mardi 11 juin 2024

Contre-aimer Vertigo

Vertigo est un grand film, c’est un fait. Cadres d'une beauté classique confondante, envoûtement de scènes d'errance automobile, recherches formelles parfois datées mais indéniablement inspirées… C’est une réussite esthétique incontestable.

Vertigo est aussi un grand film pour ce qu'il porte en lui de matière à fascination ; nombre de cinéastes d'importance lui ont d’ailleurs rendu hommage, que ce soit par des citations dans leurs films (et pas juste pour faire joli, certains des motifs les plus conséquents du cinéma de Lynch viennent par exemple assez certainement de là) ou par des déclarations passionnées (notons ici un joli quatuor Fincher - Schrader - Scorsese - Gray, précédé par la voix de Desplechin). Au point que, par un mouvement de balancier, cette fascination pour Vertigo a ceci de particulier qu'elle nourrit a posteriori le film de nouveaux angles d’approche possibles (pour revenir à Lynch on pourrait repenser Vertigo à l’aune du plan où la caméra pénètre dans la tombe en donnant à la deuxième partie du film une teneur lynchienne sans que ce soit trop déconnant)

Donc Vertigo est un grand film et d'ailleurs, la chose valant ce qu’elle vaut, il a longtemps été classé comme le meilleur film de l'histoire du cinéma par un panel de critiques avant d'être dépassé dernièrement par Jeanne Dielman de Chantal Akerman. Alors n’est-ce pas…

Seulement voilà, chez le panel de critiques œuvrant en ces lieux (on est au moins dix mille), ce film a toujours suscité une réserve difficile à caractériser. Ça pourrait être du snobisme mais alors ça serait complètement idiot et on n'en ferait pas état tant la honte nous empourprerait. Non, c'est autre chose qui mérite peut-être qu'on se penche plus attentivement sur le bazar alors allons-y.

Commençons par revenir sur ce qui a été dit précédemment concernant l'adoration portée par de nombreux cinéphiles et cinéastes à Vertigo, parce qu'elle n'est pas inintéressante en elle-même.

On pourrait d’abord se demander dans quelle mesure elle n'a pas été accentuée par au moins deux facteurs extérieurs au film: tout d'abord il a été extrêmement mal reçu par la critique de l'époque, à tel point qu'on serait légitimement en droit de se demander ce qu'elle avait dans les yeux ; or on a toujours tendance à vouloir particulièrement défendre l'enfant mal aimé (doublement mal aimé dans la mesure où cet échec critique a été accompagné d'un relatif échec public). Ensuite, pour plein de raisons plus ou moins obscures, Vertigo a été invisible pendant de longues années, et forcément un film réputé comme l'un des meilleurs d'un réalisateur des plus respectés devenu impossible à voir peut susciter une fascination, voire des fantasmes, tout ce qu'il y a de plus légitimes.

Or voilà quelque chose de bougrement intéressant: tout ce que critiques et cinéastes ont pu, à juste titre encore une fois, relever de réussi et de passionnante dans Vertigo semble ne pas relever d'un travail conscient de Hitchcock. En fait, en écoutant ce qu'il dit de son film dans ses fameux entretiens avec Truffaut, on s'aperçoit que la vision qu'il en avait, une sorte d'approche pseudo-psychanalytique globalement tournée autour du zizi, est plutôt pauvre et, en comparaison avec les analyses postérieures, d’assez peu d'intérêt.

Donc ce qu'est ce film selon son auteur est largement en-dessous de ce qu’on y a vu ensuite. Pas grave. Si on ne devait juger que de ce que la personne à l'origine d'une œuvre avait en tête en la créant on se ferait drôledement chier, et surtout on aurait tôt fait de devoir retourner à la mine pour au moins se rendre utile à quelque chose (bien sûr ça poserait la question de savoir si la critique fait l’œuvre, ou encore s'il y a autant d’œuvres que de critiques qui en sont faites, mais alors là bonjour la prise de tête). Alors allons-y de notre grain de sable à l'édifice. Pour ce faire nous allons cependant devoir résumer à grands traits le film, et donc le divulgâcher à qui n'aurait pas encore eu l'opportunité de le voir. Bien sûr si on s'intéresse au cinéma Vertigo c'est un peu comme la Bible, même si on ne l'a pas vu on sait qu'à la fin c'est le jardinier qui a fait le coup, mais que quiconque continue cette lecture soit prévenu que voilà, gros gros niquage de film à venir.

Donc : à la suite de la mort d'un de ses collègues, qu'il n'a pas pu aider à cause d'une crise d’acrophobie (c'est le nom savant du vertige), Scottie décide quitter la police. Se trouvant disponible il décide d'accepter la proposition de Gavin, un ancien camarade de classe, qui lui demande de suivre sa femme, Madeleine, dont le comportement parfois erratique lui fait craindre qu'un internement psychiatrique ne soit nécessaire afin d'éviter qu'elle ne se suicide. Sauf que, vous voyez le truc venir, à force de suivre Madeleine dans ses faits et gestes quotidiens, Scottie finit par être fasciné par cette femme, et quand à la faveur d'un sauvetage après qu'elle a plongé dans la baie de San Francisco Scottie et Madeleine se rencontrent enfin pour de vrai, une histoire d'amour ne tarde par à naître entre eux. Seulement Madeleine n'est pas « guérie » et un jour de crise elle se jette du haut d'un clocher où Scottie, paralysé par le vertige, n'a pas pu la suivre pour l'en empêcher. 

