Heureux comme Lazzaro est
l’histoire d’un saint, ce
qui n’est pas commun. Mais
pas un saint qui pontifie, qui œuvre avec
en tête un objectif, ou
qui édifie. Non,
un saint innocent. Soit une
personne qui ne demande ni n’attend rien de particulier, qui
est là et vit
contente.
Projetons cette figure dans
une approche strictement
horizontale ou
dans un contexte de rapports
de domination
et
un saint innocent a tôt fait
de ressembler à quelque
chose qui se rapproche de la
figure de l’idiot voire
de la victime, comme l’appelle l’époque.
Le risque (ou la tentation)
serait donc grand d’en faire des caisses pour montrer que Lazzaro
n’a rien de l’être faible ou dominé en lui faisant dire ou
accomplir des choses extraordinaires.
Or
il y a quelque chose de remarquable avec
Heureux comme Lazzaro :
le film naît et demeure en état de grâce en ne cherchant pas à
prouver quoi que ce soit,
ni à raconter autre chose qu’une histoire construite
autour de l’innocence et de
la simplicité.
Un film qui, sans rhétorique
(l’effort rhétorique
serait suspect car il traduirait une volonté de convaincre, soit peu
ou prou une manipulation),
est une incarnation nue et lumineuse de la verticalité qui
désarme. Une scène, parmi
les premières, l’illustre: on a compris en quelques minutes qu’au
sein d’une communauté vivant comme hors du monde et du temps,
construite autour d’une
maisonnée assez miséreuse
se partageant une unique
ampoule pour éclairer la nuit, se trouve le personnage de Lazzaro. À
la fois sollicité en permanence et tenu à la marge de cette
communauté, sa position
paradoxale est rendue
possible par le fait qu’il accepte,
sans y voir malice ni
se rebiffer, les tâches et les ordres qui lui sont donnés sans
ménagement. Un être sans discours, donc un idiot,
doté d’une force de travail considérable : l’exploité
idéal. Au bout de quelques minutes de film donc
un villageois entraîne Lazzaro vers un poulailler qu’il lui
demande de surveiller pendant la nuit, pour éviter que le loup ne
vienne manger les poules. Le villageois enferme Lazzaro dans
l’enclos, « pour que
tu sois en sécurité », et lui
dit que s’il doit sortir il
n’a qu’à l’appeler et il viendra. La nuit s’installe. Le
loup hurle au loin. Peut-être un peu inquiet, Lazzaro appelle le
villageois qui, bien sûr, ne répond pas. Comme pour l’excuser,
Lazzaro se tourne alors vers la lune et lui dit « Il ne
m’entend pas. »
À cet instant précis, une chose va tranquillement de soi pour le
spectateur : Lazzaro n’est pas abandonné, parce que la lune
l’écoute et le regarde.
Faire
naître ce sentiment d’évidence, réveiller cette Innocence
communément partagée et souvent oubliée (ou
étouffée), et ce en
quelques minutes à peine, voilà qui donne
envie de parler non pas de tour de force, mais d’état de grâce,
voire de miracle. Autant de concepts qui, à l’image du film,
appartiennent
à la fois au religieux
et au
profane, et
ouvrent
sur une beauté d’un ordre supérieur qui élève
par le biais de l’émotion.
L’art
mystique repose, par
essence, sur l’incarnation.
Lazzaro c’est un corps1,
et Alice Rohrwacher le regarde et
l’accompagne sans
commenter
ni lui faire
commenter quoi que ce soit. Elle déjoue, non par le discours mais
par le geste, l’écueil consistant à envisager le spirituel par
le verbe, en le séparant
donc du
corporel.
