« Qui est Chris Morris ? »
Faites l’expérience d’aller par les rues, d’alpaguer les passants et de le leur demander. Jamais personne ne sera fichu de vous répondre. Vous lirez parfois la peur dans leurs yeux, comme s’ils savaient qu’il s’agit de quelqu’un de potentiellement dangereux. Un nom à ne pas prononcer si l’on ne veut pas avoir un peu mal à la société, et mauvaise conscience. Alors ils diront qu’ils n’ont pas le temps, et en plus ça se couvre ça m’étonnerait pas qu’on se prenne une averse, notez que c’est de saison. Et puis ils s’en iront, tout voûtés et misérables, et puis quelques années plus tard ils décèderont comme des cons. Ainsi va la vie.
Mais alors, qui est Chris Morris, l’homme à l’identité en rime suffisante ?
La question est lancée. Essayons de la rattraper.
Chris Morris pourrait avoir grandi dans un abattoir, en enfant sauvage, à observer le mouvement du merlin, la chute un peu ridicule, regard perdu, des cadavres soudains, la chaude cascade des viscères. Le tout accompagné des chansons légères sortant des bouches à mégots des bouchers.
Mais il faut voir la terne réalité en face : Chris Morris, né en 1965, a formé son regard affûté comme mille scalpels en suivant des études secondaires chez les jésuites, puis en apprenant la zoologie à l’université de Bristol. Une jeunesse anglaise traditionnelle quand on est issu de la classe moyenne et que l’on a de l’acné.
Chris Morris a ensuite débuté à la radio avant de prendre une place particulière, que nous nommerons « Place de Chris Morris », à la télévision anglaise. D’abord via un effort collectif moyennement intéressant[1], The Day Today, parodie assez classique d’un journal télévisé à laquelle Groland doit beaucoup[2]. Mais surtout avec deux émissions à la fois OVNI et phare de la télévision anglaise : la première et la deuxième.
Commençons avec la première : Brass Eye, diffusée en 1997. Imaginez un magazine de société dont le présentateur n’aurait pas peur d’afficher le cynisme que masquent ceux qui présentent habituellement ce type de divertissement. Chris Morris agit ainsi en abordant les sujets racoleurs d’usage (la drogue, le crime, le sexe…) sous un angle différent de ceux auxquels nous sommes habitués, car outrageusement critique.
En passant par le fait de société Morris livre une réflexion sur la société au sens large, où chaque épiphénomène (ainsi que le traitement médiatique qui lui est accordé) devient révélateur, porteur de sens ou plus simplement symptomatique. Mais c’est avec férocité que Morris se livre à ce travail, en choisissant de révéler au grand jour le ridicule de ceux qui ont justement voix au chapitre et se font dès lors passer pour la bouche ou les yeux du peuple. Du même coup il affaiblit sévèrement un système médiatico-politique où celui qui parvient à se faire entendre n’est pas forcément celui qui a un avis réfléchi et des connaissances sur un sujet, mais celui qui veut se montrer. Ou comment le fait d’avoir une caméra braquée sur soi est devenu une fin, et pas un moyen.
Concrètement, Brass Eye propose en gros deux types de sujet insérés dans une simili émission classique : des reportages bidons dans lesquels un sens aigu de l’image et de la réalisation sensationnaliste des programmes télévisés est mis à contribution, et des témoignages de personnalités politiques, médiatiques ou artistiques à propos de sujets de société. Seulement, ce que ne savent pas ces personnalités, c’est que lesdits sujets sur lesquels ils s’expriment avec plus ou moins de véhémence ne sont en fait que de vastes manipulations orchestrées par Morris lui-même. Ca pourrait sembler vachard, voire malhonnête, mais voilà : Chris Morris fait en sorte de créer les canulars les plus grossiers qui soient, sur des faits invraisemblables au possible. Des ficelles si grosses qu’on se dit que personne n’y croira jamais ; et pourtant, ils sont légion à s’être précipités dans la gueule du loup pour exister médiatiquement. Il y a alors un plaisir presque sadique pour Chris Morris à faire lire des communiqués plus absurdes les uns que les autres à des personnes influentes de la société anglaise.