Scottie, traumatisé et démoli, ne parvient pas à retrouver goût à la vie. Mais il voit un jour passer une femme dont les traits lui font penser à ceux de Madeleine; il se met alors à la suivre comme il l'avait fait précédemment avec cette dernière, puis par aller lui parler pour lui proposer un dîner. Cette femme assez banale originaire du Kansas, Judy, finit par accepter. Mais on découvre aussitôt après via un flash-back doublé d’une lettre qu’elle écrit à Scottie mais ne lui enverra finalement pas que Judy jouait bel et bien le rôle de Madeleine dans une machination élaborée par Gavin pour se débarrasser de sa femme, dont c’est le cadavre qui a été jeté par celui-ci du haut du clocher tandis que Judy-Madeleine assistait impuissante à cette dernière étape du plan; elle avoue dans sa lettre à Scottie qu'elle est néanmoins vraiment tombée amoureuse de lui. Ces aveux étant détruits en même temps que la lettre, Scottie reste ignorant de la vérité. À sa demande lui et Judy continuent cependant à se voir, jusqu'à ce qu’il lui demande de quitter son emploi afin qu'ils puissent passer plus de temps ensemble; Judy finit par accepter, et Scottie entreprend dès lors de la transformer en Madeleine en lui achetant des vêtements, en l'emmenant se faire couper les cheveux, autant de démarches dans lesquelles elle accepte de se laisser faire par amour pour lui, quand bien même elle ne cache pas qu'elle en souffre. La recréation finit par être parfaite et Scottie et Judy s'embrassent passionnément sur une musique triomphale.

Seulement par un détail Scottie comprend ce qui s'est passé et la manipulation dont il a été victime. Furieux et déterminé à faire sortir la vérité de Judy il l'emmène sur les lieux de la mort de Madeleine, puis la force à monter avec lui, qui se trouve soudain guéri de son vertige, au sommet du clocher. Judy est terrifiée, et un élément inattendu la fait reculer et tomber dans le vide. Fin.

Si ce scénario a quelque chose de bien huilé et d'audacieux (révéler au public le pot au rose aux deux tiers du récit plutôt qu'à la fin), il ne manque cependant pas d'incohérences et de lacunes quand on s'y penche, mais on s'en accommode sans trop de difficultés parce que la cohérence n'est pas le point d'intérêt principal du film. Non, ce qui nous pose question ici relève de la place donnée au spectateur et de la contagion du motif de manipulation à l’œuvre dans le comportement de Scottie : quel regard peut-on, spectateur, porter sur Scottie? Où mène l'empathie ressentie pour lui, quand bien même elle serait fondée sur des raisons assez évidentes? Quel rôle nous est véritablement donné, et qu'est-ce que cela dit du film?

Le point nodal de l'affaire nous semble être ici ce principe de manipulation. La première partie du film s'avère être une manipulation de Scottie par Gavin, qui profite de sa faiblesse d'homme rendu inopérant par son vertige et coupable par l'incapacité dans laquelle ce dernier l'a mis lorsqu'il s'est agi de sauver son collègue. La seconde partie, celle du "retour à la vie" de Scottie, s'articule autour de la manipulation, au propre comme au figuré, que ce dernier opère sur Judy. Dans le film cette manipulation est rendue acceptable, si on décide de ne pas s'y arrêter, par le fait que Judy y consent par amour pour Scottie; mais ce consentement est quand même très discutable et ressemble bien davantage à de la soumission désespérée. Bien sûr Judy dispose de la parole, parfois elle se rebiffe, exprime ses sentiments, sa colère, son refus. Mais sans jamais que ces mots soient suivis d’effet ; Scottie, ne semble d’ailleurs qu'à peine les relever et reste obsédé par la démarche de transformation de Judy qu'il a entreprise. Or dès lors qu’il est pour le spectateur le personnage véhicule du film, la tendance pour ainsi dire naturelle est de le suivre et de ne recevoir les récriminations de Judy que comme des risques d'écueils au projet de Scottie. Prises dans la mécanique efficace du film elles peuvent avoir valeur de micro-suspense (va-t-elle partir et Scottie va-t-il échouer), mais en rien comme une remise en question profonde de sa démarche. Au fond Judy n’existe pas comme force active, elle n’apporte jamais de contradiction à ce que fait Scottie. Tout est assez univoque.

Se pose alors la question de l'aveuglement vers lequel un film peut porter un spectateur. De manière générale "entrer" dans un film c'est accepter un temps de lui laisser les clés de l'auto ; c'est bien sûr la fameuse suspension d'incrédulité, qui naît dès lors qu'on tire satisfaction d’un spectacle, mais ça peut être plus pernicieux. On peut laisser passer des facilités scénaristiques, mais aussi être amené à se laisser manipuler. C’est là ce à quoi Vertigo nous confronte, le fait de savoir si l’"accord" passé avec le film ne nous amène pas à porter des œillères, auquel cas on ne peut plus être avec lui sur un rapport spectateur-film sain. Et ça n'est pas seulement une question morale, c'est aussi une question esthétique1. S’agirait de savoir ce qui est beau.

Parce que dans sa première partie Vertigo est un film esthétiquement beau. Ses composantes sont belles, ses couleurs sont belles, ses lumières sont belles, et on n'a aucun mal à se laisser charmer puisqu'à cet instant l'histoire que l'on suit, si nimbée de tragique qu'elle soit, est elle-même très belle. Et puis le tragique s'accomplit et, privés de cette beauté, on se retrouve dans un état d'esprit en accord avec celui de Scottie. On est en empathie avec lui, on comprend le poids que doit avoir la vie pour lui après la mort de Madeleine, son absence d'intérêt, et de ce fait on signe un pacte tacite d’ordre affectif avec lui, en un mot comme en cent on est avec lui parce que comme lui on a été privé de la beauté qui nous avait été donnée à voir et à partager. Dès lors il n'est pas absurde que la perspective de retrouver cette beauté puisse être acceptée sans discernement par le spectateur. Combien de films ont de la sorte manipulé leur public en le prenant par sentiments, ou en jouant sur un esprit de connivence ? Beaucoup beaucoup assurément, et ça semble être le mécanisme à l’œuvre ici, mécanisme qui fait qu’on peut marcher, et qu’il est possible d’aimer Vertigo de manière inconditionnelle.