Lazzaro
est un corps, il n’est même que cela aux yeux de la communauté à
laquelle il appartient sans lui appartenir vraiment : un corps
vu comme un outil de travail. Il a bien sûr une sensibilité que les
autres perçoivent, puisqu’ils ne ratent jamais une occasion d’en
abuser pour pouvoir s’en moquer ensuite, établissant ainsi leur
supériorité sur lui. La
sensibilité existant indépendamment du verbe, voire lui
préexistant, ça n’est pas par le discours que Lazzaro s’exprime,
mais par la présence. Le discours peut être double, et Lazzaro est
dépassé par cette possibilité qu’il n’envisage quant à lui
même pas, et qu’il semble même incapable de
concevoir. Ainsi il ne peut
imaginer
que d’autres puissent dire ou demander autre chose que ce qu’ils
veulent vraiment dire ou demander, ce qui se produit à plusieurs
reprises et fait alors apparaître Lazzaro comme un idiot puisqu’il
croit tout ce qu’on lui dit. En réalité il est l’inverse d’un
idiot parce qu’il
vit en vérité absolue avec lui-même, ce que les cyniques qui se
rient de lui ne seront jamais capables de faire ; mentir,
c’est être en premier lieu en contradiction avec soi-même.
Et c’est aussi penser qu’on
distribue les cartes, jusqu’à ce que quelqu’un de plus malin
vienne prouver qu’il n’en est rien et créer de la frustration et
de la rancœur, et là est
l’enjeu. Bien
évidemment que Lazzaro, l’innocent, est la risée des cyniques,
mais cette humiliation lui est comme extérieure et ne l’entame pas
parce qu’elle se joue sur un terrain qui ne le concerne pas. Non
qu’il ait sciemment refusé d’y évoluer, c’est tout simplement
un espace qui n’entre pas dans son champ des possibles ; s’il
souffre du cynisme des autres il
n’en développe pas pour autant de rancœur. Il
reste donc
intact, inentamé, ce
qui s’illustre
à proprement parler dans son retour à la vie (il
s’appelle Lazare, quand même2),
mais ça on en
parlera un poil plus tard.
Revenons
avant sur la
question du corps, et plus précisément du
corps laborieux qui ouvre
sur une autre facette du film, tout aussi dense, qui est celle du
politique : Lazzaro apparaît bien vite comme le dernier maillon
d’une chaîne d’exploitation, puisqu’homme de peine d’une
communauté elle-même exploitée par « la Marquise ». Ce
personnage, inscrit au sommet d’une hiérarchie d’origine
semble-t-il immémoriale, régit à leur insu leur mode de vie et
leur place dans la société, ce qui apparaît ici de manière
flagrante mais n’est au fond que le principe plus ou moins
insidieusement au cœur de tout rapport de domination. Quand le fils
de ladite Marquise
observe cette exploitation en marche elle la justifie : « Je
les exploite, ils exploitent ce malheureux, c’est une réaction en
chaîne qui ne s’arrête pas. » Son fils soulève alors
l’idée que peut-être Lazzaro n’exploite quant à lui personne,
mais elle tranche : « C’est rigoureusement impossible. »
Ainsi naît l’idée que Lazzaro, par essence (et
pas au prix d’une lutte),
dépasse l’entendement.
Peut-être
parce qu’il est enfant du
Mystère3
(il dit qu’il n’a pas de parents et on attribue dans les
histoires deux origines possibles aux enfants sans parents : la
misère, ou le Mystère), il existe non pas au-dessus, mais à côté.
Tous les schémas se trouvent aussi
inopérants face à lui que
les brimades – le
manipulateur comme le
bourreau (les oppresseurs, en
somme) jouissent
du profit tiré de ce qu’ils
font
faire à leur
victime, mais aussi et
surtout du l’influence qu’ils opèrent sur ses actes et ses
sentiments. Lazzaro, par son
innocence solide mais sans ostentation (puisque l’innocence
véritable ne pourrait qu’être contredite par l’ostentation, qui dérive de la conscience de soi),
oppose une sorte de déni par l’évidence à tout ce qu’on essaye
de lui faire endosser comme statut d’infériorité. Il n’est pas
concerné par des questions de cet ordre. Il est là, expérience
simple et profonde, et rien
ne peut mettre de distance entre lui et lui.
