Il y
a des expériences de la vie, c'est comme une boucherie et ça n'a
rien de spectaculaire. Au-dedans comme au-dehors c'est silencieux. Qu'est-ce
qu'il y a à exprimer de ça? Vouloir en faire un spectacle serait
comme piétiner un dialogue entre soi et l'Inconnu. Ça serait tout
prendre de haut et ça serait à chier.
Patrick
Wang ne semble pas avoir le souci du spectaculaire. Les
Secrets des autres n'a absolument rien de spectaculaire, autant
être prévenu. Mais Patrick Wang est de ces cinéastes qui savent
raboter le spectacle pour arriver à la vérité de leur propos, et
en termes cinématographiques c'est une voie directe vers le Beau.
Mieux
vaut ne rien savoir de ce que raconte les Secrets des autres
(dont la traduction exacte du titre original, le Chagrin des
autres, aurait été autrement plus à-propos, même que c'est à
n'y rien comprendre). Mieux vaut n'en rien savoir parce que c'est
quand même aussi bien de pouvoir se faire son idée de quelqu'un
qu'on rencontre sans avoir le jugement parasité par trop
d'informations préalables. Pourquoi et comment en parler alors?
Pourquoi,
parce qu'on a le sentiment que ce film est un des plus beaux qu'il
nous ait été donné de voir, mais en toute simplicité; sortir des
mots qu'on épuise à force de les réveiller pour un oui ou pour un
non ça n'est pas leur rendre service. Et puis peut-être que "beau" c'est mieux
que "sublime" parce que "beau" ça te tend la
main alors que "sublime" ça s'en fout un peu de ta main
qui cherche, c'est loin au-dessus et ça jouit de soi étant loin au-dessus. Pourquoi,
donc, parce que c'est beau jusqu'à l'os, ou plutôt jusqu'au cœur.
Comment,
maintenant. Peut-être en disant que d'un point de vue purement
critique les Secrets des autres est l'antithèse et l'antidote
à un cinéma états-unien qui se proclame indépendant (ce qui
devrait signifier extérieur aux sentiers battus) et qui n'est que
gros sabots hollywoodiens recouverts d'un vernis caca qui tire
exactement les mêmes cordes auto-satisfaites que n'importe quel film
fait pour rien avec rien dedans (exemple récent: l'ultimement débile
Three billboards, dont la bêtise crasse insondable
semble passer crème grâce à une complaisance amoureuse de son
ventre à en vomir). Pour ne pas tomber dans la défense de Jacques
par l'accusation de Jean-René, relevons par exemple ceci: les
Secrets des autres évite ce dans quoi une immense majorité de
films tombe, à savoir des personnages qui en quelques sortes se
savent personnages et se savent regardés. Des personnages qui font
les beaux en somme, ce qui crée immanquablement une distance
infranchissable dès lors qu'on a un tant soit peu la nausée quand
on nous sert de la connivence à tous les repas.
Les
Secrets des autres aime ses personnages. Il ne cherche pas à les
rendre aimables aux yeux des autres: il les aime et nous les présente
sans chercher à nous faire penser quoi que ce soit puisque son
sentiment à leur égard est solidement ancré, confiant. Inutile
alors d'en faire des héros super cools; ils sont là, ils ont leurs
défauts, leurs gestes incompréhensibles, et ils sont regardés à
hauteur d'humain avec une bienveillance qui n'est jamais
complaisante. En d'autres mots ils ne sont pas l'expression d'un
amour de soi à travers des artefacts. Il leur arrive des choses, ils
essayent de faire avec, parfois ils merdent, et parfois ils sont très
chics. On s'attache à eux parce qu’ils sont humains, et des
personnages humains au cinéma mine de rien ça n'est pas toujours
facile à trouver.
De
cinéma parlons-en: la réalisation de Patrick Wang n'a absolument
rien d'ostentatoire, la justesse de l'image est à la hauteur de la
justesse du propos. Un exemple: on voit deux personnages de dos
filmés en contre-plongée, on ne devine rien d'eux, et puis on
s'aperçoit que ce sont deux enfants. On s'aperçoit ensuite de deux
choses: pour faire exister des personnages d'enfant hors de toute
information ou de toute attente préalables, Wang les filme ainsi; ce
sont des enfants mais ils méritent d'être pris en considération
comme des adultes parce que ce qu'ils vivent est au moins aussi fort
que ce que vit quelqu'un qui a plus de clés pour comprendre ou
formuler. Et puis autre chose: quand en contre-plongée Wang filme
deux enfants qui marchent dans la rue on voit le ciel au-dessus de
leur tête, et on s'aperçoit alors que bien souvent le cinéma
choisit de filmer les enfants à hauteur d'enfant, pour sembler plus
proche peut-être, mais que ce faisant il les prive de la possibilité
d'un ciel au-dessus de leurs têtes et les écrase dans un monde fait
d'une horizontalité sans issue.
Il y
a néanmoins un effet de style que Wang choisit d'utiliser, celui de
la surimpression (visuelle comme sonore). La surimpression lui sert à
faire exister un personnage à travers différents espaces et
différentes temporalités et à faire connaître de ce personnage
des choses qu'il aurait été très fastidieux et lourd de lui faire
dire, d'une part, et d'autre part elle sert précisément à ne pas
exiger de lui qu'il se livre; faire connaître du personnage ce qui
le travaille, ce qui le rend triste, ce qui le hante, ça c'est la
tâche qui revient au cinéma. Le personnage ne devrait jamais avoir
à cracher son morceau sous la contrainte d'un manque d'imagination
du cinéaste qui le fait exister. Le cinéma est là pour ça, pour
nourrir notre connaissance de ce qui se passe sans forcer les aveux
ou les dévoilements. Les surimpressions sont alors aussi bien une
manière pour le spectateur de mieux connaître et comprendre le
personnage qu'un moyen pour Wang de les faire exister autant que
possible sans avoir à les brusquer.
En
se refusant ainsi à toute indélicatesse, Patrick Wang crée dans
les Secrets des autres une histoire d'une profondeur simple
mais exacte. Le dernier plan est doublement fixe,
il se passe dans une cuisine; les personnages préparent quelque
chose, sortent, et la surimpression vient faire exister sous nos yeux
ce qui se passe pour eux. Pour un temps ils sont seuls au monde et
trouvent enfin une manière de résoudre le problème nodal de leur
histoire. On assiste à cela sans avoir le sentiment d'être
intrusifs, d'envahir leur espace et leur expérience de ce qui se
passe. Et puis le monde extérieur s'invite dans la surimpression,
signe que la messe a été dite, et tout s'achève par l'ouverture
d'une porte qui laisse enfin entrer la lumière. On nous a donné à
voir une histoire discrètement ample et sensible, on nous a fait
connaître des personnages qui font tout pour s'aimer parce que c'est
la seule chose à laquelle ils aspirent, et cet amour a irrigué le
film jusqu'à nous faire entrer dans sa lumière. Et ça c'est beau.