Parler
de the Long goodbye (plutôt
que du
Privé, traduction
assez déplorable)
parce que c'est un film qui est
toujours là, sans tapage mais bel et bien présent. En
parler parce que « It's
okay with me. ». Parce
que Philip Marlowe gratte
ses
allumettes
contre le monde pour en
faire sortir des étincelles
et donne l'impression de
marcher en dansant à moitié (et à la fin, complètement).
Oui, parler de the
Long goodbye parce que c'est un
film qui peut devenir un vrai
compagnon de route, et
s'apercevoir alors que derrière son apparente nonchalance goguenarde ce n'est
pas un film qui se donne facilement ; n'en être adoncques que
plus fasciné, tout en se grattant la tempe deux fois plus. Et puis
voir tomber du ciel (enfin entendre sortir de la radio) une phrase
qui apporte un éclairage (parmi des
centaines possibles sans
doute). Alors,
se cracher
dans les
mains, et s'y mettre.
L'histoire
de the Long goodbye (adapté
du roman du même titre de Raymond Chandler, mais avec a priori bien
des libertés) est à la fois complexe et en même temps
construite sur une dynamique omniprésente qui crée entre les
personnages des liens tissés de mensonges. Tout s'entrecroise et
bientôt on ne sait plus trop quel récit est au centre du film, ou
quelle importance accorder à tel ou tel nouvel axe proposé.
Surtout, l'impression naît et grandit que ce scénario n'a dans ses
détails aucune importance, mais que ce qui compte c'est de voir
Marlowe aux prises avec cet univers mensonger qui l'entoure et duquel
il se détache quasi-naturellement, comme si la lumière
reconnaissait les siens.
Mais
de tout ça on ne sait pas trop quoi faire, le pouls de la chose
reste inaccessible. Et alors qu'on se casse la tête pour trouver,
une étincelle jaillit via une phrase de Serge Daney disant, en
substance, que la beauté ne peut naître que de la recherche de la
vérité. Et soudain une chose devient évidente: ce qui fait de the
Long goodbye un film à part et dont on ne se sépare pas, c'est
sans doute qu'il y a peu de personnages aussi beaux que ce Philip
Marlowe.
Tout
tourne d'ailleurs autour de lui; la caméra ne le quitte presque pas
des yeux ; même quand elle filme les autres elle ne parvient
pas à faire abstraction de sa silhouette ou de son reflet. Au fond,
ce qui compte dans the Long Goodbye c'est de regarder Philip
Marlowe faire. Peu importe ses choix et leurs répercussions morales.
Peu importe la morale. Marlowe se retrouve complice d'un criminel et
il veut savoir la vérité, mais pas pour que justice soit faite. Ce
qu'il semble vouloir au fond c'est savoir s'il était dans le vrai en
l'aidant, en le défendant. Et ce qui compte c'est que c'est beau.
Bien sûr c'était joli aussi de regarder Bogart dans le Grand
sommeil, Bogart qui tombait les pépées et faisait gronder le
tonnerre rien qu'en traversant une rue d'un pas décidé. Le Marlowe
de Robert Altman et Elliott Gould n'est pas cette sorte de force
parce qu'au fond il semble ne rien attendre de précis de la vie. Ses
voisines à demi-nues ne l'intéressent pas plus que ça. Il ne
compte clairement pas sur l'argent pour accomplir quelque projet que
ce soit et rien d'extérieur ne semble tirer sa vie vers l'avant.
Pour la jouer sociologique on pourrait dire qu'économiquement,
socialement ou sexuellement Marlowe n'est pas performant, d'où le
dédain avec lequel il est souvent traité par les autres
personnages. Mais « It's okay with me. », Marlowe va son
rythme, et surtout il va son chemin, ancré dans le présent. Sa
détermination nonchalante en fait une sorte de samouraï jazzé.