Prenons pour exemple le premier épisode de Brass Eye, consacré aux animaux. Chris Morris commence en évoquant le phénomène des vaches-canon ; il emprunte des images d’un véritable journal télévisé moyen-oriental, qu’il fait suivre d’images granuleuses et floues qui semblent avoir la même provenance et donc être crédible. Mais ce que ce qui est montré ensuite, à savoir des hommes qui mettent une vache dans un canon avant d’allumer la mèche, se révèle complètement absurde et de toute évidence faux. Par ce stratagème, Morris nous fait rire, et nous pousse en même temps à réfléchir au langage visuel qu’a instauré la télévision, et du même coup à la crédibilité de ce que nous sommes amenés à voir au quotidien.
Notre homme se livre ensuite à un brillant exercice canulardesque en partant d’un postulat des plus absurde : l’histoire d’un éléphant est-allemand (nous sommes en 1997, rappelons-le) qui, traumatisé par les mauvais traitements qui lui sont infligés dans son zoo, s’est enfoncé la trompe dans le rectum. Ce qui met sa vie en péril, bien évidemment. Une légion de personnalités accepte alors de prononcer des discours en faveur de cet éléphant est-allemand, sans jamais réfléchir un instant au simple fait qu’un éléphant, si souple soit-il, ne peut s’enfoncer la trompe dans l’anus, ou encore que l’Allemagne de l’Est n’existe plus depuis presque dix ans.
A travers cet exercice de dérision, c’est la société du spectacle entière qui en prend un coup dans les gencives. Chris Morris, dans sa volonté de révéler l’absence de jugement des classes dirigeantes et des personnalités influentes, ne fait pas autre chose que les situationnistes quand ces derniers s’amusaient à peindre une trentaine de toiles dans une soirée avinée avant de les exposer le lendemain aux intellectuels parisiens, qui par snobisme s’ébaubissaient bien sûr devant la profondeur de ces œuvres. C’est la mise en avant du ridicule crasseux de la société du divertissement, dans tous les sens du terme. Elle est démontée avec allégresse, révélant les ficelles de ce système et l’imbécillité de ceux qui accourent pour se voir accorder un droit de parole par celui-ci.
Avec Brass Eye, Morris repousse sans cesse les limites de l’absurde et révèle la gravité du néant intellectuel sur lequel repose la communication médiatique (puisqu’il devient difficile de décemment parler d’ « information »). Pour conclure, évoquons l’émission spéciale que Morris consacra à la pédophilie, et qui fut la création télévisuelle qui déclencha en Angleterre le plus de courriers d’indignation de la part des téléspectateurs. Lesdits téléspectateurs n’avaient bien sûr pas compris que le but de l’émission n’était pas de se moquer des victimes de la pédophilie, mais du traitement médiatique parfois hystérique et souvent racoleur accordé à ce phénomène. Cette levée de bouclier prouve instantanément l’utilité publique de la démarche du créateur, mais aussi l’étendue des dégâts. On admirera en passant le courage (ou l’inconscience) des responsables de programme de Channel 4, qui ont donné leur accord à la simple idée que Chris Morris fasse une émission sur la pédophilie[3].
En avril 2000, la même chaîne programme Jam, une émission dont l’origine et le principe même laissent rêveur. Il s’agit en fait d’une mise en image de Blue Jam, une émission de radio créée par Chris Morris ; une post-synchronisation inversée, en quelque sorte. On se trouve face à un véritable OVNI, sorte de défilé d’histoires plus ou moins absurdes et malsaines accompagnées en permanence d’une musique électronique parfois composée par Morris lui-même. Il est également réalisateur de ces émissions, qui sont construites sur une identité visuelle très forte puisque l’immense majorité des images est retouchée. On pourrait alors parler d’émission de synthèse comme on parle de drogue de synthèse, dans le sens où le principe est de mettre en place une représentation irréelle du réel pour faire atteindre au spectateur un état second, déstabilisant.
