lundi 12 septembre 2022

Un scénario? Pour quoi faire? (2/2) - Lovers rock, de Steve McQueen

On craignait d'avoir perdu Steve McQueen pour de bon après son aspiration par l'industrie hollywoodienne ; l'annonce de son retour sur le sol anglais avec une anthologie de cinq films pour la BBC, regroupés sous le titre de Small Axe, a donc été une bonne nouvelle. Leur visionnage nous a d’abord fait un peu peur avec le premier film Mangrove (centré sur l’histoire vraie d’activistes jugés pour incitation à l’émeute après qu’ils ont manifesté contre le harcèlement policier d’un restaurant antillais de Londres), doté de qualités certaines, mais surtout horriblement galvaudé et cliché sous influence états-unienne dans son traitement cinématographique d’un procès. Et puis sont venues la reprise de confiance, puis la sincère satisfaction. De trois manières différentes les films Red white and blue, Alex Wheatle et Education (respectivement 1) histoire vraie d'un policier noir rejoignant la police britannique et confronté au racisme profondément ancré de l'institution, 2) biographie filmée de l’écrivain Alex Wheatle se concentrant sur ses années de jeunesse entre errance, engagement politique et entrée dans son art et 3) illustration d'un procédé installé dans le système scolaire britannique des années 70 rangeant automatiquement les élèves noirs en difficulté scolaire dans des classes pour « sous-développés de l'apprentissage ») nourrissent le propos historiographique et politique de McQueen en parvenant à joindre une approche documentée à une représentation investie et sensible de phénomènes auxquels a été confrontée la communauté antillaise d’Angleterre dans le déroulement de la deuxième partie du XXème siècle. Du travail solide, habité, salutaire. Et cadré.

Et puis il y a Lovers rock.

 


Lovers rock est le deuxième film de Small Axe. Il raconte une fête.

 

Bien sûr si l'on s'en tient au projet immédiatement politique de l’anthologie on pourra considérer Lovers rock comme une sorte de pas de côté: pas d'ancrage dans des événements historiques précis, pas de personnages réels ou à teneur symbolique forte, action qui se tient sur une grosse douzaine d'heures, essentiellement dans une maison, essentiellement dans une pièce de cette maison... C’est très très resserré et en terme de ce qu'on pourrait appeler "un fond", Lovers rock peut sembler faiblard en comparaison avec les autres épisodes de Small Axe. Mais précisément, en partant d'un propos réduit à l'extrême (en gros, "girl meets boy"), Steve McQueen se redonne les coudées franches pour pratiquer son art cinématographique. Et ça, par la barbe du prophète, ça fait du bien.

 


Il y a bien sûr un ancrage qui intègre parfaitement Lovers rock à l'anthologie dans son ensemble. Il s’agit de représenter une fête reggae à laquelle participent des Antillais.es et descendant.e.s de vagues d'immigration précédentes issues des Antilles anglophones. Le racisme ambiant se manifeste de manière très précise, à quatre occasions, mais tout l'enjeu du film devient alors de garder ce racisme à distance pour qu'il ne vienne pas troubler la fête. De phénomène central dans les autres films de l'anthologie, il devient ici réalité certes omniprésente, mais tenue à la périphérie de ce qui se passe. Au cœur de Lovers rock reste la fête.

 

 

McQueen n'étant pas un lapin de six semaines on peut lui faire confiance pour construire une montée en puissance. Celle-ci, à l'exception d'une très courte scène initiale semblant hors-cadre (on y reviendra), suit pas à pas la chronologie de l'événement. Préparations des lieux, de la nourriture, du système sonore, des tenues... La mise en place du film s’emploie à une représentation simple des éléments préalables aux réjouissances. Cela dit si le scénario affiche dès le début qu’il s’en tiendra à l’essentiel il ne s'agit pas non plus de proposer une approche presque documentaire de la soirée: il y a des personnages et il leur arrive des choses. Mais ils ne sont pas le motif du film; c'est même plutôt l'inverse, le cœur battant du film c'est la fête, et ce que vivent les personnages d’un point de vue dramaturgique n'est que ce qui découle de celle-ci. Ce dispositif permet à McQueen de donner une place prépondérante à des scènes qui n'ont rien de narratif, mais sont presque exclusivement sensorielles.

 


Dès lors le choix de la musique est bien sûr capital; la bonne idée est de mettre celle-ci au diapason de l’évolution de la soirée. Au départ, pour installer le décor et lancer progressivement les réjouissances, les DJs passent des morceaux plutôt disco ou funk. L’ambiance se cherche, prend ses marques. Puis le style musical glisse progressivement vers le lovers rock, dont le Littré nous dit qu’il s’agit d’un genre transatlantique qui s'inspire autant du reggae que des musiques de danse états-uniennes comme celles mentionnées plus tôt. Du côté un peu en rodage de la fête qui débute, on avance petit à petit vers un autre état de célébration. McQueen concentre alors son attention sur les corps qui prennent leur place, se cherchent, se trouvent, se repoussent aussi parfois, et on entre peu à peu dans une forme d’envoûtement. 