On peut marcher, sauf que si on regarde les choses en face ça ne prend pas vraiment. Tout jugement mis à part ça ne prend dans les faits pas pour Scottie, parce que Judy n'est pas Madeleine. Mais pour nous spectateurs ça prend encore moins parce qu'on sait une chose capitale que Scottie ignore, à savoir à la fois que Judy est Madeleine, et que Madeleine n'a jamais existé. Que toute cette première partie qu'on a pu trouver si belle n'était qu'un mensonge. La question qui va conditionner notre rapport au film va alors être celle de savoir où l'on va se situer par rapport à ce mensonge. Va-t-on l'accepter parce que, comme Scottie, on "souffre" d'avoir vu cette si belle histoire disparaître, ou va-t-on réévaluer tout ce qu'on a vu jusqu'alors à l'aune de cette vérité nouvelle, et voir la suite du film selon cette grille de lecture? C'est cette dernière option que nous choisissons, et qui implique de reprendre les droits que le statut de spectateur apporte.

J'ai l'impression qu'on est entouré de films qui nous demandent seulement de nous identifier aux personnages principaux, de nous oublier nous-mêmes pour vivre l’expérience des protagonistes. Mais, de cette manière, on construit une société où tu ne ressens d'émotions que si tu es protagoniste. (…) Mais il y a d'autres manières d'être au monde. On peut aussi regarder.

Alice Rohrwacher, le Vrai du faux

On peut considérer que le film ne s'oppose pas à ce changement de statut du spectateur qui s’identifie au spectateur qui se dé-protagonise pour regarder. Certains signes pourraient même laisser entendre qu'il y a une conscience de ce problème et qu'elle est formulée, par des biais cinématographiques, à l'intérieur même du film. Après tout puisque, comme nous l'avons vu plus tôt, Vertigo en dit beaucoup plus long que ce que Hitchcock pensait en le faisant, on est en droit d'y voir une sorte de révélation de sa véritable nature à travers certains de ses aspects formels. On peut par exemple s’intéresser à la couleur verte, puisque les spécialistes disent que c'était la couleur préférée de Hitchcock. Si on décide de se concentrer là-dessus on s’aperçoit que le vert est omniprésent dans les décors ou les accessoires, mais l'occurrence qui frappe le plus (même si c'est subjectif) est sans doute celle de la cape que porte Madeleine la première fois que Scottie la voit. Un beau vert profond, élégant, à l’image de la première partie du film. 

Or dans la deuxième partie l'occurrence de vert qui frappe le plus (et cette fois-ci de manière plus objective puisque cette scène est sans doute considérée comme LA scène du film, et une des plus iconiques de l'histoire du cinéma) est très différente. Dans cette scène de l’hôtel (hôtel dont les néons de l’enseigne située à l’extérieur sont la source de cette lumière si particulière), durant laquelle s’achève la transformation de Judy en Madeleine, on trouve à ce vert dans l'approche analytique classique de Vertigo quelque chose qui donne à Judy/Madeleine une dimension fantomatique, comme si à cet instant la mort et le vivant étaient réunis dans une lumière irréelle ; et dans la mesure où Hitchcock était très fier de sa formule présentant Vertigo comme un film nécrophile tout concorde. 

Sauf que ce vert est surtout, à nos yeux, caractérisé par son aspect franchement laid si on le compare au beau vert du vêtement de Madeleine. D’ailleurs si l'on pousse un peu plus loin l'analyse de cette couleur dans l’œuvre de Hitchcock il est intéressant d'observer qu'on retrouve un vert similaire émanant d’un même dispositif dans la Corde (réalisé en 1948, soit dix ans plus tôt), dans la scène finale où un crime est mis à jour dans sa violence, sa cruauté et son inhumanité. 

Passant par le prisme de ce vert spécifique on aurait donc tendance à voir dans cette scène de réalisation du fantasme de Scottie quelque chose qui ne relève pas de la beauté du but enfin atteint, mais plutôt une sorte d’accomplissement de ce que sa démarche a de criminel. Et ce qu'il y aurait alors d'intimement malsain et laid dans ce vert ferait écho à la laideur du fait que cette image est une sorte de perfection (au sens d'achèvement) du mensonge qui anime le récit et a pour aboutissement la mort: à cet instant Judy a accepté d'être le mensonge que Scottie cherche à reproduire à travers sa transformation en Madeleine. Ce qu'il lui restait de capacité à s'y opposer a disparu, et le régime de la laideur est advenu.

Du reste le mensonge est une partie essentielle de Judy ; rien n’est ouvertement fait pour souligner cela, mais tout mis à plat elle est un mensonge qui traverse le film dans sa presque entièreté. On est amené (ou pas, des générations de spectateurs semblent ne pas avoir eu de mal avec la torture psychologique dont elle est victime) à prendre fait et cause pour elle mais ça n’enlève rien au fait qu’elle n’a eu aucun problème à participer à la machination de Gavin (tout juste dira-t-elle en avoir souffert à la fin du fait des sentiments qu’elle avait développés pour Scottie), et ce pour un bénéfice qui semble très minime (il est question d’argent, mais si elle en est amenée à reprendre le travail à peine quelques mois après le coup ça ne devait pas être une somme mirobolante). Même ces sentiments qu’elle confesse n’ont pas l’air de l’avoir empêché de poursuivre sa vie plus que ça après la trahison de Scottie et la fin abrupte de leur liaison. Peut-être cette nature mensongère de Judy est-elle aussi là pour faire passer tout ce qu’elle sera amenée à subir, en gros « Elle a sa part de responsabilité », ou bien peut-être qu’une expiation est rendue nécessaire après ce à quoi elle s’est prêtée. Quoi qu’il en soit si on regarde ce film en se dé-protagonisant ou ne trouve au fond de beauté ni dans le comportement tortionnaire de Scottie, ni dans la passivité et la complaisance dans le mensonge de Judy. En vérité tout marine dans le faux là-dedans à un point tel qu’on a du mal à vouloir entrer dans le bain en faisant corps avec l’un ou l’autre des personnages.