Comme le samouraï il semble être sans passé, et sans autre avenir
que l'accomplissement de son Geste. Peut-être alors que celui-ci
n'est rien d'autre que d'aller vers la beauté, qu'il finira par
atteindre sur une route poussiéreuse - si sordide que soit la vérité
qu'il découvrira en chemin.
Oui
finalement peut-être que ce qui fait la force de la première scène
(le chat de Marlowe a faim – il réveille Marlowe – il n'y a plus
de pâtée – au supermarché il n'y a plus la marque préférée du
chat – Marlowe en achète une autre marque et la transvase dans une
autre boîte pour tromper le chat – le chat renifle la pâtée et
se barre) c'est qu'on y assiste à ce qu'on peut voir comme l'essence
du reste du film, à savoir un personnage qui se détourne du
mensonge parce qu'il pue, et que plutôt crever la dalle que s'en
nourrir. En suivant cette piste de la vérité et du mensonge
on se fourvoie possiblement, et assurément on limite la portée du
film qui a de toute façon pour qualité première d'embarquer le
spectateur à la suite de son personnage sans jamais lui dire « comme
tu es un spectateur je vais tout t'expliquer ». On vit avec une
sorte d'intensité mélancolique la lutte de Marlowe, qui n'est pas
celle d'un loser magnifique comme on le qualifie trop souvent, parce
que la lutte de Marlowe est au-dessus d'un combat qui impliquerait un
gagnant et un perdant. La portée du film c'est que le Philip Marlowe
d'Altman et Gould ne fait rien de précis et il envoûte. Il dort. Il
est réveillé par son chat. Il allume une cigarette. Il va au
supermarché acheter une boîte de Curry brand. Il accepte la
moquerie d'un employé. Il essaye de duper son chat. Il n'y arrive
pas parce qu'il est inapte au mensonge et à la médiocrité. Ça
doit être duraille d'avancer dans le monde autour où il n'y a
presque que ça, mais il sera toujours dans la lumière. Et c'est en
ça qu'il est magnifique.
P.S.:
un autre truc a quelque chose de fascinant avec ce film, tout en lui
étant extérieur. Voilà: the Long goodbye est sorti le 7
mars 1973 aux États-Unis, et peut-être le même jour, ou pas loin,
sortait le premier album de Tom Waits, Closing time. Ce qu'il
y a de troublant c'est qu'en voyant the Long Goodbye pour la
première fois, et sans rien savoir de cette coïncidence
chronologique, on pense immédiatement que bon dieu, le Marlowe de
Gould c'est Tom Waits. Le costume, la cravate, la cigarette, le
marmonnement permanent, la nonchalance, en un mot l'élégance totale
et détachée de son contexte qui fait se ressembler ces deux-là
comme des jumeaux. Or le Tom Waits de Closing time n'est pas
celui de the Heart of saturday night, qui sortira un an après
et où soudain interviendra l'esthétique de Tom Waits première
période : le costume, la cravate, la cigarette, le sens de la
formule d'un fils flegmatique de Groucho Marx, et même une casquette
portée comme la porte dans le film l'immense Sterling Hayden2
(chez qui on retrouve d'ailleurs aussi quelques traits waitsien, que
ce soit dans l'attitude alcoolisée ou dans cette manière d'aboyer
mieux que les chiens). Il ne s'agit pas là que d'une pose (même si
quand même un peu, même si ça nous coûte de l'admettre), mais
surtout d'un style qui, partant de là, avancera pour aboutir à
l'Œuvre Tom Waits. Bref,
tout ça pour dire que peut-être the Long goodbye est une
poutre maîtresse de l'esthétique de Tom Waits, et que cette
hypothèse apporte une autre raison encore, si besoin était, d'être
tout envoûté par ce film.
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2
Sterling Hayden qui explique
dans cet entretien extraordinaire (dans lequel il semble être
devenu son personnage de Roger Wade, le mensonge en moins, ce qui
est là aussi assez fascinant) comment Altman lui a simplement donné
pour indication après sa première prise « Je
ne sais pas ce que tu es
en train de faire, mais
continue. »