 


Parce que si McQueen s’est toujours fait reconnaître comme un cinéaste politique, l’essence de son travail repose sur l’incarnation de ses motifs (que l’on pense par exemple aux corps étiques des grévistes de la faim dans Hunger, ou aux corps suppliciés par le système esclavagiste dans 12 years a slave). Sans discours à proprement parler, sans propos politique formulé, Lovers rock semble être le pendant absolu de cette quête de l’incarnation, et cette fête qui prend ses marques est comme une entrée progressive dans la matière même, un recentrement constant vers son cœur battant. À mesure que les personnages commencent à faire corps avec leur espace et leur événement, le film entre dans un nouvel ordre. Et puis, à peu près en son milieu, se produit un miracle.

 


En vérité c'est injuste de parler de miracle, une scène comme celle-ci doit être le résultat d'un travail phénoménal. Mais on a envie d'utiliser ce mot parce que: la fête commence à bien prendre, les DJs savent qu'il est l'heure d'envoyer du lourd pour la faire monter d'un cran, et ils envoient la pépite du lovers rock. Alors les gens dansent, s’épanouissent, McQueen est parfaitement à son affaire et c'est beau. Et puis le morceau va vers sa fin et plutôt que de passer à la suite les DJs baissent le volume. La chanson s’efface mais les participants, naturellement, sans concertation, décident de ne pas la laisser finir là et commencent à la reprendre tous ensemble. Il n'y a plus de musique, juste leurs voix à l'unisson et le bruit de leurs pas de danse qui apporte une rythmique humaine parfaite. C'est un moment actif, il s'agit de chanter, de danser, mais c'est aussi un moment d'abandon total qui aboutit à une sorte de verticalité, quelque chose d'à la fois profondément ancré dans les tréfonds des corps, et d'ouvert sur une célébration lascive qui prend la dimension d’une suspension, d’une sortie du temps, et d’une sortie du soi conditionné par ce temps. Mais une sortie de soi qui se produit par la grâce du collectif ; cette expérience individuelle n’isole pas, elle est le produit du contact avec le groupe, d’une grande caresse d'une douceur infinie.

Des moments où un travail de la forme cinématographique aboutit à une stase chaude et lumineuse de cet ordre, on n'en compte pas des masses.

 



Comment continuer après une scène magique de cet ordre ? En saisissant l’enjeu tacite de cette suspension du temps et en le creusant via la progression musicale. Cette libération des corps ouvre sur un passage du lovers rock vers le dub, musique plus déstructurée où la prise de libertés vis-à-vis des codes musicaux suit la perte de contact progressive avec ce que la danse a de contrôlé. L’atmosphère d’ensemble s’en ressent, on voit des personnages entrer dans une phase transitoire ; un espace s’ouvre vers un rapport certes plus individuel à la musique (les gens dansent seuls et une place est laissée à une prise de parole improvisée), mais où ces expériences individuelles nées d’une même musique viennent consolider l’aspect collectif de l’expérience.



Et puis survient une sorte de reggae plus nerveux (si seulement on y connaissait quelque chose en reggae on pourrait trouver une manière plus juste de parler de ce style…) ; le centre de gravité évolue des hanches et des jambes vers les tripes. On quitte alors la lascivité du lovers rock puis l’ivresse du dub pour entrer dans un ordre différent, celui de la transe et de l'exultation. De cette exultation sort un discours qui ne repose pas sur le verbe mais sur une sorte d’émotion qui tient de l’affirmation aussi bien que d’une sorte de colère. Et c'est alors qu'on comprend.

 


On comprend que sous ses airs de ne pas y toucher, et sans recours aux mots, Lovers rock est en fait le plus politique des cinq films composant Small Axe. Parce que ce qui se joue là, dans cette phase de la soirée où les esprits se perdent et où les corps et les voix se déchaînent, c'est une libération. Si la police est tenue à l'écart par un effort rigoureux consistant à ne faire aucune vague devant la maison où se déroule la soirée, si les zonards racistes du coin sont tenus à distance par un videur impressionnant, c'est parce que cette fête n'est pas qu'une fête; c'est un moment où chacun et chacune peut se libérer des carcans qui entravent son quotidien. Il peut s'agir de carcans familiaux (la question est illustrée avec une économie de moyens et de mots remarquable), religieux (incarnés notamment de manière presque lynchienne par la figure imprécise d’un vieil homme aperçu à deux reprises en train se déplacer en traînant une croix sur son épaule), du racisme systémique bien sûr... Le temps d'une fête, tout ça disparaît, et ce que la musique peut avoir de politique s'exprime aussi bien dans l'affirmation d'une culture que dans la matière à contestation et dans l'effet libérateur qu'elle apporte. Le cheminement qu’a orchestré Steve McQueen arrive alors à son apogée, tout semble voler en éclats dans la joie débordante d’une réinvention du présent pleine de sens.

 


Comment redescendre après cette apothéose ? McQueen a l’air de trouver ça fastoche : dans le jour levant, deux jeunes amoureux dont la rencontre est le seul fil rouge proprement narratif du le film rentrent chez eux sur un même vélo. McQueen les cadre de telle sorte qu'on a l'impression qu'ils volent.


On évoquait plus haut la première scène, semblant au départ hors de propos. On y voit une jeune femme sortir en cachette de ce qu'on suppose être la maison de ses parents. Sans qu’on le sache tout est alors dit : Lovers rock est un film sans discours explicite, sans propos démonstratif, sans scénario significatif en soi, mais dès sa première minute c'est un film tout entier tourné vers une aspiration à la liberté et à l’émancipation. Cette aspiration s’exprime avec une ampleur et une puissance et une émotion inouïes parce que, se libérant de la lourdeur du verbe, elle est entièrement et cinématographiquement incarnée. Et c’est ainsi que Steve McQueen est grand.