Chris Morris profite de Jam pour repousser encore les limites du télévisuellement représentable, alternant des passages anti-spectaculaires au possible avec des sketches d’une violence visuelle ou psychologique rare, qui n’est rendue acceptable que par l’humour noir et acide dont Morris a montré qu’il était un des patrons. Pour donner une idée du ton de la série, le préambule du premier épisode montre une femme, perdue dans les transes de la musique électro, qui prend soudain conscience qu’elle danse sur le son du « bip » qui marque les battements de cœur de son bébé, qui diminuent progressivement. Raconter Jam est de toute façon une entreprise vaine puisque cette émission est construite sur une ambiance sonore et visuelle, et que jamais les mots ne rendront compte de ce que Chris Morris parvient à tirer d’une telle idée, à savoir ceci.
Jam est une véritable révolution télévisuelle, une expérimentation qui fait passer les intermèdes déglingués de Die Nacht sur Arte pour un bulletin météo. Le format télévisuel est pris comme un matériau, et Morris se livre à un travail de (dé)composition de ce dernier, il le triture et le travaille de toutes les manières possibles pour faire sortir de lui des choses que l’on n’imaginait pas faisables. Une fois de plus les règles de la représentation télévisuelles sont chamboulées, et l’on se prend à croire que la liberté créatrice existe encore.
Seulement voilà, quand Chris Morris crée Jam, il s’expose aussi bien à être critiqué par ceux qui sont choqués par son style qu’à être adulés par des adolescents qui ne voient dans son travail qu’une sorte de télé trash. Conscient de ce fait, Morris prend ses distances avec le devant de la caméra et décide de se consacrer uniquement à la réalisation[4]. C’est ainsi qu’en 2002 il met en scène le court-métrage My Wrongs 8245 – 8249 and 117, dans lequel un homme franchement dépressif se fait dicter sa conduite par un doberman. Ce film (qu'on peut regarder ici) est produit par la très recommandable maison de disque Warp, et Chris Morris nous prouve une fois de plus qu’il est un homme de goût en le concluant par le magnifique « The nights are cold », de Richard Hawley. Le court-métrage, qui naît donc sous de bonnes étoiles, montre que l’univers créé par Morris dans Jam n’était pas une façade stylistique, mais une manière de regarder le monde. D’aucuns cherchent à se débarrasser de leurs névroses et des idées étranges qui leur traversent parfois l’esprit ; Chris Morris semble quant à lui cultiver ces déséquilibres pour en extraire un matériau créatif. La réussite est grande et le film reçoit le BAFTA (équivalent de nos Césars) du meilleur court-métrage de l’année 2002.
En 2005, Chris Morris retourne au charbon télévisuel en co-écrivant et réalisant une série intitulée Nathan Barley. Ledit Nathan Barley est ce qu’on pourrait appeler un trou du cul 2.0, qui se sert d’internet et de l’espace de liberté qu’il représente pour laisser libre court à sa médiocrité et à son absence de honte. Face à ce personnage se trouve Dan Ashcroft (joué par le grandiose Julian Barratt, déjà interprète et co-responsable des cultissimes séries Asylum et The Mighty Boosh[5]), journaliste désabusé par l’admiration aveugle que lui portent ceux qu’il déteste et honnit à longueur d’articles : les idiots.
Les six épisodes de cette série sont construits sur ce duo d’opposés et sur une idée forte : une nouvelle hiérarchie sociale est apparue avec l’essor d’internet, dans laquelle l’instinct grégaire n’est plus un mécanisme honteux mais une nécessité pour être admis dans la caste la plus haute, celle des gens cools. Le jugement personnel et l’esprit critique sont donc à bannir : il faut regarder ce que les gens cools font, et faire la même chose. Rien de nouveau sous le soleil, mais à l’ère d’internet ce comportement rencontre de moins en moins de résistance. Avec le personnage de Dan Ashcroft, Chis Morris part du principe qu’une personne un tant soit peu intelligente aura pour désavantage d’être en proie à la remise en cause et au doute, là où les idiots, qui ne doutent de rien et surtout pas d’eux-mêmes, ne voient pas d’obstacles autres qu’extérieurs s’élever face à eux. La moitié du travail est alors déjà faite, et pour peu qu’un idiot soit chanceux il se sortira constamment mieux d’un mauvais pas qu’une personne normalement intelligente, c'est-à-dire dotée d’une conscience et/ou d’une âme.
