle offre une approche aussi bien informative que sensitive de sa filmographie.