- Vous allez vous tuer pour cette fille?
- Je sais pas, j'ai pas fait de projets d'avenir...
Un jeune photographe, Serge (Jean-Claude Brialy), tombe un jour amoureux d'une fille qui apparaît sur une de ses photos. Il décide alors de se lancer à sa poursuite, sans même savoir qui elle est, ni où elle vit. Cette quête le fait progressivement tomber dans une sorte de folie obsessionnelle qui l'empêche de voir qu'il côtoie cette fille, Anna (Anna Karina), au quotidien, et qu'elle l'aime. Nos héros parviendront-ils à trouver le bonheur?
Ce qu'il y a de bien avec les histoires simples, c'est qu'elles laissent beaucoup de marge à la manière de raconter, c'est même là l'intérêt principal de la chose. Avec Anna nous sommes rudement gâtés puisque cette histoire nous est racontée sous la forme d'une comédie musicale écrite et composée par Serge Gainsbourg. Déjà. En plus de quoi, le réalisateur de la chose, Pierre Koralnik, cherche formellement à établir un lien entre les esthétiques de la Nouvelle Vague et du Pop Art. Nous sommes en 1965 lorsque le projet s'élabore, et sa concrétisation sera une sorte d'instantané du milieu des années 60 en France.
Il y a dans le film une sorte de furia visuelle, un goût pour les couleurs excessives (pour cause qu'Anna est en vérité le premier téléfilm français à avoir été tourné en couleurs), pour ce que l'architecture d'alors pouvait avoir de futuriste, pour l'extravagance des costumes, pour les nouvelles formes de théâtre et de ballet qui prenaient alors forme... Koralnik parvient à faire entrer dans son cadre tout ce qu'une société en pleine ébullition peut proposer d'audaces, de créativité, et de kitscheries aussi, il faut bien l'admettre. Mais tout cela est filmé avec tant de bonne volonté que plutôt que de devenir risibles, ces spécificités finissent par apporter autant de suppléments d'âme à l'ensemble. En plus de quoi des personnalités de l'époque passent parfois faire coucou, et quand il y a dans un film Eddy Mitchell ET Marianne Faithfull, le film est déjà à moitié réussi. C'est ainsi.
Comme si ça n'était pas suffisant, il y a par là-dessus la musique de Gainsbourg. Sa musique et ses paroles, et son influence sur l'ensemble du projet. Koralnik avait en réalité profité du fait que Gainsbourg, en pleine déroute sentimentale, soit venu s'installer chez lui. Il travaillait alors déjà sur ce projet, mais Jean-Loup Dabadie devait écrire les paroles de la comédie musicale, tandis que la musique devait être composée par Antoine Duhamel. Koralnik, en loucedé, avait donc proposé à Gainsbourg d'écrire un ou deux thèmes musicaux pour le film; cela ayant été fait, il était évident que la musique de Gainsbourg ne collait pas avec les paroles de Dabadie. Koralnik l'a alors mis au pied du mur: il fallait que Gainsbourg compose les thèmes et qu'il écrive les paroles, c'était le seul moyen pour que l'ensemble tienne la route. Ce qui fut fait, et l'empreinte de Gainsbourg se porta jusque sur le scénario, puisque sa cohabitation avec Korlanik pendant l'élaboration de ce dernier avait créé une sorte de perméabilité entre les chansons et le récit d'ensemble.