P.S.: bien que réalisé pour la BBC Lovers rock faisait partie de la sélection officielle du festival de Cannes… en 2020. Le covid ayant entraîné l’annulation de ce dernier, la possibilité d’une sortie en salle du film est elle-même passée à l’as. Alors Small Axe est apparemment visible sur la plateforme Salto et on ne peut a priori même plus espérer une vraie diffusion sur une chaîne télévisée en France. On ne va pas se lancer dans un laïus vain sur l’emprisonnement des œuvres par les plateformes, mais quand même. Cet empêchement de circulation et de vie est proprement naze.

jeudi 1 septembre 2022

Un scénario? Pour quoi faire? (1/2) - the Raid, de Gareth Edwards

On va voir Bullet train, de David Leitch, en espérant une bonne comédie d’action. Seulement l’action est réduite à portion congrue et assez pauvrement orchestrée, et la comédie est poussive. Et puis là-dessus un scénario qui, tentant de se donner une sorte de crédibilité, en rajoute sans cesse une couche, puis une autre, et encore une autre, jusqu’à se noyer dans le vieux dégueulis qu’il finit par former: pas de consistance, ni de richesse, ni de caractère. On en ressort désabusé et, comme bien souvent après avoir vu un film de cet ordre, on repense à the Raid.


Le scénario de the Raid est le suivant: en Indonésie, un détachement de policier prend d'assaut un immeuble tenu par un baron de la drogue et ses sbires. D'abord ils se battent avec des armes à feu, ensuite avec des armes blanches, et pour finir à mains nues.


Ce scénario est écrit par le réalisateur-monteur du film, Gareth Edwards; tenant entièrement les rênes de son film, Edwards a une conscience et une maîtrise absolues de ce que ce dernier doit être. Le dosage de l’écrit est donc impeccable puisque récit et dialogues n’ont d’autres raisons d’être que de poser et d’équilibrer la composition du film dans son ensemble. Les scènes peu nombreuses durant lesquelles les personnages ne sont pas dans l'action sont là afin de donner des bases solides à cette dernière, et d’apporter les respirations nécessaires à l'évitement d'un trop-plein. Le reste tient à une recherche de sublimation du mouvement dans un espace défini, soit l’essence d’un bon film de bagarre1.



L'intelligence de Gareth Edwards est de tirer le maximum des contraintes de ce dispositif - c'est soit dit en passant ce qui fera de la suite, the Raid 2, un film certes très spectaculaire mais moins fort, parce qu'en perdant ses scènes d'action dans des espaces multiples et un nombre inutilement fourni de personnages secondaires (qu’il faut bien légitimer par un scénario), il dilue la densité du tout. Au fond on pourrait aussi résumer le film en disant que son enjeu initial et théorique (vider un immeuble de ses dealers) finit par être spatial et concret, dans la mesure où il s’agit pour les personnages principaux de pénétrer dans un lieu, de tenter de l’investir, puis d'essayer d’en ressortir en vie. Presque tout se passe donc dans un immeuble; on pourra alors arguer que dans un immeuble il y a autant d'espaces subsidiaires que d'appartements, mais Edwards choisit de limiter l'accès à ces derniers. Oui, en vérité, the Raid est essentiellement un film de parties communes.



Cet espace restreint est donc investi par un groupe de policiers; tout commence dans la méticulosité, le silence et la discrétion, en somme dans l'ordre et la maîtrise d'un geste professionnel bien rodé. Et puis bien sûr le grain de sable arrive, les policiers sont repérés par les malandrins, et le chaos s'installe. C'est dans l'organisation de ce chaos en un cosmos visuel débordant que Gareth Edwards excelle, s’appuyant sur un sens de l'action et de l'accompagnement du mouvement remarquable (à tel point qu’il fait passer crème les mouvements parfois tremblés de sa caméra, puisque loin d’être gratuits ou cache-misère ils s’ajustent à la frénésie ou à la confusion des personnages et donnent le sentiment de faire corps avec eux). Ainsi de la première partie, celle des armes à feu, où le double enjeu s’apparente à celui du son et de la lumière: pour n'être pas repérés les policiers se doivent d'être économes en la matière. Edwards s'adapte et filme avec la même intensité la minutie initiale discrète de l’opération commençant que le déchaînement consécutif à l'échec de cette minutie. On assiste alors à du grand spectacle et à des scènes d'une bravoure qui régale. Exemple : un groupe de policiers assiégés dans un appartement, un plancher en bois, une hache, un frigo, une bonbonne de gaz: cinq minutes de bonheur intense.



Edwards a aussi la finesse de ne pas trop tirer parti de sa virtuosité, qui est indéniable mais dont il sait faire un usage raisonné. Parce que pour filmer ce déchaînement d'action la discipline est peut-être le maître-mot: discipline du réalisateur face à ses capacités aussi bien que discipline des acteurs dans l'entraînement et l'usage de leur corps. On n'a pas encore parlé d'un aspect nodal de the Raid à savoir un art martial indonésien aux origines ancestrales, le pencat silat. La découverte de cette pratique a accompagné la vie et le travail d'Edwards, qui s'est fait connaître avec un film plus fauché (mais loin d'être vilain), Merentau, dont l'axe était déjà la pratique de cet art que tous les acteurs de the Raid maîtrisent à la perfection. La chorégraphie des combats (co-créée par l'acteur principal du film, Iko Uwais) est d'une précision, d’une richesse et d'une efficacité telles qu’elle finit par donner lieu à une sorte de félicité étourdie.