Parce que oui, l'axe autour duquel nous nous proposons ici de lire Vertigo est celui qu'on retrouve aussi bien chez les Grecs antiques que dans le Privé de Robert Altman (on vous a déjà dit que c'est un des plus beaux films du monde? Non parce que c'est vraiment un des plus beaux films du monde), à savoir l'idée qu'il ne peut y avoir de beauté que dans un acte relevant de la recherche du vrai ; ou bien inversant les termes de cette proposition que le mensonge est de manière inhérente source de laideur, et que décider de s'y enferrer ou de s'y complaire est un acte qui peut difficilement être défendu si on accorde de l’importance à l’(esth)éthique. Vouloir transformer une femme pour la faire ressembler à une autre c'est vouloir faire vivre un mensonge aussi bien que chercher à nier la vérité (l'un ne va pas sans l'autre mais chacune de ces deux démarches est porteuse en elle de son essence propre), et c'est une démarche dénuée de beauté. Il n'y a pas de beauté fantasmée, rêvée, il n'y a de beauté que "réelle" (guillemets parce qu'on parle quand même ici d'une fiction, disons donc de réel à l'intérieur de ce régime fictionnel). Il n'y a pas d'amour rêvé; si c'est rêvé, ça n'est pas de l'amour, ça n'est qu'un rapport fantasmé d'un individu à la construction issue de ses rêveries, et donc à soi-même, qui exclut totalement l'autre supposé être à l'origine de cet amour. En s'obstinant à vouloir recréer Madeleine Scottie opère une négation de Judy aussi bien que de Madeleine, puisqu'il serait aussi illusoire de vouloir la faire revivre que de penser qu'il pourrait y avoir une suite à cette recréation. L'unique aboutissement logique de cette démarche, dans l'éventualité même où elle pourrait être une "réussite", c'est qu'il serait impossible d'aller plus loin. On ne fait pas revenir les morts. Dès lors, ce qu'il reste à Madeleine réinventée, la seule issue qui lui soit possible, c'est de mourir à nouveau. Et cette fois-ci sa mort sera le résultat des actes de celui qui l'a fait revivre, à savoir Scottie.

Ce que nous dit Vertigo, sans le savoir ou sans chercher à le dire consciemment, c'est que s'obstiner dans la négation d'un ordre du réel pour le plier et le conformer à un fantasme est une démarche mortifère. Le réel est multiple et incontrôlable, le fantasme est univoque et ne laisse aucune place à l’accidentel. Il est négation, et mensonge à soi-même. Sorti de l'exercice d’ordre auto-érotique passager qui ne fait de mal à personne, appliqué comme une ligne directrice, ce fantasme est criminel et ne peut aboutir qu'à une violence meurtrière commise à l’encontre du réel (ce qui est vrai pour Scottie l'est aussi bien à une échelle globalement politique et s'observe dans n'importe quel mouvement plus ou moins ouvertement fascistoïde reposant sur une volonté de retour à un ordre antérieur idéalisé, donc faux, et qui ne peut aboutir à autre chose qu'à une négation de la vie qui va, et donc à un massacre).

Si nous ne parvenons donc pas à trouver Vertigo beau et à adhérer entièrement aux louanges, toutes légitimes qu'elles soient, qui accompagnent ce film, c’est parce que nous avons été touchés par l'histoire d'amour entre Scottie et Madeleine, et que la révélation du fait qu'elle n'était qu'un mensonge à de multiples niveaux ne peut produire qu'un sentiment de rejet, nous rendant dès lors insupportable la démarche symboliquement (puis concrètement) criminelle de Scottie à l’encontre du réel pour lui donner une forme qui s’accorde à son fantasme. 

Comment peut-on alors aimer Vertigo? On peut l'aimer contre lui-même. Contre Scottie. On peut l'aimer pour l'idée qu'il matérialise que le mensonge d'un retour dans le passé, d'un retour à la vie de ce qui n'est plus, est par essence laid et mortifère, si égoïstement réconfortant qu’il puisse paraître. Oui la vie déborde de partout et va dans tous les sens, y compris à la merde, mais la seule chose qu'on puisse faire pour essayer d'en éprouver et d’en exprimer la beauté qui l'habite de toute façon n'est pas de vouloir la contraindre et la rebrousser, mais de se mettre le cul à l'eau et d'apprendre à nager.

N.B. : l’éléphant dans la pièce n’a pas été ouvertement abordé ici mais on tourne bien évidemment autour de sujets comme ce que le regard d'un homme peut avoir de meurtrier dès lors qu'il s'emploie à enfermer la femme dans un statut d'objet conforme à ses fantasmes, aussi bien via ce que fait Scottie que via la manière que Hitchcock avait de traiter ses actrices (cette excellent analyse d’un Scottie devenant metteur en scène de sa réalité va d’ailleurs tout à fait dans le sens d’une mise en parallèle entre ce le personnage et Hitchcock), ce qui nous fait tourner autour d'une lecture nourrie d'analyses féministes de Vertigo. Ne disposant pas de suffisamment d'outils théoriques et ne maîtrisant pas assez bien les concepts pour en faire autre chose qu'une sorte de travail de surface manière allié du dimanche nous n'entrons pas ici dans une approche ouvertement positionnée dans ce sens, mais il va de soi qu’elle ne peut que nous sembler pertinente.