Et alors la musique, parlons-en. Gainsbourg est alors au sommet d'une période de grande créativité (il vient de sortir Confidentiel et Gainsbourg Percussions, excusez du peu), mais il a aussi envie de rouler en Rolls, de devenir populaire, d’avoir du succès auprès du public, et non plus auprès d’un cercle d’initiés. Il lâche alors les chevaux, grandement aidé en cela par la présence de Michel Colombier à la direction musicale, et entre de plein pied dans la musique rock des années 60. Il s'amuse à tâter de la musique psychédélique et des sonorités nouvelles post-LSD. Quand il s'agit d'écrire des musiques pour les chansons, il élabore un son qu’il perfectionnera ensuite, celui de "Ford Mustang", d'"Initials B.B.", de "69 année érotique" et même d'Histoire de Melody Nelson[1] dans ce mélange de rock et de culture classique, ce goût pour que chaque instrument sonne de manière unique, qu'on prenne son pied grâce à un simple riff de guitare, un break de batterie, le goût du détail absolu couplé au sens de l'effort d'ensemble. Du grand art. Même les chanson les plus dépouillées sont des travaux d'orfèvre. Là-dessus se posent tantôt la belle voix parfaite d'Anna Karina[2], tantôt la voix catastrophique (il est le premier à l'admettre) de Jean-Claude Brialy. Du coup, on entend parfois Gainsbourg venir lui prêter main forte, en douce, histoire d'harmoniser un tant soit peu la chose. Tout cela transforme la bande-originale d'Anna en un des meilleurs albums de Gainsbourg, ni plus ni moins, et fait à nos yeux d'Anna la meilleure comédie musicale française, ce qui n'est pas excessivement compliqué en même temps puisqu'à part Jacques Demy et, plus proche de nous, Christophe Honoré (et en attendant avec impatience l’éventuel premier long-métrage de Nicolas Engel), ça n'est pas non plus la concurrence qui l'étouffe.
Mais le film alors? Parce que c'est bien joli pleins d'éléments disparates, mais ça ne fait pas un film cohérent et chargé d'émotions pour autant. Eh bien mine de rien Anna, entre deux chansons et deux scènes psychédéliques, parvient à représenter de manière assez juste les dérives des sentiments quand ils se trompent de cible. A bien y réfléchir, la démarche n'est pas rare qui consiste à vouloir figer une personne et à n'aimer que cette représentation d'elle, inamovible et sans surprises. On n'aime alors plus la personne, mais l'image d'elle qu'on a créée. C'est exactement ce qui arrive au personnage de Jean-Claude Brialy: n'aimer qu'une image de quelqu'un, c'est s'empêcher de connaître cette personne et passer irrémédiablement à côté d'elle (et de la vie, accessoirement). On peut aussi voir là-dedans une réflexion sur le statut de femme-objet, concept à l'opposé de ce qu'est le personnage d'Anna Karina dans le film, tant il est vrai (pour parler comme un journaliste sportif) qu'on n'avait pas l'habitude de voir un personnage féminin si indépendant et spirituel dans la fiction télévisuelle française d'alors.
Anna c'est donc tout ça, c'est un monde en mutation qui est saisi dans ce que cette période a de plus exaltant, c'est une époque artistique embrassée dans son ensemble, c'est la figure d'un génie qui se dessine progressivement au grand jour[3], c'est Jean-Claude Brialy qui parle à son verre, c'est Anna Karina qui est, et elle n'a besoin de rien de plus... C'est beau, c'est drôle, c'est émouvant, ça swingue, ça fume, ça boit, ça rit, ça pleure, parfois les deux en même temps, au fond Anna c'est une certaine idée du bonheur qui n'est pas toujours gai et de la mélancolie qui n'est pas toujours pesante: légèreté et gravité qui dansent ensemble, poésie en roue-libre, on chante dans la rue, on danse au travail... C'est de la liberté, voilà.
[1] Car oui, le gainsbourophile reconnaîtra par exemple dans « Je n’avais qu’un seul mot à lui dire » des mouvements qui réapparaîtront ensuite dans « L’hôtel particulier ».
[2] Car tout est indiscutablement parfait chez Anna Karina, c’est écrit dans la bible.
[3] On peut d’ailleurs penser que c'est le succès de "Sous le soleil exactement", chanté par Anna Karina dans le film, qui a véritablement ouvert à Gainsbourg les portes des producteurs des chanteuses yéyé.
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