(Souvenirs émus d’un soir d’avril 2012 lors de la projection de ce film à Lyon en ouverture de l’extra chouette festival Hallucinations collectives ; progressivement saisi par le duende de la chose, le public finit par accorder plusieurs standing ovations au film durant la séance (sans compter les applaudissements et cris de satisfaction tout au long de cette dernière), faisant de celle-ci une expérience plus proche du stade que de la salle de cinéma à la différence qu’il n’y avait dans ces explosions de joie aucune détestation d’une équipe adverse. Rien que de l’extase et beaucoup de câlin.)



Le traitement de la question spatiale accompagne aussi la progression du film, dont le principe même des scènes de bagarre est d’aller vers un rapprochement des corps, donc un rétrécissement de l’espace entre eux, qui engendre une épure de l’action. Partant de combats à distance laissant la part belle aux explosions sonores et lumineuses dans un espace relativement ouvert, un mouvement progressif s’opère vers une incarnation des combats où rien d’autre ne compte que les mouvements et les sons produits par les corps qui se choquent dans des périmètres réduits. À nouveau, Edwards fait montre d’une finesse doublée d’audace : plutôt que d’aller vers de plus en plus de pestacle qui pète de partout, il choisit de dégraisser l’action pour atteindre une sorte d’essence de la chose. Il parvient alors à atteindre un climax, ce que la majorité des films d'action rate dans les grandes largeurs, non pas avec un esprit de démultiplication neuneu, mais en se recentrant méthodiquement vers le cœur du film grâce à un travail alliant les vision d’un cinéaste et de ses acteurs dans la réalisation d’une scène de combat aussi proche de l’os que possible.



Cet esprit de resserrement est au diapason du traitement du scénario, dont la simplicité recherchée est une grande qualité. Il n’y a évidemment aucun discours dans the Raid, aucune volonté d’en faire autre chose que ce que ce film est. Et ça aussi c’est très très aimable : c’est un film humble fait avec infiniment de sérieux et de soin pour parvenir à être pleinement ce à quoi il aspire, et rien d’autre. Il ne prend pas le genre de haut, ne cherche jamais à faire de clin d’œil au spectateur pour montrer que lui non plus n’est pas dupe et tenter dès lors pauvrement de faire accepter des faiblesses ou des incohérences, lot commun du film d’action de masse qui ne s’assume pas. Cet écueil, encore une fois lié à une frénésie de démultiplications scénaristico-visuelle totalement vaine, est magistralement évité par the Raid : le pacte scellé avec le public est respecté avec une grande honnêteté, et on n’en ressent que plus d’affection pour ce film dévoué et habité par la volonté d’accomplir son geste cinématographique. the Raid y parvient sans artifice parce que c’est un film qui a du cœur.


P.S. : on n’évoquera pas ici la brutalité et la violence, ô combien grandes, du film. D’une parce que bonjour le débat fastidieux, de deux parce qu’une violence qui n’est pas accompagnée de gags et de punchlines est forcément plus saine qu’une violence qui se déresponsabilise et cherche à se mettre à distance d’elle-même ; a priori quand dans le rite antique de la tragédie on égorgeait un bouc devant le public d’un théâtre, il n’y avait pas sur scène un bouffon pour crier « Pouët pouët ! »

________________________

1 Mais pas que, cela dit ; il en va de même dans une bonne comédie musicale, que ce soit dans le respect de la contrainte spatiale  (l’extra-chouette scène d’ouverture d’un Américain à Paris, de Vincente Minnelli, montrant Gene Kelly en pleine routine matinale dans sa minuscule chambre de bonne), ou dans l’affranchissement total de cette dernière (à peu près n’importe quelle chorégraphie orchestrée par Busby Berkeley, où par exemple une scène de théâtre de dimensions classiques devient soudain assez grande pour accueillir une centaine de figurants et, tant qu’à faire, quelques chevaux dans le 42ème rue de Lloyd Bacon).


mercredi 29 juillet 2020

Langueur verticale

Matin

oiseleur (voudrait prendre le soleil émergent au filet pour mieux le regarder s’échapper),

un appétit pour le chemin,

discrètement bondissant et retenu au sol avec satisfaction

comme épicentre : le bassin

bras mobiles,

confiant car aimant,

lascif et luisant

(la peau est toute à sa joie de coller)

et puis

vers Midi

danser sur la voie d’un échec répété, non sans légèreté ;

supplier,

non,

se plaindre,

non,

il fait trop chaud alors se fondre pour ne plus exister tout à fait

(se voir pousser des ailes, sautiller de la lumière à l’ombre)

et l’après-midi s’étendre enfin,

se chantonner une berceuse,

la somnolence et la conscience qui l’accompagne que tout est merveilleusement vain

- la pluie peut-être ? Gouttes lourdes et chaudes,

renversement caresse, invite,

bras ouverts et un peu de bleu pétrole,

s’y enfoncer juste ce qu’il faut et nager à son rythme la tête tournée vers le soleil.