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1 encore que les deux ne soient pas si distincts que cela si l’on pense à la définition de Pierre Reverdy selon laquelle « l’éthique c’est l’esthétique du dedans »

lundi 12 septembre 2022

Un scénario? Pour quoi faire? (2/2) - Lovers rock, de Steve McQueen

On craignait d'avoir perdu Steve McQueen pour de bon après son aspiration par l'industrie hollywoodienne ; l'annonce de son retour sur le sol anglais avec une anthologie de cinq films pour la BBC, regroupés sous le titre de Small Axe, a donc été une bonne nouvelle. Leur visionnage nous a d’abord fait un peu peur avec le premier film Mangrove (centré sur l’histoire vraie d’activistes jugés pour incitation à l’émeute après qu’ils ont manifesté contre le harcèlement policier d’un restaurant antillais de Londres), doté de qualités certaines, mais surtout horriblement galvaudé et cliché sous influence états-unienne dans son traitement cinématographique d’un procès. Et puis sont venues la reprise de confiance, puis la sincère satisfaction. De trois manières différentes les films Red white and blue, Alex Wheatle et Education (respectivement 1) histoire vraie d'un policier noir rejoignant la police britannique et confronté au racisme profondément ancré de l'institution, 2) biographie filmée de l’écrivain Alex Wheatle se concentrant sur ses années de jeunesse entre errance, engagement politique et entrée dans son art et 3) illustration d'un procédé installé dans le système scolaire britannique des années 70 rangeant automatiquement les élèves noirs en difficulté scolaire dans des classes pour « sous-développés de l'apprentissage ») nourrissent le propos historiographique et politique de McQueen en parvenant à joindre une approche documentée à une représentation investie et sensible de phénomènes auxquels a été confrontée la communauté antillaise d’Angleterre dans le déroulement de la deuxième partie du XXème siècle. Du travail solide, habité, salutaire. Et cadré.

Et puis il y a Lovers rock.

 


Lovers rock est le deuxième film de Small Axe. Il raconte une fête.

 

Bien sûr si l'on s'en tient au projet immédiatement politique de l’anthologie on pourra considérer Lovers rock comme une sorte de pas de côté: pas d'ancrage dans des événements historiques précis, pas de personnages réels ou à teneur symbolique forte, action qui se tient sur une grosse douzaine d'heures, essentiellement dans une maison, essentiellement dans une pièce de cette maison... C’est très très resserré et en terme de ce qu'on pourrait appeler "un fond", Lovers rock peut sembler faiblard en comparaison avec les autres épisodes de Small Axe. Mais précisément, en partant d'un propos réduit à l'extrême (en gros, "girl meets boy"), Steve McQueen se redonne les coudées franches pour pratiquer son art cinématographique. Et ça, par la barbe du prophète, ça fait du bien.

 


Il y a bien sûr un ancrage qui intègre parfaitement Lovers rock à l'anthologie dans son ensemble. Il s’agit de représenter une fête reggae à laquelle participent des Antillais.es et descendant.e.s de vagues d'immigration précédentes issues des Antilles anglophones. Le racisme ambiant se manifeste de manière très précise, à quatre occasions, mais tout l'enjeu du film devient alors de garder ce racisme à distance pour qu'il ne vienne pas troubler la fête. De phénomène central dans les autres films de l'anthologie, il devient ici réalité certes omniprésente, mais tenue à la périphérie de ce qui se passe. Au cœur de Lovers rock reste la fête.

 

 

McQueen n'étant pas un lapin de six semaines on peut lui faire confiance pour construire une montée en puissance. Celle-ci, à l'exception d'une très courte scène initiale semblant hors-cadre (on y reviendra), suit pas à pas la chronologie de l'événement. Préparations des lieux, de la nourriture, du système sonore, des tenues... La mise en place du film s’emploie à une représentation simple des éléments préalables aux réjouissances. Cela dit si le scénario affiche dès le début qu’il s’en tiendra à l’essentiel il ne s'agit pas non plus de proposer une approche presque documentaire de la soirée: il y a des personnages et il leur arrive des choses. Mais ils ne sont pas le motif du film; c'est même plutôt l'inverse, le cœur battant du film c'est la fête, et ce que vivent les personnages d’un point de vue dramaturgique n'est que ce qui découle de celle-ci. Ce dispositif permet à McQueen de donner une place prépondérante à des scènes qui n'ont rien de narratif, mais sont presque exclusivement sensorielles.

 


Dès lors le choix de la musique est bien sûr capital; la bonne idée est de mettre celle-ci au diapason de l’évolution de la soirée. Au départ, pour installer le décor et lancer progressivement les réjouissances, les DJs passent des morceaux plutôt disco ou funk. L’ambiance se cherche, prend ses marques. Puis le style musical glisse progressivement vers le lovers rock, dont le Littré nous dit qu’il s’agit d’un genre transatlantique qui s'inspire autant du reggae que des musiques de danse états-uniennes comme celles mentionnées plus tôt. Du côté un peu en rodage de la fête qui débute, on avance petit à petit vers un autre état de célébration. McQueen concentre alors son attention sur les corps qui prennent leur place, se cherchent, se trouvent, se repoussent aussi parfois, et on entre peu à peu dans une forme d’envoûtement. 

 


Parce que si McQueen s’est toujours fait reconnaître comme un cinéaste politique, l’essence de son travail repose sur l’incarnation de ses motifs (que l’on pense par exemple aux corps étiques des grévistes de la faim dans Hunger, ou aux corps suppliciés par le système esclavagiste dans 12 years a slave). Sans discours à proprement parler, sans propos politique formulé, Lovers rock semble être le pendant absolu de cette quête de l’incarnation, et cette fête qui prend ses marques est comme une entrée progressive dans la matière même, un recentrement constant vers son cœur battant. À mesure que les personnages commencent à faire corps avec leur espace et leur événement, le film entre dans un nouvel ordre. Et puis, à peu près en son milieu, se produit un miracle.