Avec Nathan Barley, Morris en profite également pour régler son compte aux milieux intellectuels hype, qu’il présente comme mus par un esprit de cour classique, et dès lors comme un phénomène incapable de donner lieu à quelque progrès que ce soit. Il dissocie donc clairement la créativité des milieux branchés, pour mieux montrer leur vanité. On ne peut s’empêcher de penser qu’il sait alors de quoi il parle, et que cette série est pour lui un moyen d’exprimer sa colère, une sorte d’exutoire en même temps qu’une auto-critique.
Car oui, Chris Morris a été suivi par des personnes qui n’ont rien compris à son travail, comme le montre l’excellent faux bonus DVD de Jam dans lequel deux adolescents essayent d’imiter le style de l’émission en brisant tous les tabous. Ils ne parviennent bien sûr jamais à provoquer le malaise que sait susciter Morris. De même qu’il ne suffit pas d’avoir un stylo et du papier pour être écrivain, il ne suffit pas de parler de sodomie sur un bébé mort pour être tendancieux : on peut simplement le faire en étant très con. Morris crache donc à la face de ceux qui le suivent aveuglément et tentent de reproduire son style sans se rendre compte que, ce faisant, ils prouvent que son travail les dépasse complètement. Mais il met aussi en avant ses remords, son incapacité à dire plus simplement, plus « normalement » les choses qui lui semblent importantes. A travers le personnage de Dan Ashcroft, Morris fait son mea-culpa et se présente comme dégoûté par la société dans laquelle il évolue, mais incapable d’en faire abstraction et de vivre à la marge.
Cette mise au point est faite en six épisodes. De nombreux admirateurs attendent une seconde saison, sans cesse annoncée, toujours repoussée ; j’espère qu’elle ne verra jamais le jour. Chris Morris a dit ce qu’il avait à dire sur le sujet, et une suite ne pourrait qu’être répétition ou égarement.
Notre homme est ensuite retourné au cinéma, pour lequel il a réalisé son premier long-métrage, intitulé Four lions et sorti au printemps dernier au Royaume-Uni. Pourvu d’une des affiches les mieux senties de l’histoire des affiches bien senties, le film raconte l’histoire de terroristes bras-cassés qui veulent mettre l’Angleterre à feu et à sang. Il semble qu’on ait affaire à une réussite (au vu des critiques élogieuses parues outre-Manche). La sortie française est prévue pour début décembre. Il sera alors intéressant de voir quel traitement sera accordé au film ; à n’en pas douter on entendra autant de bêtises atterrantes que de choses sensées.
Ce tour d’horizon succinct de l’univers de Chris Morris n’a pas pour but d’en faire la synthèse, puisqu’il est impossible de synthétiser un travail si complexe. L’objectif est simplement de susciter chez celui ou celle qui aura lu cet interminable article jusqu’au bout (bravo champion(ne) ) l’envie d’en savoir plus. Si cette envie est là, l’intégrale du travail télévisuel et cinématographique de Chris Morris a été publiée outre-Manche en DVD[6]. Et que c’est le genre de divertissement dont on a le sentiment de sortir un peu moins bête, ou du moins plus lucide. Ça n’est pas rien.
[1] Effort dont il n’a d’ailleurs jamais été satisfait, d’où la brièveté de l’entreprise
[2] C’est une manière diplomatique de dire que le Groland du début a sans doute allègrement pillé « The day today » ; ou alors ils étaient en osmose intellectuelle parfaite avec l’équipe de cette émission, ce qui est possible aussi.
[3] Car oui, en France, cette émission sur la pédophilie aurait sans l’ombre d’un doute envoyé tout ce petit monde au tribunal, et des pelletées de politiciens, psychologues et artistes seraient intervenus sur les antennes et devant les caméras pour tenir un discours commençant par « Comme le disait Pierre Desproges… »
[4] Il ne réapparaîtra d’ailleurs devant la caméra que pour camper un somptueux Denholm Reynholm dans « The IT crowd », la très chouette série dans laquelle joue aussi son copain Richard Ayoade
[5] Soit dit en passant, même si les séries qui s’exportent le mieux sont américaines, c’est vraiment d’Angleterre que viennent les meilleures créations télévisuelles.
[6] Ces DVD ne sont par contre pourvus que de sous-titres anglais.