Qui tombe doucement.

Le soleil qui chauffe davantage à mesure qu’il descend, un de ses tours.

Lumière d’un temps pour le regret qui espère.

Lumière pour la prière respirée, plutôt que murmurée.

Lumière qui existe et persiste la nuit venue

La nuit cuivre

La nuit chante

Elle endort ce qu’il y a à endormir

et ouvre la porte

à une magie

à une verticalité qui aspire

On y tournoie,

et ainsi passe la gloire du jour.


« Ébauche pour le portrait d’une journée de juillet », tirée des carnets de Niloufar Ghassedak (1967)


C'est ici et c'est ceci:

1 - Il fait se lever le soleil

2 - Gaspar Claus - Réveil à Can Reig

3 - Old Smile - Simple

4 - Franco Battiato - Il re del mondo

5 - Aldous Harding - Weight of the planets

6 - Solange - Stay Flo

7 - 坂本慎太郎 (Shintaro Sakamoto) - ディスコって (le Disco)

8 - SQÜRL & Wanda Jackson - Funnel of love

9 - Old Mate - Happened again

10 - Della Humphrey - Don't make the good girls go bad

11 - Spinning Coin - The long heights (Coach house live)

12 - Pescado Rabioso - Cementerio club

13 - The Wailing Wailers - It hurts to be alone

14 - 青葉市子 (Ichiko Aoba) - iam POD (0%)

15 - Catherine Spaak - Non è niente

16 - Vũ Thanh Xuân - Rừng xưa đã khép

17 - Lyonel Trouillot - Assieds-toi sur moi

18 - Lol Coxhill - Insensatez

19 - Romulo Fróes - Para ouvir sua voz

20 - Brigitte Fontaine et Areski Belkacem - Diabolo

21 - Kokoroko - Abusey junction

22 - Αρλέτα (Arleta) - Θερινής Νυκτός (Rêve d'une nuit d'été)

23 - Alice Coltrane - Om supreme


mardi 7 avril 2020

Alice Rohrwacher - Heureux comme Lazzaro

Heureux comme Lazzaro est l’histoire d’un saint, ce qui n’est pas commun. Mais pas un saint qui pontifie, qui œuvre avec en tête un objectif, ou qui édifie. Non, un saint innocent. Soit une personne qui ne demande ni n’attend rien de particulier, qui est là et vit contente. Projetons cette figure dans une approche strictement horizontale ou dans un contexte de rapports de domination et un saint innocent a tôt fait de ressembler à quelque chose qui se rapproche de la figure de l’idiot voire de la victime, comme l’appelle l’époque. Le risque (ou la tentation) serait donc grand d’en faire des caisses pour montrer que Lazzaro n’a rien de l’être faible ou dominé en lui faisant dire ou accomplir des choses extraordinaires.
 

Or il y a quelque chose de remarquable avec Heureux comme Lazzaro : le film naît et demeure en état de grâce en ne cherchant pas à prouver quoi que ce soit, ni à raconter autre chose qu’une histoire construite autour de l’innocence et de la simplicité. Un film qui, sans rhétorique (l’effort rhétorique serait suspect car il traduirait une volonté de convaincre, soit peu ou prou une manipulation), est une incarnation nue et lumineuse de la verticalité qui désarme. Une scène, parmi les premières, l’illustre: on a compris en quelques minutes qu’au sein d’une communauté vivant comme hors du monde et du temps, construite autour d’une maisonnée assez miséreuse se partageant une unique ampoule pour éclairer la nuit, se trouve le personnage de Lazzaro. À la fois sollicité en permanence et tenu à la marge de cette communauté, sa position paradoxale est rendue possible par le fait qu’il accepte, sans y voir malice ni se rebiffer, les tâches et les ordres qui lui sont donnés sans ménagement. Un être sans discours, donc un idiot, doté d’une force de travail considérable : l’exploité idéal. Au bout de quelques minutes de film donc un villageois entraîne Lazzaro vers un poulailler qu’il lui demande de surveiller pendant la nuit, pour éviter que le loup ne vienne manger les poules. Le villageois enferme Lazzaro dans l’enclos, « pour que tu sois en sécurité », et lui dit que s’il doit sortir il n’a qu’à l’appeler et il viendra. La nuit s’installe. Le loup hurle au loin. Peut-être un peu inquiet, Lazzaro appelle le villageois qui, bien sûr, ne répond pas. Comme pour l’excuser, Lazzaro se tourne alors vers la lune et lui dit « Il ne m’entend pas. »
À cet instant précis, une chose va tranquillement de soi pour le spectateur : Lazzaro n’est pas abandonné, parce que la lune l’écoute et le regarde. 
Faire naître ce sentiment d’évidence, réveiller cette Innocence communément partagée et souvent oubliée (ou étouffée), et ce en quelques minutes à peine, voilà qui donne envie de parler non pas de tour de force, mais d’état de grâce, voire de miracle. Autant de concepts qui, à l’image du film, appartiennent à la fois au religieux et au profane, et ouvrent sur une beauté d’un ordre supérieur qui élève par le biais de l’émotion. 