 


En vérité c'est injuste de parler de miracle, une scène comme celle-ci doit être le résultat d'un travail phénoménal. Mais on a envie d'utiliser ce mot parce que: la fête commence à bien prendre, les DJs savent qu'il est l'heure d'envoyer du lourd pour la faire monter d'un cran, et ils envoient la pépite du lovers rock. Alors les gens dansent, s’épanouissent, McQueen est parfaitement à son affaire et c'est beau. Et puis le morceau va vers sa fin et plutôt que de passer à la suite les DJs baissent le volume. La chanson s’efface mais les participants, naturellement, sans concertation, décident de ne pas la laisser finir là et commencent à la reprendre tous ensemble. Il n'y a plus de musique, juste leurs voix à l'unisson et le bruit de leurs pas de danse qui apporte une rythmique humaine parfaite. C'est un moment actif, il s'agit de chanter, de danser, mais c'est aussi un moment d'abandon total qui aboutit à une sorte de verticalité, quelque chose d'à la fois profondément ancré dans les tréfonds des corps, et d'ouvert sur une célébration lascive qui prend la dimension d’une suspension, d’une sortie du temps, et d’une sortie du soi conditionné par ce temps. Mais une sortie de soi qui se produit par la grâce du collectif ; cette expérience individuelle n’isole pas, elle est le produit du contact avec le groupe, d’une grande caresse d'une douceur infinie.

Des moments où un travail de la forme cinématographique aboutit à une stase chaude et lumineuse de cet ordre, on n'en compte pas des masses.

 



Comment continuer après une scène magique de cet ordre ? En saisissant l’enjeu tacite de cette suspension du temps et en le creusant via la progression musicale. Cette libération des corps ouvre sur un passage du lovers rock vers le dub, musique plus déstructurée où la prise de libertés vis-à-vis des codes musicaux suit la perte de contact progressive avec ce que la danse a de contrôlé. L’atmosphère d’ensemble s’en ressent, on voit des personnages entrer dans une phase transitoire ; un espace s’ouvre vers un rapport certes plus individuel à la musique (les gens dansent seuls et une place est laissée à une prise de parole improvisée), mais où ces expériences individuelles nées d’une même musique viennent consolider l’aspect collectif de l’expérience.



Et puis survient une sorte de reggae plus nerveux (si seulement on y connaissait quelque chose en reggae on pourrait trouver une manière plus juste de parler de ce style…) ; le centre de gravité évolue des hanches et des jambes vers les tripes. On quitte alors la lascivité du lovers rock puis l’ivresse du dub pour entrer dans un ordre différent, celui de la transe et de l'exultation. De cette exultation sort un discours qui ne repose pas sur le verbe mais sur une sorte d’émotion qui tient de l’affirmation aussi bien que d’une sorte de colère. Et c'est alors qu'on comprend.

 


On comprend que sous ses airs de ne pas y toucher, et sans recours aux mots, Lovers rock est en fait le plus politique des cinq films composant Small Axe. Parce que ce qui se joue là, dans cette phase de la soirée où les esprits se perdent et où les corps et les voix se déchaînent, c'est une libération. Si la police est tenue à l'écart par un effort rigoureux consistant à ne faire aucune vague devant la maison où se déroule la soirée, si les zonards racistes du coin sont tenus à distance par un videur impressionnant, c'est parce que cette fête n'est pas qu'une fête; c'est un moment où chacun et chacune peut se libérer des carcans qui entravent son quotidien. Il peut s'agir de carcans familiaux (la question est illustrée avec une économie de moyens et de mots remarquable), religieux (incarnés notamment de manière presque lynchienne par la figure imprécise d’un vieil homme aperçu à deux reprises en train se déplacer en traînant une croix sur son épaule), du racisme systémique bien sûr... Le temps d'une fête, tout ça disparaît, et ce que la musique peut avoir de politique s'exprime aussi bien dans l'affirmation d'une culture que dans la matière à contestation et dans l'effet libérateur qu'elle apporte. Le cheminement qu’a orchestré Steve McQueen arrive alors à son apogée, tout semble voler en éclats dans la joie débordante d’une réinvention du présent pleine de sens.

 


Comment redescendre après cette apothéose ? McQueen a l’air de trouver ça fastoche : dans le jour levant, deux jeunes amoureux dont la rencontre est le seul fil rouge proprement narratif du le film rentrent chez eux sur un même vélo. McQueen les cadre de telle sorte qu'on a l'impression qu'ils volent.


On évoquait plus haut la première scène, semblant au départ hors de propos. On y voit une jeune femme sortir en cachette de ce qu'on suppose être la maison de ses parents. Sans qu’on le sache tout est alors dit : Lovers rock est un film sans discours explicite, sans propos démonstratif, sans scénario significatif en soi, mais dès sa première minute c'est un film tout entier tourné vers une aspiration à la liberté et à l’émancipation. Cette aspiration s’exprime avec une ampleur et une puissance et une émotion inouïes parce que, se libérant de la lourdeur du verbe, elle est entièrement et cinématographiquement incarnée. Et c’est ainsi que Steve McQueen est grand.



P.S.: bien que réalisé pour la BBC Lovers rock faisait partie de la sélection officielle du festival de Cannes… en 2020. Le covid ayant entraîné l’annulation de ce dernier, la possibilité d’une sortie en salle du film est elle-même passée à l’as. Alors Small Axe est apparemment visible sur la plateforme Salto et on ne peut a priori même plus espérer une vraie diffusion sur une chaîne télévisée en France. On ne va pas se lancer dans un laïus vain sur l’emprisonnement des œuvres par les plateformes, mais quand même. Cet empêchement de circulation et de vie est proprement naze.

jeudi 1 septembre 2022

Un scénario? Pour quoi faire? (1/2) - the Raid, de Gareth Edwards

On va voir Bullet train, de David Leitch, en espérant une bonne comédie d’action. Seulement l’action est réduite à portion congrue et assez pauvrement orchestrée, et la comédie est poussive. Et puis là-dessus un scénario qui, tentant de se donner une sorte de crédibilité, en rajoute sans cesse une couche, puis une autre, et encore une autre, jusqu’à se noyer dans le vieux dégueulis qu’il finit par former: pas de consistance, ni de richesse, ni de caractère. On en ressort désabusé et, comme bien souvent après avoir vu un film de cet ordre, on repense à the Raid.


