Alors
voilà: on écoute cette chouette émission consacrée à Bernard
Menez, on est en juillet et il fait gris, et on se met à penser à
du côté d'Orouët, de Jacques Rozier, et soudain on se dit
qu'il est impératif de revoir ce film. Mais on ne peut pas; on a
beau être dans une époque où on peut tout avoir tout de suite,
parfois on ne peut pas (et puis on n'a pas le temps, c'est qu'on a du
travail aussi). Seulement il reste les souvenirs, et finalement c'est
déjà pas mal. Ils sont imprécis, certains sont même peut-être
faux, mais allons-y quand même.
De
mémoire au début il y a trois filles qui sont collègues (ou au
moins deux d'entre elles) et qui voudraient partir en vacances. On
est chez Rozier donc il y a forcément des vacances, parce que les
vacances c'est quand on enlève un peu ses chaussures pour marcher
dans le sable et alors on voit comment d'habitude la vie avance sans
nous, mais avec nous dedans, et on voit que quand ce mouvement
s'interrompt soudain alors on se trouve face au cœur de quelque
chose d'autre ; on n'est pas habitué à marcher en dehors de
nos chaussures. Et donc ces filles veulent partir en vacances mais
elles n'ont pas trop de possibilités et, sauf erreur, c'est là
qu'intervient Menez, qui travaille dans le même bureau et qu'elles
n'apprécient pas plus que ça (pas qu'elles ne l'aiment pas, mais il
les agace parce qu'il fait le joli cœur), mais qui offre la
possibilité d'aller passer quelques jours/semaines dans une maison
du côté d'Orouët, donc. Et elles acceptent parce que c'est mieux
que rien.
Après
ça, des souvenirs fugaces et quelques souvenirs précis:
-
une scène où Menez se débat avec des anguilles devant des filles
rigolardes, ou peut-être un peu apeurées, c'est difficile de se
souvenir.
- cette scène des anguilles est a priori de peu d'importance mais elle montre
un Menez empêtré, il voulait marquer le coup en apportant des
anguilles et en fait il a l'air un peu benêt, et ça c'est un peu
l'histoire du film: un gars fiérot qui emmène des filles en
vacances en espérant pouvoir les séduire, à part que ces filles
n'en ont ni envie ni besoin, que ce qu'elles veulent surtout c'est
passer de bons moments ensemble et qu'au fond, qu'il soit là ou
pas... Et ce qu'il y a d'intéressant c'est que peu à peu Menez se
plie à ces exigences parce qu'il n'a pas le choix. Parce qu'il a
face à lui un groupe de filles et que soudain il semble prendre
conscience que non seulement les filles il n'y connaît rien, mais
surtout que face à ces filles il ne peut rien faire. Elles sont
volontiers moqueuses et il doit faire avec, jusqu'au moment où il ne
peut plus et alors il s'énerve. Et là ça fait penser à une scène
d'Adieu Philippine (de Rozier, toujours) dans laquelle il y a
un garçon et deux filles dans une voiture. Le garçon va bientôt
partir pour l'Algérie, où c'est la guerre, et sans doute il a peur.
Ces filles le mènent doucement en bateau (de mémoire toujours), et
ça l'énerve, et ils sont dans une voiture et une des filles finit
par lui dire "Mais je t'aime, Michel..." Et soudain Michel
s'énerve parce que lui est dans une situation où il ne peut pas se
satisfaire de quelque chose comme ça, d'un jeu distancié d'avec les
sentiments. Et le personnage de Menez qui s'énerve dans du Côté
d'Orouët c'est un peu pareil: au début il se plie de bonne
grâce aux railleries, peut-être parce qu'il espère malgré tout
arriver à ses fins, mais soudain il voit que ces filles ne sont pas
ce qu'il croyait, qu'elles lui échapperont toujours et à tous
points de vue, et alors peut-être qu'il a peur et il s'énerve, pas
parce que son orgueil est froissé, mais parce que tout ça fini par
contredire l'idée que peut-être il pourrait y avoir une fille qui
pourrait bien l'aimer.
-
Parce qu'il y a ça aussi de marquant dans ce film: ces filles sont
complices et on s'aperçoit soudain que cet homme dans un groupe de
filles complices reste comme par définition à quai. Elles ont leurs
blagues, leurs non-dits, et elles échappent en permanence à ce que
le personnage de Menez pourrait croire comprendre. Un peu comme des
anguilles. Et alors on se dit que c'est rare de voir un film de cette
époque (et même tout court) comme ça où les personnages
principaux sont des filles qui font ce qu'elles veulent et qui ne se
soucient pas de savoir si le garçon qui est avec elle marche ou pas.
Oui la colère de Menez c'est peut-être aussi celle d'un homme qui
comprend soudain que ça n'est plus lui qui distribue les cartes.
-
Et puis il y a quelque chose de plus précis qui est une image que,
pour le coup, on a sous la main:
Et
cette image a quelque chose de tranquillement obsédant. Déjà parce
qu'il y a beaucoup de douceur dedans, et puis parce que l'océan est
comme violet, et semble être au pied de la fenêtre, et alors ça
donne un peu un sentiment assez spécial de rêverie. La lampe est complètement
anachroniques et deux amies mangent un yaourt en contemplant l'océan,
et nous l'océan on ne le voit que de plus loin, derrière elles,
derrière les barreaux. Elles, elles le voient vraiment, tel qu'il
est, et elles en savent plus long que nous.
-
Et puis enfin il y a ce souvenir de la fin: les filles et le garçon
sont rentrés à Paris, ils ont en quelque sorte remis leurs
chaussures et la vie de tous les jours a repris son cours. Elle n'est
pas détestable la vie de tous les jours, elle est même très
enviable si on pense aux gens qui meurent sous les bombes. Mais il y
a quelque chose qui ne va pas et ne dit pas son nom, et l'une des
filles se met à pleurer. Elles sont à la terrasse d'un café et
elle pleure sans qu'on sache pourquoi (en tout cas au début).
C'est
comme quand on est enfant et qu'on ne connaît pas encore beaucoup de
mots, mais on ressent quand même les choses, très fort. Alors on
pleure sans bien savoir pourquoi. Ici c'est un peu pareil, il n'y a
rien de flagrant dans les raisons de sa tristesse, simplement il y a
quelque chose qui pleure trop fort en elle, voilà. Et en souvenir,
ces larmes portent la même force à la fois touchante et désarmante
que les larmes de la petite fille à la fin du Husbands de
Cassavetes. Au fond ces larmes étaient peut-être là, tout au long
du film, mais on ne faisait que les sentir à peine, un peu plus
loin, sans vraiment les connaître. Soudain elles se présentent à
nous et c'est comme si on "comprenait" vraiment les choses,
alors même qu'on serait infoutu de dire exactement ce qui se passe.
C'est
peut-être une des forces principales du cinéma de Rozier, ce
sentiment que rien n'est grave mais qu'on a quand même en soi une
sorte de tristesse qui coule comme à travers le sang, et qui est là
parce que la joie est là et qu'on n'a pas l'un sans l'autre. Cette
tristesse on la dit moins, on la montre moins, et parfois elle sort.
Cette tristesse c'est comme le cinéma de Rozier, ça vient du
dedans, c'est discrètement profond, mais c'est pas trop grave et ça
fait du bien.