 
L’art mystique repose, par essence, sur l’incarnation. Lazzaro c’est un corps1, et Alice Rohrwacher le regarde et l’accompagne sans commenter ni lui faire commenter quoi que ce soit. Elle déjoue, non par le discours mais par le geste, l’écueil consistant à envisager le spirituel par le verbe, en le séparant donc du corporel.
Lazzaro est un corps, il n’est même que cela aux yeux de la communauté à laquelle il appartient sans lui appartenir vraiment : un corps vu comme un outil de travail. Il a bien sûr une sensibilité que les autres perçoivent, puisqu’ils ne ratent jamais une occasion d’en abuser pour pouvoir s’en moquer ensuite, établissant ainsi leur supériorité sur lui. La sensibilité existant indépendamment du verbe, voire lui préexistant, ça n’est pas par le discours que Lazzaro s’exprime, mais par la présence. Le discours peut être double, et Lazzaro est dépassé par cette possibilité qu’il n’envisage quant à lui même pas, et qu’il semble même incapable de concevoir. Ainsi il ne peut imaginer que d’autres puissent dire ou demander autre chose que ce qu’ils veulent vraiment dire ou demander, ce qui se produit à plusieurs reprises et fait alors apparaître Lazzaro comme un idiot puisqu’il croit tout ce qu’on lui dit. En réalité il est l’inverse d’un idiot parce qu’il vit en vérité absolue avec lui-même, ce que les cyniques qui se rient de lui ne seront jamais capables de faire ; mentir, c’est être en premier lieu en contradiction avec soi-même. Et c’est aussi penser qu’on distribue les cartes, jusqu’à ce que quelqu’un de plus malin vienne prouver qu’il n’en est rien et créer de la frustration et de la rancœur, et là est l’enjeu. Bien évidemment que Lazzaro, l’innocent, est la risée des cyniques, mais cette humiliation lui est comme extérieure et ne l’entame pas parce qu’elle se joue sur un terrain qui ne le concerne pas. Non qu’il ait sciemment refusé d’y évoluer, c’est tout simplement un espace qui n’entre pas dans son champ des possibles ; s’il souffre du cynisme des autres il n’en développe pas pour autant de rancœur. Il reste donc intact, inentamé, ce qui s’illustre à proprement parler dans son retour à la vie (il s’appelle Lazare, quand même2), mais ça on en parlera un poil plus tard.


Revenons avant sur la question du corps, et plus précisément du corps laborieux qui ouvre sur une autre facette du film, tout aussi dense, qui est celle du politique : Lazzaro apparaît bien vite comme le dernier maillon d’une chaîne d’exploitation, puisqu’homme de peine d’une communauté elle-même exploitée par « la Marquise ». Ce personnage, inscrit au sommet d’une hiérarchie d’origine semble-t-il immémoriale, régit à leur insu leur mode de vie et leur place dans la société, ce qui apparaît ici de manière flagrante mais n’est au fond que le principe plus ou moins insidieusement au cœur de tout rapport de domination. Quand le fils de ladite Marquise observe cette exploitation en marche elle la justifie : « Je les exploite, ils exploitent ce malheureux, c’est une réaction en chaîne qui ne s’arrête pas. » Son fils soulève alors l’idée que peut-être Lazzaro n’exploite quant à lui personne, mais elle tranche : « C’est rigoureusement impossible. » Ainsi naît l’idée que Lazzaro, par essence (et pas au prix d’une lutte), dépasse l’entendement.
Peut-être parce qu’il est enfant du Mystère3 (il dit qu’il n’a pas de parents et on attribue dans les histoires deux origines possibles aux enfants sans parents : la misère, ou le Mystère), il existe non pas au-dessus, mais à côté. Tous les schémas se trouvent aussi inopérants face à lui que les brimades – le manipulateur comme le bourreau (les oppresseurs, en somme) jouissent du profit tiré de ce qu’ils font faire à leur victime, mais aussi et surtout du l’influence qu’ils opèrent sur ses actes et ses sentiments. Lazzaro, par son innocence solide mais sans ostentation (puisque l’innocence véritable ne pourrait qu’être contredite par l’ostentation, qui dérive de la conscience de soi), oppose une sorte de déni par l’évidence à tout ce qu’on essaye de lui faire endosser comme statut d’infériorité. Il n’est pas concerné par des questions de cet ordre. Il est là, expérience simple et profonde, et rien ne peut mettre de distance entre lui et lui.


Lazzaro est enfant du Mystère, c’est donc tout naturellement qu’après sa mort il ressuscite. Là encore Alice Rohrwacher fait preuve d’un sens de la justesse admirable quand il s’agit de filmer le miracle : Lazzaro tombe d’une falaise. Il meurt. Les saisons, on ignore combien, passent. Un jour c’est l’hiver. Un loup vient à passer près de Lazzaro, le renifle, semble le pousser du museau, et Lazzaro ressuscite. C’est tout. C’est tout et c’est la plus belle manière d’intégrer le Mystère, ou la magie, au réel : tout simplement montrer qu’ils sont là, et que c’est ainsi. Ne rien faire d’autre que les révéler.
De la même manière ce sens de la révélation est aussi ce qui caractérise la sainteté de Lazzaro dans son humilité : il ne fait pas de miracle mais il révèle ce qui est et que les autres ne voient pas. Revenu parmi les vivants après des années de sommeil il rejoint ce qui reste de la communauté dont il faisait partie autrefois, qui vit désormais en bordure d’un chemin de fer et se nourrit comme elle peut. Lazzaro, regardant alors autour de lui, s’aperçoit et leur montre que poussent là telle et telle plantes comestibles ; plutôt que de chercher ailleurs comment se nourrir chichement (des chips volées dans une station service), il leur permet simplement de découvrir que la réponse à leur problème est là, à portée de main. On n’est pas dans la divinité surplombante qui fait tomber la manne sur son peuple. On est dans ce qui est mais qui n’avait pas été perçu. Lazzaro est un passeur, pas un détenteur ; il n’est pas au-dessus, il est aux côtés de.