Le scénario de the Raid est le suivant: en Indonésie, un détachement de policier prend d'assaut un immeuble tenu par un baron de la drogue et ses sbires. D'abord ils se battent avec des armes à feu, ensuite avec des armes blanches, et pour finir à mains nues.


Ce scénario est écrit par le réalisateur-monteur du film, Gareth Edwards; tenant entièrement les rênes de son film, Edwards a une conscience et une maîtrise absolues de ce que ce dernier doit être. Le dosage de l’écrit est donc impeccable puisque récit et dialogues n’ont d’autres raisons d’être que de poser et d’équilibrer la composition du film dans son ensemble. Les scènes peu nombreuses durant lesquelles les personnages ne sont pas dans l'action sont là afin de donner des bases solides à cette dernière, et d’apporter les respirations nécessaires à l'évitement d'un trop-plein. Le reste tient à une recherche de sublimation du mouvement dans un espace défini, soit l’essence d’un bon film de bagarre1.



L'intelligence de Gareth Edwards est de tirer le maximum des contraintes de ce dispositif - c'est soit dit en passant ce qui fera de la suite, the Raid 2, un film certes très spectaculaire mais moins fort, parce qu'en perdant ses scènes d'action dans des espaces multiples et un nombre inutilement fourni de personnages secondaires (qu’il faut bien légitimer par un scénario), il dilue la densité du tout. Au fond on pourrait aussi résumer le film en disant que son enjeu initial et théorique (vider un immeuble de ses dealers) finit par être spatial et concret, dans la mesure où il s’agit pour les personnages principaux de pénétrer dans un lieu, de tenter de l’investir, puis d'essayer d’en ressortir en vie. Presque tout se passe donc dans un immeuble; on pourra alors arguer que dans un immeuble il y a autant d'espaces subsidiaires que d'appartements, mais Edwards choisit de limiter l'accès à ces derniers. Oui, en vérité, the Raid est essentiellement un film de parties communes.



Cet espace restreint est donc investi par un groupe de policiers; tout commence dans la méticulosité, le silence et la discrétion, en somme dans l'ordre et la maîtrise d'un geste professionnel bien rodé. Et puis bien sûr le grain de sable arrive, les policiers sont repérés par les malandrins, et le chaos s'installe. C'est dans l'organisation de ce chaos en un cosmos visuel débordant que Gareth Edwards excelle, s’appuyant sur un sens de l'action et de l'accompagnement du mouvement remarquable (à tel point qu’il fait passer crème les mouvements parfois tremblés de sa caméra, puisque loin d’être gratuits ou cache-misère ils s’ajustent à la frénésie ou à la confusion des personnages et donnent le sentiment de faire corps avec eux). Ainsi de la première partie, celle des armes à feu, où le double enjeu s’apparente à celui du son et de la lumière: pour n'être pas repérés les policiers se doivent d'être économes en la matière. Edwards s'adapte et filme avec la même intensité la minutie initiale discrète de l’opération commençant que le déchaînement consécutif à l'échec de cette minutie. On assiste alors à du grand spectacle et à des scènes d'une bravoure qui régale. Exemple : un groupe de policiers assiégés dans un appartement, un plancher en bois, une hache, un frigo, une bonbonne de gaz: cinq minutes de bonheur intense.



Edwards a aussi la finesse de ne pas trop tirer parti de sa virtuosité, qui est indéniable mais dont il sait faire un usage raisonné. Parce que pour filmer ce déchaînement d'action la discipline est peut-être le maître-mot: discipline du réalisateur face à ses capacités aussi bien que discipline des acteurs dans l'entraînement et l'usage de leur corps. On n'a pas encore parlé d'un aspect nodal de the Raid à savoir un art martial indonésien aux origines ancestrales, le pencat silat. La découverte de cette pratique a accompagné la vie et le travail d'Edwards, qui s'est fait connaître avec un film plus fauché (mais loin d'être vilain), Merentau, dont l'axe était déjà la pratique de cet art que tous les acteurs de the Raid maîtrisent à la perfection. La chorégraphie des combats (co-créée par l'acteur principal du film, Iko Uwais) est d'une précision, d’une richesse et d'une efficacité telles qu’elle finit par donner lieu à une sorte de félicité étourdie.

(Souvenirs émus d’un soir d’avril 2012 lors de la projection de ce film à Lyon en ouverture de l’extra chouette festival Hallucinations collectives ; progressivement saisi par le duende de la chose, le public finit par accorder plusieurs standing ovations au film durant la séance (sans compter les applaudissements et cris de satisfaction tout au long de cette dernière), faisant de celle-ci une expérience plus proche du stade que de la salle de cinéma à la différence qu’il n’y avait dans ces explosions de joie aucune détestation d’une équipe adverse. Rien que de l’extase et beaucoup de câlin.)