Lazzaro
est enfant du Mystère, c’est
donc tout naturellement qu’après
sa mort il
ressuscite. Là encore Alice Rohrwacher fait preuve d’un sens de
la justesse admirable quand
il s’agit de filmer le miracle : Lazzaro tombe d’une
falaise. Il meurt. Les saisons, on ignore combien, passent. Un jour
c’est l’hiver. Un loup vient à passer près de Lazzaro, le
renifle, semble le pousser du museau, et
Lazzaro ressuscite. C’est tout. C’est tout et c’est la plus
belle manière d’intégrer le Mystère, ou la magie, au réel :
tout simplement montrer qu’ils
sont là, et que c’est
ainsi. Ne rien faire d’autre
que les révéler.
De
la même manière ce sens de
la révélation est aussi ce qui caractérise la sainteté de Lazzaro
dans son humilité :
il ne fait pas de miracle mais il révèle ce qui est et que les
autres ne voient pas. Revenu parmi les vivants après des années de
sommeil il rejoint ce qui reste de la communauté dont il faisait
partie autrefois, qui vit désormais en bordure d’un chemin de fer
et se nourrit comme elle peut. Lazzaro, regardant alors autour de
lui, s’aperçoit et leur
montre que poussent là telle et telle plantes
comestibles ; plutôt
que de chercher ailleurs comment se nourrir chichement (des chips
volées dans une station service), il leur permet
simplement de découvrir que
la réponse à leur problème est là, à portée de main.
On n’est pas dans la divinité surplombante qui fait tomber la
manne sur son peuple. On est dans ce qui est mais
qui n’avait pas été
perçu.
Lazzaro est un passeur, pas un détenteur ; il
n’est pas au-dessus, il est aux côtés de.
Par
extension c’est l’effet produit par Heureux comme
Lazzaro, c’est
un film qui donne une
sensation de transfiguration apaisée sans chercher à représenter
ou créer un monde coupé du réel, y
compris dans ce qu’il peut
avoir de plus froid et de plus cruel (bien
au contraire, sa teneur sociale nourrit sa forte dimension politique
tout en renforçant sa
verticalité).
Simplement il sait qu’au cœur de cette froideur et de cette
cruauté persiste une chaleur irréductible qui,
paradoxalement, s’offre à qui accepte d’avancer sans armes (bien
sûr
il ou elle recevra
des coups mais les coups on s’en remet, pour peu qu’on ne
consacre pas sa vie à les craindre ou
à les ruminer).
Pour
illustrer cette chaleur il
faudrait pouvoir raconter avec des mots ce plan circulaire au sein
duquel Lazzaro redonne l’espace d’un instant aux autres personnages,
nécessairement usés par leurs vies, une enfance, et une lumière.
Un été endormi
que la magie cinématographique réveille et révèle.
Les mots ne suffisent pas
mais c’est
précisément là
ce qui fait d’Alice Rohrwacher une réalisatrice de
plus haut sens : le verbe n’est pas ce qui transmet la
profondeur et l’essence de ses films, à commencer par Heureux
comme Lazzaro. Ce
qui accomplit cette œuvre, c’est un art cinématographique en
état de grâce permanent.
Parce que ça
oui, camarade,
ça, c’est du cinéma.
_____________
1 Celui
d’ Adriano Tardiolo, anti-acteur à propos duquel il y aurait
beaucoup à dire tant il semble avoir été à la fois créature et
créateur du film avant de disparaître volontairement des radars,
ce en quoi il parachève l’œuvre de faire absolument
corps avec l’esprit d’ensemble du film.
2 Cela
étant il y a dans le choix de ce prénom un jeu de mots
intraduisible en français et reposant sur le fait qu’un « Lazzaro
felice » est, en italien, un homme pauvre mais heureux.
3 Mystère
qui n’est au fond rien d’autre que la forme respectable donnée
à la magie par les dogmes, bien conscients que puisque celle-ci
leur préexiste ils ne pourront de toute façon pas survivre contre
ou sans elle.