Par extension c’est l’effet produit par Heureux comme Lazzaro, c’est un film qui donne une sensation de transfiguration apaisée sans chercher à représenter ou créer un monde coupé du réel, y compris dans ce qu’il peut avoir de plus froid et de plus cruel (bien au contraire, sa teneur sociale nourrit sa forte dimension politique tout en renforçant sa verticalité). Simplement il sait qu’au cœur de cette froideur et de cette cruauté persiste une chaleur irréductible qui, paradoxalement, s’offre à qui accepte d’avancer sans armes (bien sûr il ou elle recevra des coups mais les coups on s’en remet, pour peu qu’on ne consacre pas sa vie à les craindre ou à les ruminer).
Pour illustrer cette chaleur il faudrait pouvoir raconter avec des mots ce plan circulaire au sein duquel Lazzaro redonne l’espace d’un instant aux autres personnages, nécessairement usés par leurs vies, une enfance, et une lumière. Un été endormi que la magie cinématographique réveille et révèle. Les mots ne suffisent pas mais c’est précisément ce qui fait d’Alice Rohrwacher une réalisatrice de plus haut sens : le verbe n’est pas ce qui transmet la profondeur et l’essence de ses films, à commencer par Heureux comme Lazzaro. Ce qui accomplit cette œuvre, c’est un art cinématographique en état de grâce permanent. Parce que ça oui, camarade, ça, c’est du cinéma.

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1 Celui d’ Adriano Tardiolo, anti-acteur à propos duquel il y aurait beaucoup à dire tant il semble avoir été à la fois créature et créateur du film avant de disparaître volontairement des radars, ce en quoi il parachève l’œuvre de faire absolument corps avec l’esprit d’ensemble du film.
2 Cela étant il y a dans le choix de ce prénom un jeu de mots intraduisible en français et reposant sur le fait qu’un « Lazzaro felice » est, en italien, un homme pauvre mais heureux.
3 Mystère qui n’est au fond rien d’autre que la forme respectable donnée à la magie par les dogmes, bien conscients que puisque celle-ci leur préexiste ils ne pourront de toute façon pas survivre contre ou sans elle.

vendredi 20 mars 2020

the Bees - Sunshine hit me

"Le corps pleure à cause de ses œuvres et l'esprit rit à cause de la lumière"

Dialogue du Sauveur


Qu'on imagine le big bang, et plus précisément l'identité sonore, ou plutôt musicale du big bang. Très certainement ça ressemblera à l’image qu’on se fait d’un chaos inquiétant, et qui en impose sévèrement. Quelque chose à la Jean-Féry Rebel, par exemple, parce qu'on est plutôt du genre dramatique, dans l'ensemble.


Seulement imaginons ceci, qu'en vérité la naissance du cosmos, puis du soleil, et de la vie, s'incarne en fait dans les premières mesures de "Punchbag", morceau d'ouverture de l'album Sunshine hit me de the Bees, dont on va parler ici. Imaginons un cosmos naissant de petites étincelles qui évoquent un éveil en douceur, et puis s'épanouissant dans un rythme souple. C’est quand même autre chose. Un cosmos porté sur la langueur, un cosmos du type sieste à l'ombre. Et qui dit ombre dit soleil.


Comment interpréter le titre de l'album? Grammaticalement il ne peut s'agir de dire que « le soleil me frappe » puisqu'il faudrait un -s à "hit" pour ça. Alors deux possibilités: une sorte de provocation ou d'invite faite, sans ponctuation, au soleil pour qu'il vienne nous en mettre un coup. Ou bien un récit fait a posteriori, « le soleil m'a frappé », un récit très simple de l'acte fondateur de cet album, de cette musique.


La prière faite au soleil est en tout cas au cœur de "Punchbag"; du moins on postule que c'est au soleil que la voix s'adresse pour dire « Fais de moi un sac de frappe ». Le reste des paroles est un peu cryptique. Alors postulons que la voix en appelle au soleil pour lui demander de lui casser la gueule, comme un éveil, un peu à la manière d'un aède qui en appelle aux dieux quand vient le moment de chanter les hauts faits d'un Héros.

 

Là où Sunshine hit me est une réussite un peu paradoxale c'est qu'en vérité on pourrait en faire écouter chaque morceau à quelqu'un sans qu'il ou elle se rende compte qu'il s'agit du travail d'un seul et même groupe. Les styles changent, les voix sont suffisamment standard pour qu'on ne les identifie pas plus que ça, c'est en fait frappant comme, d'une certaine manière, le groupe manque d'une personnalité clairement identifiable. Mais en réalité c'est peut-être là que se tient la grande réussite de l'album: le groupe importe peu, ce qui importe c'est ce qui est son cœur: le soleil.