Le traitement de la question spatiale accompagne aussi la progression du film, dont le principe même des scènes de bagarre est d’aller vers un rapprochement des corps, donc un rétrécissement de l’espace entre eux, qui engendre une épure de l’action. Partant de combats à distance laissant la part belle aux explosions sonores et lumineuses dans un espace relativement ouvert, un mouvement progressif s’opère vers une incarnation des combats où rien d’autre ne compte que les mouvements et les sons produits par les corps qui se choquent dans des périmètres réduits. À nouveau, Edwards fait montre d’une finesse doublée d’audace : plutôt que d’aller vers de plus en plus de pestacle qui pète de partout, il choisit de dégraisser l’action pour atteindre une sorte d’essence de la chose. Il parvient alors à atteindre un climax, ce que la majorité des films d'action rate dans les grandes largeurs, non pas avec un esprit de démultiplication neuneu, mais en se recentrant méthodiquement vers le cœur du film grâce à un travail alliant les vision d’un cinéaste et de ses acteurs dans la réalisation d’une scène de combat aussi proche de l’os que possible.



Cet esprit de resserrement est au diapason du traitement du scénario, dont la simplicité recherchée est une grande qualité. Il n’y a évidemment aucun discours dans the Raid, aucune volonté d’en faire autre chose que ce que ce film est. Et ça aussi c’est très très aimable : c’est un film humble fait avec infiniment de sérieux et de soin pour parvenir à être pleinement ce à quoi il aspire, et rien d’autre. Il ne prend pas le genre de haut, ne cherche jamais à faire de clin d’œil au spectateur pour montrer que lui non plus n’est pas dupe et tenter dès lors pauvrement de faire accepter des faiblesses ou des incohérences, lot commun du film d’action de masse qui ne s’assume pas. Cet écueil, encore une fois lié à une frénésie de démultiplications scénaristico-visuelle totalement vaine, est magistralement évité par the Raid : le pacte scellé avec le public est respecté avec une grande honnêteté, et on n’en ressent que plus d’affection pour ce film dévoué et habité par la volonté d’accomplir son geste cinématographique. the Raid y parvient sans artifice parce que c’est un film qui a du cœur.


P.S. : on n’évoquera pas ici la brutalité et la violence, ô combien grandes, du film. D’une parce que bonjour le débat fastidieux, de deux parce qu’une violence qui n’est pas accompagnée de gags et de punchlines est forcément plus saine qu’une violence qui se déresponsabilise et cherche à se mettre à distance d’elle-même ; a priori quand dans le rite antique de la tragédie on égorgeait un bouc devant le public d’un théâtre, il n’y avait pas sur scène un bouffon pour crier « Pouët pouët ! »

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1 Mais pas que, cela dit ; il en va de même dans une bonne comédie musicale, que ce soit dans le respect de la contrainte spatiale  (l’extra-chouette scène d’ouverture d’un Américain à Paris, de Vincente Minnelli, montrant Gene Kelly en pleine routine matinale dans sa minuscule chambre de bonne), ou dans l’affranchissement total de cette dernière (à peu près n’importe quelle chorégraphie orchestrée par Busby Berkeley, où par exemple une scène de théâtre de dimensions classiques devient soudain assez grande pour accueillir une centaine de figurants et, tant qu’à faire, quelques chevaux dans le 42ème rue de Lloyd Bacon).


mercredi 29 juillet 2020

Langueur verticale

Matin

oiseleur (voudrait prendre le soleil émergent au filet pour mieux le regarder s’échapper),

un appétit pour le chemin,

discrètement bondissant et retenu au sol avec satisfaction

comme épicentre : le bassin

bras mobiles,

confiant car aimant,

lascif et luisant

(la peau est toute à sa joie de coller)

et puis

vers Midi

danser sur la voie d’un échec répété, non sans légèreté ;

supplier,

non,

se plaindre,

non,

il fait trop chaud alors se fondre pour ne plus exister tout à fait

(se voir pousser des ailes, sautiller de la lumière à l’ombre)

et l’après-midi s’étendre enfin,

se chantonner une berceuse,

la somnolence et la conscience qui l’accompagne que tout est merveilleusement vain

- la pluie peut-être ? Gouttes lourdes et chaudes,

renversement caresse, invite,

bras ouverts et un peu de bleu pétrole,

s’y enfoncer juste ce qu’il faut et nager à son rythme la tête tournée vers le soleil.

Qui tombe doucement.

Le soleil qui chauffe davantage à mesure qu’il descend, un de ses tours.

Lumière d’un temps pour le regret qui espère.

Lumière pour la prière respirée, plutôt que murmurée.

Lumière qui existe et persiste la nuit venue

La nuit cuivre

La nuit chante

Elle endort ce qu’il y a à endormir

et ouvre la porte

à une magie

à une verticalité qui aspire

On y tournoie,

et ainsi passe la gloire du jour.


« Ébauche pour le portrait d’une journée de juillet », tirée des carnets de Niloufar Ghassedak (1967)


C'est ici et c'est ceci:

1 - Il fait se lever le soleil

2 - Gaspar Claus - Réveil à Can Reig

3 - Old Smile - Simple

4 - Franco Battiato - Il re del mondo

5 - Aldous Harding - Weight of the planets

6 - Solange - Stay Flo

7 - 坂本慎太郎 (Shintaro Sakamoto) - ディスコって (le Disco)

8 - SQÜRL & Wanda Jackson - Funnel of love

9 - Old Mate - Happened again

10 - Della Humphrey - Don't make the good girls go bad

11 - Spinning Coin - The long heights (Coach house live)

12 - Pescado Rabioso - Cementerio club

13 - The Wailing Wailers - It hurts to be alone

14 - 青葉市子 (Ichiko Aoba) - iam POD (0%)

15 - Catherine Spaak - Non è niente

16 - Vũ Thanh Xuân - Rừng xưa đã khép

17 - Lyonel Trouillot - Assieds-toi sur moi

18 - Lol Coxhill - Insensatez

19 - Romulo Fróes - Para ouvir sua voz

20 - Brigitte Fontaine et Areski Belkacem - Diabolo

21 - Kokoroko - Abusey junction

22 - Αρλέτα (Arleta) - Θερινής Νυκτός (Rêve d'une nuit d'été)

23 - Alice Coltrane - Om supreme