Pas le soleil qui rappelle des vacances au Lavandou, mais le soleil qui donne vie. Le grand Pachacamac. Il y a ce moment dans le morceau instrumental "Sunshine" où soudain la batterie est laissée seule maîtresse à bord; à nos oreilles rien ne réussit à mieux traduire ce sentiment débordant provoqué par un soudain accès de perméabilité au soleil que ces quelques secondes où rien n'existe que la pulsion de vie, la Joie, où l’idée même de langage est à la masse. Tout passe par le sentiment intérieur qui pourrait mener à une trémulation annonciatrice d’une danse de saint Guy parce que c'est la vie qui s'exprime et qui jouit d'être ainsi irriguée de lumière et de chaleur.


Et puis il y a d'autres morceaux qui balancent bien, et c'est déjà beaucoup, que ce soit le reggae pas cliché de "No trophy" ou le pont jeté avec une certaine idée du Brésil dans "A minha menina". On s'imagine alors volontiers the Bees comme une chic bande de filles et de garçons habitués à passer une bonne partie de leur vie à cuivrer en shorts en faisant de la musique, et qui chantent leur joie et leur bien-être de se voir ainsi bien lotis. Et puis on apprend, au moment d’écrire ces mots, qu'en fait the Bees c'est, pour cet album, deux Anglais natifs de l'île de Wight. La Manche. Infiniment plus proche de Calais que de Belo Horizonte ou de la Barbade. Premier sentiment: un peu de déception de voir un joli château de sable imaginé de longue date réduit à néant par une vague d'eau grise et froide. Mais deuxième sentiment: the Bees a, par cet album, donné forme et vie à un soleil sans doute plus souvent espéré ou rêvé que vécu. Et c'est au fond plus beau encore.


On doit rester à l'intérieur. Dehors c'est le printemps. La peau doit rester un souvenir et un espoir et le dernier morceau de l'album commence, langoureux comme pas permis et toujours tourné vers le désir, qui n'est jamais très éloigné de la prière; « Je veux t'étreindre comme le ciel étreint le soleil ». L'image est jolie, et ainsi répétée elle en devient touchante. Oui, toucher, étreindre, partager la chaleur, s'éclairer mutuellement, cet espoir répété, comme seule ligne d'horizon parce qu'il ne faut pas être fier et qu'on a besoin de peu, et que parfois ce peu devient beaucoup, inaccessible même. Pas pour toujours bien sûr, mais quand même... c'est bien assez long. Alors tout comme the Bees on a la possibilité de se gorger d'un soleil intérieur, de souvenirs de soleils, et d'espoir, de désir, d'attente, et de confiance. Un jour on sera dehors, on s'ouvrira grand et on dira au soleil vas-y, cogne, et embrase-moi de toutes tes forces. De joie et d’aise on chancellera, et ça sera comme une danse.

vendredi 1 février 2019

Le Village de Namo - Panorama pris d'une chaise à porteurs

  

1. L'héroïne est au centre du film dès le départ et on ne le sait pas encore.


 




2. Le cadre est plein de monde, on ne devine qu'à peine le décor ; le panorama du village annoncé dans le titre n'aura pas lieu.



 
3. Les enfants prennent le pouvoir parce qu'ils sont en mouvement et qu'ici tout est affaire de mouvement (la pellicule dans la caméra) en mouvement (la caméra dans la chaise à porteurs) vers le mouvement (des vivants) pour le mouvement (dans « ému » il y a « mû »).



4. Le premier héros respire la joie jusqu'à ce 
qu'une grande vienne le retenir puis lui tirer les cheveux. Il s'arrête et ne repartira pas ; c'est un drame intime quand une douleur vient supplanter l'envie de suivre son plaisir et laisse immobile alors que le monde continue de tourner.



5. Retour à la vie avec ce petit garçon nu qui court à la suite de la caméra ; son bonheur semble intense et sa joie transpire et se transmet. Écho inconscient à cette autre image d'enfant nu qui court ; comme un miroir contraire, le premier va à la poursuite de ce qui fait sa joie, la seconde fuit ce qui l'a déjà anéantie.



6. Ressurgit l'héroïne, qui semble sortir de nulle part et se placer tout naturellement au cœur de l'image. Pourquoi est-ce l'héroïne ? Peut-être parce qu'en choisissant soudain de marcher quand les autres courent elle impose son rythme propre au film, et lui donne son allure véritable, celle du temps qui se ralentit, se suspend presque, pour capturer quelque chose d'absolu et de solaire.



 
7. Elle se décentre et si l'on se concentre alors sur le décor on s'aperçoit qu'il se vide peu à peu de la vie qui l'occupait auparavant ; c'est donc elle qui se retrouve investie de cette force.







8. Elle évite une poule qui va à contre-sens.





 9. Elle sort du champ et on se retrouve alors avec ce qui était sans doute l'intention initiale de cette vue Lumière : des porteurs dans un village indochinois, des maisons typiques, du pittoresque colonial pour spectateurs occidentaux.
Du vent et de la poussière.


Le film s'arrête.




Si aujourd'hui encore on a l’œil qui s'humecte en voyant cette minute d'images c'est peut-être aussi parce que l'imprévu a pris le contrôle et transcendé l'idée de départ. C'est le triomphe joyeux de l'accidentel.